lundi 22 octobre 2012

Un chef-d’œuvre méconnu de la période américaine de Kurt Weill, Lost in the Stars qui dénonce la ségrégation raciale, enfin donné en France grâce à la troupe d’Opéra Eclaté



Rennes, Opéra, jeudi 18 octobre 2012


Célèbre pour ses ouvrages conçus avec Bertolt Brecht dans le Berlin de la République de Weimar et en France entre 1933 et 1935, Kurt Weill (1900-1950) est moins reconnu pour son activité créatrice aux Etats-Unis, où il a vécu quinze ans, jusqu’à son décès le 3 avril 1950. Il est pourtant de ceux qui ont cristallisé le musical de Broadway, où il s’est installé en septembre 1935. C'est à Broadway qu'une crise cardiaque l’emportera au cours de répétitions d’une reprise de sa comédie musicale Huckleberry Finn composée en 1938. « Bien que je sois né en Allemagne, je ne me considère pas comme un ''compositeur allemand'', écrit-il à la rédaction du magazine Life qui le présentait ainsi. Il est clair que les nazis ne m’ont pas considéré comme tel et j’ai quitté leur pays en 1933… Je suis un citoyen américain, et pendant les douze années passées dans ce pays, j’ai travaillé exclusivement pour la scène américaine… Je vous serais reconnaissant de bien vouloir informer vos lecteurs de cette réalité. » Que ce soit en Allemagne, en France ou aux Etats-Unis, son expression musicale emplie de contrastes a toujours étonné par sa diversité amalgamant avec naturel invention et tradition. Ainsi, Weill est-il à l’origine de quantité de standards du jazz, comme Speak low, September Song extraite de Knickerbocker Holiday, sur un livret de Maxwell Anderson, ou Youkali, et des musiciens comme Louis Armstrong, Benny Goodman, Ella Fitzgerald, Errol Garner, un crooner comme Frank Sinatra et des rockers comme les Doors ou Tom Waits, qui s'en sont inspirés ou l’ont pillé sans vergogne. 

 Joël O Cangha (Absalon Kumalo),Jean-Loup Pagésy (Stephen Kumalo), Anandha Seethanen (Irina), Dalila Khatir (Grace Kumalo)

La dernière œuvre de Weill pour Broadway, la tragédie musicale en deux actes Lost in the Stars (Perdus dans les étoiles) adaptée par le célèbre scénariste de Hollywood Maxwell Anderson (1888-1959), Prix Pulitzer 1933, du roman du fondateur du parti libéral d’Afrique du Sud Alan Stewart Paton (1903-1988) Cry, the Beloved Country (Pleure, ô pays bien aimé), date de 1949. Créée le 30 octobre de la même année au Music Box Theater de New York dans une mise en scène de Rouben Mamoulian et dirigée par Maurice Levine avec en interprète principal Todd Duncan, le Porgy de George Gershwin à la création de l’opéra en 1935 (1), elle a défié l’institution Broadway et son public à un degré qui ne sera pas égalé avant les années 1970 avec les productions nées de la collaboration de Stephen Sondheim et Hal Prince. 


Chassé d’Allemagne parce que Juif et pour ses idées gauchistes, Weill a traversé l’Atlantique après un séjour de plus de deux ans à Paris, son rêve étant depuis sa jeunesse de se rendre aux Etats-Unis, dont l’idiome musical dominant, le jazz, tient une place centrale dans ses propres œuvres scéniques dès les années vingt, et qu’il n’y manquait pas de relations, notamment Leopold Stokowski, qui dirigea son Vol de Lindbergh avec l’Orchestre de Philadelphie dès avril 1931. Ce qui ne l’empêcha pas d’y subir une longue période de vaches maigres, jusqu’à la création de son musical Knickerbocker Holiday écrit en collaboration avec Anderson et créé à Broadway en octobre 1938. L’immense succès de Lady in the Dark en janvier 1941 sur des textes d’Ira Gershwin et un livret de Moss Hart fait sa fortune. Certaines chansons sont en effet rapidement popularisées par Benny Goodman, Danny Kaye, Eddie Duchin, Sammy Kaye et Mildred Bailey, entre autres. En dépit de ce que nombre de ses amis européens lui reprocheront, Weill s’est toujours revendiqué fidèle à sa pensée et à son style. Il considérait en effet ses œuvres américaines comme un prolongement voire une extension de ce qu’il avait réalisé en Europe, autant dans ses « œuvres théâtrales sérieuses » de ses débuts aux Etats-Unis, que dans ses musicals « plus connus » des années quarante. 

