Paris, Théâtre des Champs-Elysées, vendredi 12 octobre 2012
Chanté par Ovide, Euripide,
Sénèque dans l’Antiquité, puis par Jean-Bastier de La Péruse, Pierre et Thomas
Corneille, Franz Grillparzer, Catulle Mendès, Jean Anouilh, Heiner Müller ou
Christa Wolf, mais aussi par les peintres, les cinéastes comme Pier Paolo
Pasolini et les chorégraphes (Martha Graham, Ancelin Preljocaj), le mythe de
Médée est l’un des plus significatifs de la tradition occidentale. Sorcière
infanticide et régicide, elle est à la source de ce que la psychanalyse
freudienne dénomme le complexe de Médée, qui décrit la femme abandonnée par son mari qui réduit ses
enfants à un objet de vengeance dans le désir inconscient de châtrer le père, en
lui retirant l’objet de son désir, motif de sa fierté. En toile de fond, le
meurtre réel, imaginaire ou symbolique de l’enfant, qui n’est pas pour la mère
un sujet à part entière mais un simple objet de jouissance (1).
Des nombreux opéras qu’a inspirés Médée jusqu’à
nos jours (de Jean-François Salomon en 1713 jusqu’à Pascal Dusapin en 1992 et
Michèle Reverdy en 2003), la Médée de
Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) créée en 1693 est l’un des tout premiers. C’est
sur cette tragédie lyrique en cinq actes, présentée en coproduction avec l’Opéra
de Lille, que le Théâtre des Champs-Elysées a choisi d’ouvrir la saison de son
centenaire placée en partie sous le signe de ce personnage au caractère
sanguin. Le livret de Thomas Corneille (1625-1709) réduit l’action efficacement :
la princesse de Colchide, pour se venger de la trahison de son mari Jason,
prince de Thessalie, ensorcelle ses adversaires, offre une robe empoisonnée à
sa rivale, Créuse, fille de Créon le roi de Corinthe qui lui donna l’asile mais
qu’elle voue à la folie, tue ses propres enfants pour jouir de la détresse incommensurable
de son infidèle époux.
Voulu par Alexandre Astruc, conçu par Auguste
Perret avec la collaboration du sculpteur Antoine Bourdelle, le Théâtre des
Champs-Elysées a été inauguré le 2 avril 1913 avec un concert de musique
française dirigé par trois compositeurs - Debussy pour son triptyque La Mer, d’Indy pour son Prélude de « Feerval », Dukas
pour son Apprenti sorcier -, et par D.E.
Inghelbrecht pour la création de l’Ode à
la musique de Chabrier. Mais la réputation de ce haut lieu de la musique à
Paris sis avenue Montaigne à deux pas de l’avenue des Champs-Elysées repose
pour l’essentiel sur deux des plus grands scandales de l’histoire de la
musique, la création du Sacre du
printemps d’Igor Stravinski le 29 mai 1913 dans une chorégraphie de Vaslav
Nijinski pour les ballets russes de Serge de Diaghilev et dirigé par Pierre
Monteux, et celle plus houleuse encore de Déserts
d’Edgar Varèse, le 2 décembre 1954, par l’Orchestre National de la RTF sous la
direction de Hermann Scherchen, tandis que fut donné dans ce même théâtre la
fameuse Revue nègre de Joséphine
Baker, avec Maud de Forest et Sydney Bechet, spectacle qui, le 2 octobre 1925,
consacra officiellement le jazz en France.
C’est pourtant la musique baroque qui, depuis
les années 2000, tient le haut de l’affiche de ce théâtre, du moins en matière
lyrique. Après le succès de La Didone
de Francesco Cavalli la saison dernière, l’on attendait beaucoup de cette nouvelle
production pleine de promesses, du moins sur le papier. Il nous a
malheureusement fallu vite déchanter. Avant même le lever de rideau, ce dernier
étant constitué en son centre d’un énorme visage de femme aux multiples yeux et
aux lèvres saturés de maquillage, la bouche dégoulinant de sang, et les côtés
couverts du graffiti « L’Amour… c’est moi », le spectateur était
prévenu de ce qui l’attendait, un spectacle trash ou de cirque… Et c’est cette
seconde option qui lui a été plus ou moins présentée. La scénographie du
plasticien allemand fort en vogue Jonathan Meese, qui « prône la dictature
de l’art et pourfend le reste » (sic) faite de néons, de fenêtres et de croix
métalliques, et de cercueils renversés, le tout mu par solistes et choristes, est à la
fois simple, basique et laide, mais heureusement bien éclairée par Jean Kalman,
et les costumes de Jorge Jara sont passe-partout, à l’exception des sbires de
Créon et de Médée, vêtu façon scarabée. Quant à la mise en scène de Pierre
Audi, elle déçoit en regard de ce qu’il réalisa au Théâtre de la Monnaie de
Bruxelles au printemps dernier pour l’Orlando
de Haendel (voir plus bas dans ce blog). Sa direction d’acteur est réduite aux acquêts,
les protagonistes semblant se télégraphier les répliques, alors même que, contrairement
à Haendel qui enchaine récitatifs et arie
da capo, Charpentier ménage de grands ensembles, du duo aux chœurs, ce qui
aurait dû inspirer une vraie dynamique théâtrale. D’autant que le livret de
Thomas Corneille est plutôt réussi.
Les douze chanteurs réunis pour les vingt-six
rôles requis par la partition sont dans l’ensemble appropriés, mais ils ne sont
pas d’égale valeur. Sophie Karthäuser est toujours rayonnante, campant une
délicieuse Créuse (elle est aussi une noble Victoire et seconde bergère),
Stéphane Degout est impressionnant en Oronte, chef des habitants et berger,
Laurent Naouri fait un formidable Créon, Aurélia Legay (Nérine, Bellone), Elodie
Kimmel (Cléone, première bergère), Benoît Arnould et Katherine Watson complètent
bien la distribution. En revanche, les deux titulaires des principaux personnages
déçoivent. Michèle Losier est une Médée criarde à qui Audi donne la stature d’une
prostituée paranoïaque, tandis que, dans Jason, Anders Dahlin a la voix peu
sûre et le timbre ingrat.
Mais, si le chœur d’Astrée est excellent, particulièrement
ses trois solistes (Clémence Olivier en Amour, Samuel Boden en premier Corinthien
et démon, et Matthieu Chapuis en second Corinthien et Jalousie), le pire est
dans la fosse, avec un Concert d’Astrée terne de couleurs, pas toujours juste
(surtout les flûtes à bec), le jeu étriqué, les registres serrés. Il en résulte
une lassitude qui s’instaure rapidement, et l’on ne peut que comprendre qu’à la
reprise qui suit l’entracte, quantité de fauteuils aient été désertés le soir
de la première. Cet ensemble fait au demeurant ce qu’il peut pour répondre au
mieux à la direction peu précise et très sèche de sa directrice musicale
fondatrice Emmanuelle Haïm, à la gestique lourde et souvent décalée, les mains
continuellement fermées et se mouvant façon coups de poing. Tout cela est regrettable,
car, abstraction faite de quelques longueurs, la partition de Marc-Antoine
Charpentier compte nombre de belles pages.
Bruno Serrou
1) In Le complexe de
Médée. Quand une mère prive le père de ses enfants.
Alain Depaulis. De Boeck Université, 2002. 177 pages
Photos : (c) Jean Philippe Raibaud pour le Théâtre des Champs-Elysées
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire