lundi 1 octobre 2012

Pour l’amour de la musique et des arts plastiques, deux mécènes, Françoise et Jean-Philippe Billarant, ont ouvert les portes de leur musée privé au public et aux musiciens, en proposant deux belles créations mondiales, fruits de leurs commandes à Franck Bedrossian et Philippe Manoury

Marines (Val d’Oise), Le Silo, dimanche 30 septembre 2012

 Le Silo
Rares sont en France les mécènes qui s'intéressent à la création musicale. Moins rares sont ceux qui aiment et soutiennent les arts plastiques. Mais rarissimes sont ceux qui protègent  à la fois les compositeurs et les plasticiens. Fortement engagés dans la création contemporaine, Françoise et Jean-Philippe Billarant soutiennent avec passion peintres et sculpteurs depuis plus de trente ans, et, depuis 1993, les compositeurs à qui ils commandent chaque année au moins une partition nouvelle. Prêtant régulièrement à des musées pour des expositions temporaires les œuvres qu’ils ont commanditées ou achetées, ils ont longtemps cherché à sortir définitivement leur collection de ses caisses pour partager leurs coups de cœur avec un public ouvert aux disciplines artistiques qu’ils chérissent et à porter à la connaissance du profane les œuvres qu’ils ont patiemment collectées d’artistes en qui ils ont cru bien avant qu'ils ne s'imposent aux collectionneurs, investisseurs et musées. 
 Jean-Philippe et Françoise Billarant
Leur rêve s'est enfin réalisé au printemps dernier, après qu’ils eurent remis en état un silo à grains désaffecté découvert par hasard à l’entrée d’un village du Vexin français, Marines, à une cinquantaine de kilomètres  à l'ouest de Paris. Sans l'aide de quiconque, ils en ont fait une somptueuse cathédrale de béton, élégante, sobre et lumineuse dont ils ont confié la conception à l’architecte Xavier Prédine-Hug. Ainsi, cet impressionnant bâtiment sert-il désormais d’écrin à des œuvres signées de Carl Andre, Robert Barry, Cécile Bart, Stanley Brown, Daniel Buren, Alan Charlton, Philippe Decrauzat, Angela Detanico et Rafaël Lain, Véronique Joumard, Charles Sandison, Felice Varini, Fred Sandback, Niele Toroni, Cécile Bart, Sol Lewitt, Krijn de Koning, Bertrand Lavier, Robert Barry, Donald Judd, Lawrence Weiner, etc., exposées sur d’immenses murs blancs.
Si l’essentiel des œuvres musicales qu’ils ont commandées ou mécénées en  tout ou partie sont créées dans les salles de concerts ou dans les théâtres lyriques du monde, les Billarant ont naturellement souhaité mettre en regard leurs deux passions, ce qui est peu répandu en France, où les divers modes d’expression artistiques sont très peu associés, même et surtout en matière d’art contemporain. Les plasticiens sont en effet souvent sourds, du moins à la musique de leur temps (à l’exception de la pop’ et du rock selon l'air du temps) et les musiciens sont généralement aveugles, tous étant surtout repliés sur eux-mêmes tels des autistes. 
  Odile Auboin, Alain Billard et Emmanuelle Ophèle
Pour leur première exposition-concert, les Billarant ont bien fait les choses. Le public a en effet pu, pour une somme modique, se rendre en bus au musée depuis le centre de Paris, assister à deux heures de concert commenté, les hôtes présentant les pièces de leur galerie-musée et mettant chacune de leurs œuvres plastiques et musicales en regard les unes les autres en les contextualisant tandis que les interprètes expliquaient les partitions qu’ils allaient jouer à un public médusé et silencieux. La journée s'est conclue sur un copieux goûter avant l’embarquement dans le même bus qu’à l’aller pour le retour au centre de Paris. 
 Odile Auboin
Les musiciens étaient au nombre de trois, tous membres de l’Ensemble Intercontemporain, partenaire de la journée, formation créée en 1976 par Pierre Boulez que les Billarant soutiennent et suivent depuis longtemps, participant notamment à certaines de ses commandes : la flûtiste Emmanuelle Ophèle, le clarinettiste Alain Billard, celui-là même qui avait enthousiasmé le public de Royaumont début septembre dans un quintette pour clarinette basse et cordes d’Alberto Posadas (voir plus bas dans ce blog en date du lundi 17 septembre 2012), et l’altiste Odile Auboin. Après les vœux de bienvenue prononcés par le couple Billarant, sur le parvis de Silo, les trois musiciens ont accueilli le public dans le vaste hall d’entrée, donnant en création mondiale pour la première des dix stations d’un parcours-découverte cheminant au cœur du musée privé une magnifique œuvre de Franck Bedrossian (né en 1971), Accolade pour alto, flûte basse et clarinette contrebasse dont les deux minutes sont de toute beauté avec des sonorités abyssales comme venant des profondeurs de l’âme, dont de déchirants cris de douleur et des appels d’un onirisme indescriptible. La deuxième étape était illustrée par deux extraits de l’Hommage à Gy.K de Marco Stroppa (né en 1959), le quatrième mouvement pour clarinette et alto et le sixième pour alto solo avec sourdine, du plus bel effet. Stroppa est l’un des compositeurs favoris du couple Billarant, qui a participé à la commande de son superbe opéra créé en mai dernier à l’Opéra Comique à Paris, Il Re Orso (voir critique plus bas dans ce blog en date du 21 mai 2012). 
