Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 17 mars 2025
Lundi soir, à la Philharmonie de
Paris, concert d’une force déchirante contre l’antisémitisme proposé par l’Orchestre
National de Lille et son jeune chef Joshua Weilerstein avec deux
partitions-cris contre la Shoa sur des textes de ceux qui en été les témoins,
l’hallucinant Un Survivant de Varsovie d’Arnold Schönberg par Lambert Wilson à la
voix hélas noyée dans un excès de réverbération, et le chef-d’œuvre de Dimitri
Chostakovitch, la Symphonie n° 13 « Babi Yar » sur de terrifiants poèmes d’Evgueni
Evtouchenko décrivant à la fois les atrocités nazies et staliniennes
interprétés avec une puissance déchirante par l’extraordinaire basse ukrainienne
Dmitry Belosselskiy d’une endurance à toute épreuve, et le magnifique chœur
d’hommes du Philharmonia Chorus. Une soirée d’une prégnante actualité qui
aurait dû faire la une des médias… s’ils n’étaient préoccupés par la « grandeur »
de la chanson qui représentera la France au concours de l’Eurovision 2025…
Echo des atrocités de la Seconde
Guerre mondiale et de l’antisémitisme, ce concert restera dans la mémoire de
ceux qui ont eu la chance d’y assister comme l’un des temps forts de la saison
symphonique lilloise puis parisienne, à un moment où la détestation de
‘l’Autre » revient comme la gangrène à la face du monde. Deux
chefs-d’œuvre d’une force poignante écrits comme des cris du cœur par deux
compositeurs que tout sépare pourtant, l’un Juif né en Autriche et travaillant
en Allemagne au moment de l’arrivée des nazis au pouvoir, avant d’opter pour
l’exil en Californie après être passé par Paris où il s’était reconverti à la
foi de ses ancêtres, l’autre, russe acceptant plus ou moins malgré lui le
régime soviétique, non-juif mais que les musiques yiddish et klezmer
inspirèrent considérablement, notamment sous l’influence de deux de ses élèves
au Conservatoire de Leningrad, Benjamin Fleischmann et Youri Levitine. Réunir
les deux compositeurs et leurs œuvres nées du rejet des mêmes horreurs de l’Holocauste,
l’un du ghetto de Varsovie l’autre de la Shoa par balles dans les fosses
ukrainiennes de Babi Yar, aura été une idée lumineuse en ces temps
singulièrement troublés.
Arnold Schönberg, avec Igor
Stravinski et Olivier Messiaen, est l’un des compositeurs les plus religieux du
XXe siècle. Il a toujours affirmé son judaïsme, même à l’époque de
sa conversion au christianisme luthérien, mais surtout après, allant jusqu’à
embrasser et promouvoir le sionisme et l’idée de terre d’Israël. En 1932, il
écrit le livret et compose son grand opéra Moses
und Aron qui restera inachevé et ne sera créé qu’en 1957, en 1937, il
projette une symphonie pour orchestre en quatre mouvements dotés de titres apologiques
du peuple juif. Du 1er au 8 septembre 1938, il composait de Kol Nidre, commande de la synagogue de
New York, prière de réconciliation récitée le jour du Grand Pardon (Yom
Kippour). Neuf ans plus tard, sous l’impact effroyable des massacres nazis et
du récit d’un des rares rescapés du ghetto de Varsovie, il écrira l’œuvre-cri
concentrée en huit minutes d’une intensité phénoménale Un Survivant de Varsovie qui se termine sur le chant du Schema Israël qui émerge soudain comme
une expression grandiose d’espérance et de foi. Enfin, en 1948, c’est la
concrétisation de l’événement tant attendu par Schönberg, la création de l’Etat
d’Israël. Toutes ses dernières œuvres sont déterminées par cet événement dont
il ne saurait dissocier les dimensions spirituelles de la dimension nationale.
En avril 1949, il met en musique Dreimal
tausend Jahre op.50a qui célèbre la résurrection de
Jérusalem et les chants depuis longtemps oubliés annonçant le retour de Dieu.
