lundi 15 octobre 2012

Extraordinaire Lulu de Barbara Hannigan dans la nouvelle production du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles brillamment mise en scène par Krzysztof Warlikowski et dirigée par Paul Daniel



Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, dimanche 14 octobre 2012

 Barbara Hannigan (Lulu) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie

Après les succès de Médée de Cherubini et de Macbeth de Verdi, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles a offert à Krzysztof Warlikowski sa première Lulu d’Alban Berg (1885-1935), qui plonge dans l’âme du compositeur. Le metteur en scène polonais, qui est l’un des principaux rénovateurs du théâtre européen de ce début du 21e siècle, voit dans Lulu davantage le reflet du compositeur viennois que de son inspirateur, le dramaturge expressionniste autrichien Frank Wedekind (1864-1918), auteur des deux pièces, l’Esprit de la terre (Erdgeist, 1895) et la Boîte de Pandore (Die Büschse der Pandora, 1902), qui ont inspiré l’opéra. « Je n’ai jamais mis en scène les pièces de Wedekind, remarque Warlikowski. Berg donne plus de chair, d’humanité, de vérité psychologique à son héroïne. Même du point de vue littéraire, Berg est beaucoup plus captivant que Wedekind. Cette œuvre nous échappe, elle est inachevée tout en étant l’un des derniers grands opéras d’avant la Seconde Guerre mondiale, touchant les limites du genre, au tour quasi hollywoodien. Depuis, le théâtre lyrique est passé à autre chose. » Comme dans la majorité de ses œuvres, Berg pose sur Lulu son propre regard sur la femme. « Pas plus que Berg, qui ne sait s’il est un enfant légitime, l’on ne sait d’où vient Lulu, dit Warlikowski. Si elle cite plusieurs parentés possibles, aucune n’est authentique. Berg a eu à 17 ans une enfant illégitime prénommée par sa mère Albina. Ils ne se sont vu que deux fois. A 20 ans, elle est allée l’attendre devant chez lui pour lui demander un autographe, et c’est en demandant son prénom qu’il a compris à qui il avait affaire, et il lui a laissé deux places au contrôle le soir de la première viennoise de Wozzeck, les billets les moins chers qui se puissent trouver, dans la galerie. »


Acte II, sc. 1. Barbara Hannigan (Lulu) et Dietrich Henschel (Dr Schön) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie


Warlikowski place ainsi ce second opéra de Berg, qui l’a laissé inachevé, comme consubstantiel de l’intimité du compositeur. A l’instar de Wozzeck, conçu à la fin du premier conflit mondial, où il se met dans le « pauvre soldat », son statut dans l’armée autrichienne pendant la guerre, dont l’enfant, qui renvoie à sa fille naturelle fruit de ses amours d’adolescent avec la domestique de ses parents deux fois plus âgée que lui et prénommée Marie, nom de la compagne de Wozzeck. « Dans le personnage de Lulu, on retrouve cette fille perdue ainsi que la sœur de Berg, Smaragda, homosexuelle à l’instar de Geschwitz, amoureuse de Lulu. Berg culpabilise comme tout catholique qui se respecte - son père avait à Vienne un magasin d’objets religieux -, tradition qui reste très ancrée en lui bien même après sa conversion au protestantisme pour épouser Helen Nahowski, enfant illégitime de l’empereur François-Joseph dont le frère est lui-même homosexuel. « Le tout cela fait, dit Warlikowski lui-même forgé à la culture catholique, que pour moi les deux opéras de Berg sont une seule et même œuvre née de sa mauvaise conscience à l’égard de sa fille. » La fin de l’opéra dominée par les notes si et fa (H et F dans la notation allemande) est placée sous le sceau de la relation que Berg entretint avec la sœur de l’écrivain Franz Werfel, dernier mari d’Alma Mahler, Hanna Fuchs, installée à Prague, amours plus ou moins secrètes dont le fidèle ami Alexandre Zemlinsky était comme l’entremetteur. Dans Lulu, l’on retrouve également Manon, enfant d’Alma Schindler-Mahler et de Walter Gropius qui devait mourir à 18 ans d’une leucémie et que Berg chantera comme s’il s’agissait de sa propre fille dans son Concerto à la mémoire d'un ange qui l’a conduit à laisser Lulu inachevé jusqu'à ce qu’il le soit par plus de quarante ans après sa mort par Friedrich Cehra, version en trois actes créée en février 1979 à l’Opera de Paris sous la direction de Pierre Boulez et dans une mise en scène de Patrice Chéreau qui a fait date. « Du point de vue dramatique, il est impossible de ne pas inclure ce troisième acte, insiste Warlikowski. Musicalement, on entre certes dans un autre univers, ce qui me pèse en vérité. Mais l’histoire rend cette construction seule plausible. J’ai pensé à d’autres solutions, par exemple le théâtre parlé, comme il est parfois fait pour le troisième acte de Moïse et Aaron de Schönberg, autre opéra inachevé, bien que Berg ait composé le tiers de la musique de cet acte. Mais j’ai fini par opter pour la version complétée par Cehra. » Cette dernière version a été préférée aux alternatives proposées par Eberhard Klobe en 2010.