 Anandha Seethanen (Irina)

Et c’est bien ce que l’on perçoit dans Lost in the Stars, où Weill s’attaque à la ségrégation raciale, quatre ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale qui avait mis un terme à l’holocauste dont ses pairs ont été les victimes, à l’orée de l’apartheid en Afrique du Sud et à la veille du maccarthysme qui achèvera de gangrener des Etats-Unis profondément racistes. Comme il est écrit dans le texte de présentation de la production d’Opéra Eclaté, Weill se laisse porter à la tragédie grecque et axe sa partition et sa dramaturgie autour d’un chœur qui commente l’action et y participant, et qui incarne les différentes communautés, noires, blanches, religieuses, ethniques, sociales, d’où son omniprésence. Les personnages centraux s’en extraient, à l’exception du rôle principal, le révérend Stephen Kumalo, et du récitant, qui renvoie au coryphée du théâtre antique. Située dans le village de Ndotshen et à Johannesburg, l’action, sombre et sociale, repose sur le meurtre crapuleux mais accidentel d’un militant antiraciste blanc (Arthur Jarvis) fils d’un propriétaire terrien xénophobe (James Jarvis), par le fils crapuleux (Absalom Kumalo) d’un pasteur noir (le Révérend Stephen Kumalo) qui finit sur l’échafaud. Tout en faisant œuvre originale et en restant fidèle à lui-même, Weill assimile le negro spiritual pour se l’accaparer, faisant de ce drame une nouvelle forme de comédie « sérieuse » à la fois savante et populaire, fondant des sources folkloriques dans une écriture chorale mêlée de jazz, voire d’embryon de rock dans l'unique numéro « léger » de la partition, Who’ll buy, sixième des dix-sept songs que compte la partition au tour directement hérité de la période allemande. 

 Jean-Loup Pagésy (Stephen Kumalo), Joel O Cangha (Absalon Kumalo)

Étrangement, Lost in the Stars n’avait jamais été joué en France jusqu’à l'été dernier, au Festival de Saint-Céré, soixante-trois ans après sa création. Fusionnant dialogues en français et songs en anglais avec un naturel confondant au point que le spectateur ne ressent à aucun moment le glissement d’une langue à l’autre, Olivier Desbordes signe un spectacle de haute tenue. Il ne surcharge jamais le trait, et interpelle sur le sens de cette histoire qu’il interroge avec gravité, abordant les problèmes de société et les questions spirituelles avec une probité et une distanciation de bon aloi. Dans une scénographie de tréteaux, simple mais efficace dont il a le secret concoctée par Patrice Gouron, qui signe également des lumières qui le magnifient et le rendent polymorphe, il fait de Lost in the Stars un véritable parcours initiatique. La conception du metteur en scène, mesurée et terriblement efficace, insiste sur la descente aux enfers, sinistre et implacable, des personnages, ce qui ne pouvait à l'époque de la création de l’œuvre que déboucher sur la Rédemption, Blancs et Noirs enfin réunis autour du souvenir de leurs enfants, victimes expiatoires des conventions d’une société raciste, chantant le pardon dans un finale en forme de happy-end auquel Weill fut contraint pour obéir aux conventions du puritanisme américain, a contrario du roman sud-africain qui l’a inspiré. 

L’équipe de chanteurs Noirs et Blancs confondus réunie pour cette production, agencée à la suite de nombreuses auditions, forme une véritable troupe tant elle est homogène et soudée, chacun passant tour à tour du chœur au chant et à la comédie solistes. Les douze interprètes seraient  donc à citer, mais il convient de saluer expressément l’excellent Jean-Loup Pagésy, qui campe un révérend Stephen Kumalo d’une profonde humanité de sa voix de baryton digne d’un Porgy - sa chanson O Tixo, Tixo, Help Me est particulièrement poignante, ainsi que Dalila Khatir dans les rôles de Linda et de Grace Kumal, à qui revient le fameux Who’ll buy qu’elle chante brillamment, tandis qu’Anandha Seethaven est une ardente Irina, qui choisit d'épouser Absalon Kumalo peu avant qu’il soit exécuté. Dirigés par Dominique Trottein, les dix musiciens de l’Ensemble Instrumental Opéra Eclaté donnent une réplique vivante, précise et colorée à l'équipe de comédiens-chanteurs, ponctuant la nostalgie et instillant de leurs sonorités amères la déliquescence appropriée à ce sujet douloureux et formidablement humain. 

A ceux qui se trouvent dans l’une des villes où ce spectacle fait escale (2), il est vivement recommandé de le voir. 

Bruno Serrou

Photos : (c) Nelly Blaya - Opéra Eclaté

1) L’enregistrement de la création est disponible en CD chez Decca/Universal
2) Montluçon (20/10), Clermont-Ferrand (23/11,) Le Puy-en-Velay (17/01/2013), Issoire (25/01), Dijon (7-8/02), Macon (12/02), Lempdes (21/03), Lyon (26-30/03), Cahors (10/04), Figeac (11/04), Ambert (12/04), Aurillac (13/04)…

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