En mai-juin, il commence sans l’achever Israel
exists again, dont il signe cette fois les paroles. Il dédie à l’Etat
d’Israël le De Profundis (Psaume 130) op. 50b pour chœur a
capella publié par les Editions musicales d’Israël à Tel Aviv. Au printemps
1951, il est nommé président d’honneur de l’Académie de Musique d’Israël à
Jérusalem. Seul l’âge avancé et sa santé l’empêcheront de se rendre en Terre
promise… Conçu pour récitant, qui conte en anglais le récit fait par un
survivant du ghetto de Varsovie à Schönberg, qui en a écrit le texte, le
compositeur n’utilisant la langue allemande contaminée par le génocide que pour
évoquer les ordres des sbires nazis, chœur d’hommes et orchestre (bois par
deux, quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, percussion,
harpes, cordes), A Survivor from Warsaw
op. 46 a été compos » en douze jours au cours de l’été 1947 à la suite
d’une commande de la Fondation Serge Koussevitzki et créé le 4 novembre 1948 à
Albuquerque dans l’Etat du Nouveau Mexique. L’intensité de l’interprétation de
l’Orchestre National de Lille a d’entrée révélé un chef de grand style, dont la
lumineuse simplicité et la gestique claire et sans effets impose avec naturel
la force, la conviction, la générosité solaire du jeune directeur musical de la
phalange nordique, l’Etats-Unien Joshua Weilerstein, violoniste de formation,
fils du violoniste pédagogue fondateur du célèbre Quatuor de Cleveland Donald
Weilerstein et frère de la brillante violoncelliste Alisa Weilerstein. Le texte
était servi par le comédien Lambert Wilson, qui s’illustre souvent dans ce rôle
de récitant, et dont l’élan généreux et passionné a incidemment été amoindri
par une réverbération trop prononcée qui a noyé sa voix dans un écho trop
prononcé, tandis que naturellement exposées, les voix d’hommes de l’excellent
Philharmonia Chorus venu de Londres ont exalté le Shalom Israël au point de susciter une émotion si vive que l’on a
pu surprendre quelques spectateurs essuyer des larmes…
Face aux huit minutes d’une intensité
rare de A Survivor from Warsaw d’Arnold
Schönberg (1875-1951), la Symphonie n° 13 pour basse, chœur de basses et orchestre en si bémol mineur op. 113 « Babi Yar »
de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) a fait figure de plat de résistance. Cette
grande partition-témoignage d’une heure qui confine au chef-d’œuvre, dénonçant
le fléau que constitue l’antisémitisme, créée à Moscou le 18 décembre 1962 par
Vitali Gromadski, le Chœur d’hommes de l’Etat Soviétique, le Chœur de
l’Institut Gnessin, l’Orchestre Philharmonique de Moscou dirigés par Kirill
Kondrachine, dans des conditions rocambolesques (les deux basses contactées
successivement ayant été priée le jour-même du concret de ne pas l'interpréter
et Evgueni Mravinski, pourtant proche du compositeur, ayant refusé de la
diriger, cédant aux pressions politiques. Le régime soviétique trouvait en
effet les poèmes trop « crus » et trop « juifs », et avait
demandé à Chostakovitch une révision de la symphonie entière. La partition
originale fut mise à l’index jusqu’à la mort du compositeur mais une version « autocensurée »
par le poète lui-même fut néanmoins enregistrée par Kirill Kondrachine en 1967
à Moscou pour le compte des disques Melodya. Cette œuvre tient en fait davantage de la cantate que de la
symphonie puisque chacun de ses mouvements fait appel à la voix, omniprésente,
et illustre sur cinq poèmes d’Evgeni Evtouchenko (1933-2017), qui reste comme
l’un des premiers humanistes à s’être élevé en Union Soviétique contre le
système et pour la défense de la liberté d’expression, tandis qu’il continuait
à se battre jusqu’à la fin de sa vie contre les exactions russes en
Tchétchénie. Chostakovitch s’est attaché tout d’abord à son poème Babi Yar publié en 1961 dans la Literatournaïa Gazeta où le poète
dénonce les atrocités nazies de la Shoa par balles qui, non loin de Kiev,
auront froidement abattu plus de trente-trois mille personnes, hommes, femmes,
enfants mêlés. Ce poème ouvre la symphonie et lui donne son titre, et les
quatre mouvements suivants se fondent sur autant de sonnets d’Evtouchenko, le
caustique Humour, la louange aux
femmes russes le Magasin, les Terreurs quotidiennes suscitées par
les totalitarismes et l’apologie du courage de ceux qui crient et persistent
dans l’expression de leurs opinions, dans la
Carrière. Ces cinq parties forment un véritable cycle unifié par un même
matériau thématique et traitant de l’histoire, du quotidien et de la mentalité
soviétiques. Joshua Weilerstein en a donné une interprétation magistrale. Impressionnante de grandeur et de
retenue, humble et sensible, à la tête
d’un orchestre répondant avec dextérité et un sens de la nuance et de la couleur
impressionnant, digne des grandes phalanges internationales. Tout en nuances et profondeur, marquant chaque
intonation, suscitant au cordeau le moindre départ, démultipliant sa battue et
ses regards en direction des divers pupitres de sa phalange lilloise, le jeune
chef états-unien a su solliciter avec autant d’égard que de flamme les voix
somptueuses d’hommes réunies pour l’occasion, le londonien Philharmonia Chorus,
majestueux, puissant, engagé, et la basse ukrainienne, solide, puissante,
vivant littéralement son texte, Dmitry Belosselskiy, placé devant le chef, entre
les premiers et seconds violons. Tension, émotion du finale qui s'éteint sur la
mélopée du violon solo (Ayako Tanaka) dialoguant avec son alter ego des altos (Pablo Munoz Salido) ont résonné dans une salle rendue silencieuse emportée par l’émotion.
Une soirée bouleversante à marquer d’une pierre blanche. Seul regret, l’absence
des surtitres dans la symphonie, sans doute due à l’absence d’accord avec les
ayant-droit du poète russe.
Bruno
Serrou
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