 Acte II, sc. 1. Barbara Hannigan (Lulu). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie

Outre l’intimité de Berg, Warlikowski perçoit dans son héroïne une part de lui-même. « Quand j’étais enfant, une fille de mon école a été violée par une bande de garçons, dont l’un ses suicidé par la suite. Cette affaire m’a tant marqué que je n’ai plus jamais voulu lire cela dans la littérature. Comme Lulu, j’étais un enfant de la rue. Si bien que le destin d’un être qui rêve de devenir quelqu’un, de sortir de cette malédiction, de n’appartenir à rien ni personne et d’être né à un endroit au mauvais moment me hante. Si bien que le passage le plus important de l’opéra à mes yeux est l’aveu de Lulu au Docteur Schön, peu avant qu’elle le tue : ‘’Vous m’avez prise par la main, vous m’avez donné à manger et de quoi m’habiller alors que j’allais voler votre montre. Croyez-vous que cela s’oublie ? Qui d’autre en ce monde s’est intéressé à moi, sinon vous ?’’ A cet instant précis du deuxième, les rôles de bourreau et de victime s’échangent avant que le destin de Lulu ne bascule. » 


Acte II, sc. 1. Barbara Hannigan (Lulu), Dietrich Henschel (Dr Schön). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie


Le monde de l’enfance malheureuse se retrouve également dans l’omniprésence du ballet, qui renvoie à la fille naturelle de Berg qui songeait à devenir danseuse, idée qui la tenaillera plus encore lorsqu’elle apprendra qu’elle est la fille d’un compositeur. Si l’emprunt au Cygne noir de Darren Aronofsky et au Lac des Signes de Tchaïkovski dont rêve dans son orphelinat la nubile Lulu est établi, c’est parce que, selon Warlikowski, depuis ce film beaucoup de jeunes filles rêvent de la discipline, du sens de l’effort et de l’esprit de troupe qui règne dans les corps de ballet, domaine ou elles sont généralement plus fortes que les garçons. Parmi les avatars du personnage de Lulu, Lolita de Vladimir Nabokov et de Stanley Kubrick, que l’on retrouve dans les multiples traits de la Lulu de Warlikowski.  Le cinéma, la vidéo, que Berg avait incluse dans l’action de l’interlude placé au centre du deuxième acte, est d’ailleurs omniprésente, de façon plus ou moins discrète, dans la scénographie conçue par Malgorzata Szczesniak pour Warlikowski. Une vidéo réalisée par Denis Guéguin qui tient lieu de tableau de l’héroïne exécuté par le peintre au premier tableau de l’acte initial, et l’on ne peut y voir de l’arrestation de Lulu, du procès et de son emprisonnement que le visage en gros plan perdant de sa superbe et se décomposant peu à peu. Dans la scène ultime de l’opéra, la vidéo offre un plan fixe de pleine lune blanchâtre et froide. 


