Jeudi 26 janvier 2012, Théâtre des Champs-Elysées
Daniele Gatti - Photo : DR
A la sortie du Théâtre des Champs-Elysées ce jeudi
soir, les impressions d’après concert étaient pour le moins mitigées. L’association
Schubert/Berg n’est pas apparue évidente, la création des deux compositeurs n’ayant
guère de relations autres que leur légitimité viennoise commune et leurs élans dramatiques.
Certes, la partition de Berg choisie est construite telle une symphonie qui ne
dit pas son nom, tandis que la symphonie de Schubert retenue ne compte que
deux mouvements, pour cause d’inachèvement, à l’instar de l’opéra de Berg dont est tirée
la « symphonie ». En outre, Schubert et Berg sont chacun l’une des
trois figures centrales de leurs écoles viennoises respectives, la première et
la seconde, à un siècle de distance.
Mais les différences entre la création des deux
compositeurs sont si nettes que la prestation de l’Orchestre National de France et
de son directeur musical Daniele Gatti a pu se faire inégale, les deux parties du concert se
situant nettement sur des pics opposés. Le chef italien avait peut-être lui-même
certaines incertitudes quant à son Schubert, puisqu’il avait la tête dans la
partition, tandis que dans Berg il avait bel et bien la partition dans la tête.
Plus concentré et précis (à l’exception du cor solo, fort sollicité mais en petite
forme la soirée durant) après l’entracte, l’Orchestre National de France s’est
montré lui aussi plus sûr dans Berg que dans Schubert. Les deux mouvements de
la Symphonie n° 8 en si mineur « Inachevée »
D.759 ont été mornes, gris, sans relief ni tensions, tandis que l’orchestre
est clairement apparu peu motivé, comme stratifié par la routine. Plus fade
encore, le lied Der Hirt auf dem Felsen
(Le pâtre sur le rocher) D. 965, page
ultime de Schubert orchestrée en 1887 par Carl Reinecke (1824-1910). Ayant conservé
la clarinette solo, le compositeur allemand a instrumenté la partie piano en
plaçant les bois au premier plan pour accentuer le caractère pastoral de l’original,
mais le résultat est d’une platitude consternante, et l’on comprend à l’écoute
de ce pensum pourquoi Claudio Abbado ne l’a pas retenu dans sa sélection de lieder
de Schubert orchestrés par des compositeurs comme Berlioz, Brahms, Britten,
Reger et Webern(1). La grisaille de l’instrumentation n’a pas été abolie par
Gatti, qui n’a pas pu s’en dégager, laissant la soprano Chen Reiss se démener
seule pour essayer sans y parvenir à exalter les beautés de la ligne mélodique
schubertienne, tandis que la clarinette de Patrick Messina a semblé bien indifférente.
Toute autre a été la seconde partie du concert,
entièrement dévolue à la Lulu-Suite d’Alban
Berg. Cette partition de trente-cinq minutes se présente telle une symphonie
dramatique avec voix, une symphonie en cinq mouvements sur le modèle de la Septième de Gustav Mahler, avec deux
mouvements extrêmes très développés encadrant trois interludes lyriques plus
concis. La composition de Lulu aura occupé les sept dernières années de la vie
de Berg, qui, on le sait, a laissé le troisième acte inachevé. L’orchestration
en sera finalement réalisée dans les années 1970 par Friedrich Cehra et la
création de l’opéra complet aura lieu en 1979 à l’Opéra de Paris sous la
direction de Pierre Boulez et dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Jusqu’à
cette date, la musique du troisième acte n’était connue que sous la forme de la
Suite que Berg a façonnée en 1934 à
partir de l’opéra entier pour que le public et les directeurs d’Opéras s’y intéressent,
comme il l’avait déjà fait à l’instigation d’Erich Kleiber pour Wozzeck. Les deux derniers mouvements de
la Lulu-Suite correspondent au
troisième acte de l’opéra, et l’Adagio
final regroupe les pages ultimes de Lulu,
incluant les dernières paroles prononcées par la comtesse Geschwitz avant sa
mort, tandis que le quatrième mouvement est une série de variations sur un lied
de la pièce éponyme de Wedekind qui sert à séparer les deux scènes du dernier
acte. Le pivot de la Lulu-Suite est
le Lied de Lulu que l’héroïne de l’opéra
chante au point culminant de l’acte central et qui traduit son tragique destin,
celui de l’éternel féminin, à la fois proie et prédateur. Les deux mouvements
extrêmes dépeignent les rapports de Lulu avec Alwa (Rondo), et Geschwitz (Adagio),
tandis que le deuxième mouvement, Ostinato,
reprend la musique qui accompagne le film qui constitue l’axe de l’opéra,
dépeignant le procès, l’emprisonnement, la maladie et l’évasion de Lulu. C’est
à partir de ce matériau auxquels se sont ajoutées les indications d’orchestration
de la particelle, que Cehra a parachevé le troisième acte de Lulu. Cette Lulu-Suite aux élans extraordinairement dramatiques a
particulièrement inspiré Daniele Gatti, qui en a proposé une vision éperdument
lyrique et tendue, avivant un Orchestre National de France polychrome et fluide
et laissant s’exposer clairement la diversité des voix mises en lumière par
Berg, avec un saxophone particulièrement expressif, tandis que le timbre et la
ligne de chant de Chen Reiss ont magnifié le Lied de Lulu et les adieux de Geschwitz. Reste à souhaiter de les retrouver
tous très vite dans une interprétation intégrale du second chef-d’œuvre lyrique
de Berg, même en version concert…
Bruno Serrou
1) CD remarquable paru en 2003 chez DG. Claudio
Abbado y dirige le Chamber Orchestra of Europe, Anne-Sofie von Otter et Thomas
Quasthoff.
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