 Emmanuelle Ophèle
Puis ce fut Circumambulation pour flûte, pièce remarquable de Yan Maresz (né en 1966) au rythme persistant frappé sur les touches « battues » par le souffle de l’instrumentiste. Voilà qui fait d’autant plus regretter le trop long silence de son auteur dont on attend avec impatience la prochaine création. A suivi un extrait Time and motion study du britannique Brian Ferneyhough (né en 1943) pour clarinette basse aux sons hyper-saturés dans l’aigu qu'Alain Billard a joué du haut de l'escalier menant au premier étage du Silo. 
Alain Billard
Vint ensuite le second grand moment de la journée, la seconde création mondiale d’une œuvre nouvelle, cette fois de Philippe Manoury (né en 1952), décidément fort actif en cette année de son soixantième anniversaire (à l’instar de Bedrossian, bloqué à Berkeley où il enseigne, Manoury était absent pour cause de cours à l’Université de Californie du Sud, à San Diego). Pièce purement acoustique, Silo pour flûte en sol et alto, bien évidemment dédiée au Silo des Billarant - qui suivent et aident fidèlement Manoury depuis son chef-d’œuvre En Echo pour soprano et électronique composé en 1993-1994, participant notamment au financement du quatuor à cordes et électronique Tensio (2010-2011) et Partita II pour violon et électronique créé au Festival Messiaen au Pays de la Meije en juillet dernier et au Festival de Lucerne en août - a été conçue sans que son auteur connaisse la galerie-musée de ses amis et mécènes. C'est donc ces derniers qui sont entièrement dans l'œuvre. Une œuvre riche en matériau qui pourrait être porteur d'un Silo II avec électronique live et pourquoi pas d’un Silo III pour orchestre et électronique en temps réel… 
 Odile Auboin
Un peu plus loin, Alain Billard a proposé Sinolon (que l’on aurait pu exceptionnellement baptiser pour l’occasion Silonon) pour clarinette en si bémol d’Alberto Posadas (né en 1967), tandis qu’Odile Auboin donnait en création française le brillant Charlie Chan pour alto solo de Luca Francesconi (né en 1956) qui met somptueusement en valeur le velouté de cet instrument et la virtuosité dont il est capable. Emmanuelle Ophèle a rendu hommage à Emmanuel Nunes (1941-2012), mort voilà un mois (voir article plus bas dans ce blog, en date du 3 septembre 2012), avec un extrait de Aura pour flûte. 
 Alain Billard
Dans l’escalier menant à l’appartement conçu par Duren au dernier étage du Silo, Alain Billard a donné à la façon d’une aubade chantée par une bête fauve hurlante, un extrait de Décombres de Raphaël Cendo (né en 1975) dans un arrangement de l’interprète pour clarinette contrebasse qui rappelait fort à propos que la chasse était ouverte… Enfin, pour conclure l’après-midi, ce sont des extraits mêlés de trois œuvres de Pierre Boulez (né en 1925), subtilement enchaînées les unes aux autres par chacun des instrumentistes, Domaines, dans une version pour clarinette basse par Alain Billard, Anthèmes dans un arrangement pour alto, Odile Auboin concluant le concert-promenade sur le finale et l’ultime coup sec de l’archet de ce chef-d’œuvre pour violon, et Explosante-fixe pour flûte qu’Emmanuelle Ophèle a si souvent joué en soliste. 
 Alain Billard, Emmanuelle Ophèle et Odile Auboin
Toutes ces partitions chambristes ont trouvé dans le Silo un écrin à leur mesure, chacune étant fort bien mise en situation au milieu d’œuvres d’art parfaitement en phase avec elles, tandis que l’acoustique du lieu, à l’ample et lente réverbération, met bien en relief ces pages solistes et à effectifs réduits. Reste à souhaiter que Françoise et Jean-Philippe Billarant continuent à la fois à susciter des œuvres nouvelles, à soutenir et aimer les artistes les plus téméraires, et à proposer de tels événements artistiques pour donner envie aux créateurs de tous horizons de s’écouter, se voir, échanger et travailler ensemble, et au public de croiser les arts et de partir à la découverte d’univers insoupçonnés.
Bruno Serrou
1) Visites sur Rendez-vous : Le Silo. Route de Bréançon. 95640 - Marines. Tél. : (+33) (0)1.42.25.22.64. lesilo@billarant.com.
Photos : (c) Bruno Serrou

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