Acte I, sc. 3. Dietrich Henschel (Dr Schön), Barbara Hannigan (Lulu) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie


Autre spécificité de la conception de Lulu du metteur en scène polonais, l’ajout d’un prologue au prologue, avec un texte dit en voix off sur la première femme d’Adam, Lilith, que le premier homme refusa pour compagne car elle tenait à être son égale. Dieu condescendit à accepter la demande de sa créature mâle en tirant de sa cote une autre compagne, qu’il prénomma Eve. Lulu serait pour Warlikowski l'incarnation de Lilith, l’égale des hommes qu’elle rencontre et s’avérant même plus forte qu’eux. Le peintre, avant de se suicider, fait dans un SMS l’amalgame entre Lilith et Lulu. A l’autre extrémité de ce premier acte, Warlikowski intègre un long solo de danse qui prolonge la prestation de Lulu à la troisième scène dans le théâtre, la ballerine Rosalba Torres Guerrero se substituant à la cantatrice-danseuse vêtue d’un tutu noir avant de s’effeuiller très lentement, tout en faisant un bruit infernal avec ses pointes tandis que l’orchestre s’est éteint depuis fort longtemps... Ce qui fait que cet acte initial s’étire un peu trop en longueur. Les 2 autres actes sont plus concentrés et dramatiquement tendus, Warlikowski n’ajoutant rien à l’action. 


Acte III, sc. 2. Barbara Hannigan (Lulu), Natascha Petrinsky (Comtesse Geschwitz), Dietrich Henschel (Jack l'Eventreur) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie


Confié aux jeunes élèves de l’Ecole de danse royale d’Anvers, le ballet est un peu envahissant dans cette production dont l’action se déroule dans un orphelinat où Lulu rêve sa vie. Mais, réglée au cordeau, la direction d’acteur est d’une efficacité saisissante. Magnétique et sensuelle, Barbara Hannigan, qui a enchanté Aix-en-Provence à la création de Written on Skin de George Benjamin en juillet dernier, est une fascinante Lulu à la voix vif-argent, solide, égale, aussi féline et charnelle que l’est son extraordinaire présence. Elle s’est tant investie dans le rôle qu’elle a expressément tenu à s’exercer aux pas de la danse classique pour les pratiquer dextrement sur la scène de la Monnaie. A ses côtés, une distribution irréprochable, dont les excellents Dr Schön de Dietrich Henschel, qui est ici plus à l’aise que dans Œdipe d’Enesco dans ce même théâtre la saison dernière, et Alwa de Charles Workman, mais aussi un Schigolch plutôt noble de Pavlo Hunka, un ardent gymnaste/groom de Frances Bourne, le puissant athlète de Ivan Ludlow. Seule infime réserve, Natascha Petrinsky, touchante comtesse Geschwitz mais la voix bouge un peu trop. Les seconds rôles sont parfaitement tenus, tandis que, hospitalisé pour un bras cassé à la suite d’un accident durant les répétitions, Florian Hoffmann était remplacé par Claude Bardouil dans les rôles du prince, du serviteur et du marquis. Autre remplacement, celui du chef initialement prévu, Lothar Koenigs, également victime d’un accident, par Paul Daniel, qui revient à La Monnaie après y avoir dirigé Macbeth, également avec Warlikowski, Mort à Venise de Britten et l’Enlèvement au sérail de Mozart. Proche du metteur en scène, et connaissant parfaitement l’ouvrage, il a participé à la réflexion du metteur en scène en amont de la production, sans savoir qu’il serait incidemment appelé à mettre officiellement la main à la pâte. Si bien que sa direction est en totale adéquation avec la vision de Warlikowski, et que l’Orchestre Symphonique de La Monnaie brille de tous ses feux, particulièrement les bois et les cuivres, et plus spécialement le saxophone, tenu par Pieter Pellens.

Barbara Hannigan (Lulu), Charles Workman (Alwa) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie

Bruno Serrou

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