Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, mardi 17 janvier 2012
De gauche à droite : Céline Laly (Varvara), Kelly Hodson (Katia) - Photo : (c)Richard Schroeder
C’est un superbe spectacle que
propose le Théâtre des Bouffes du Nord avec Kátia
Kabanová que Leoš Janáček
(1854-1928) composa en 1919-1921 sur un livret de Vincence Cervinka adapté de l’Orage du dramaturge russe Alexandre Nikolaievitch Ostrovski (1823-1886) présenté dans une production nouvelle signée André Engel. Le metteur en scène français avait déjà illustré
de subtile façon l’opéra naturaliste du compositeur morave La petite renarde rusée, qu’il avait monté à l’Opéra de Lyon avant
de le reprendre au Théâtre des Champs-Elysées et de le peaufiner pour l’Opéra
de Paris-Bastille, cette dernière reprise étant disponible en dvd(1). Engel a
commencé à travailler sur cette production en 2010, dans le cadre d’une master
class en l’abbaye de Royaumont dispensée à de jeunes chanteurs en collaboration
avec la pianiste chef de chant Irène Kudela, directrice musicale du projet. Impressionné par la qualité de ses
interprètes et par leur investissement, il a souhaité poursuivre l’expérience
et a pensé que le cadre intime et envoûtant du Théâtre des Bouffes du Nord
était le lieu idéal pour présenter ce travail au public. La version piano-chant
généralement exploitée par les théâtres lyriques durant les lectures et les
premières répétitions scéniques, sert d’assise à cette production non sans
avoir été retravaillée pour l’occasion par Irène Kudela. La proximité des
interprètes et du public offerte par ce rapport scène/salle unique à Paris qui
autorise un travail d’acteur extrêmement fouillé, configuration impossible à l’Opéra,
où la fosse crée un abîme entre le plateau et la salle ce qui conduit les
chanteurs à appuyer leur jeu, ne serait-ce que pour que leur voix passe la
rampe. C’est cet avantage qu’avait immédiatement perçu Peter Brook lors de son
installation aux Bouffes du Nord, avant d’y programmer en 1981 une adaptation
de Carmen de Bizet titrée La tragédie de Carmen, puis, en 1992, Impressions
de Pelléas d’après Pelléas et
Mélisande de Debussy, deux partitions retravaillées pour la circonstance par
Marius Constant, avant de terminer en 2010 ses mandats de directeur des Bouffes
sur Une flûte enchantée dans une réduction pour piano de Franck Krawczyk de La
flûte enchantée de Mozart.
Affirmons-le d’entrée, le travail
d’André Engel est remarquable. Chaque chanteur vit littéralement dans la peau
de son personnage. Tous sont plus crédibles les uns que les autres, et leurs
voix sont solides, sûres, bien timbrées, leur style à la mesure de
vocalité de Janáček où se fond idéalement leur
musicalité. Si l’articulation n’est pas parfaite, il convient de noter que la perfection est difficile à
atteindre chez Janáček, qui s’exprime non pas en tchèque mais en morave, leur
chant est si solide et bien conduit qu’ils surmontent tous l’extrême tension
du style propre au compositeur, qui magnifie comme nul autre la théâtralité de ses sujets par une écriture épousant au cordeau les particularités rythmiques,
plastiques et musicales de son idiome. Les chanteurs peuvent ainsi se concentrer pour l'essentiel
sur leur travail d’acteur. Ce qui est remarquable aussi est la qualité d’écoute
de chacun pour les autres, y compris le pianiste, ce qui suscite une interprétation chambriste. La scénographie de Nicki Rieti est pratique et bien agencée avec ce toit d’immeuble autour duquel et sur lequel se concentre
l’action, tandis que les dégagements, tant du plateau que de la salle dont les
limites ne sont pas clairement définies dans ce théâtre, ce qui le rend plus précieux
encore dans le paysage des salles parisiennes, sont intelligemment exploités. Le tout est remarquablement eclairé
par André Diot, qui réalise un impressionnant orage, tandis que les costumes de
Chantal de la Coste-Messelière situent l’action au début des années 1960, à l’instar de ceux d’Anna Viebrock dans la production de Christoph Marthaler de ce même
ouvrage vu à l’Opéra de Paris-Garnier en 2004 et en 2011. Kelly Hodson incarne
une Kátia d’une émouvante beauté, aimante, éperdue, torturée par l’incompréhension
de son amant et de la société qui l’entoure dont elle se sait la victime
expiatoire, Céline Laly est sa jeune belle-sœur Varvara, empressée et mutine,
inconsciente de la tragédie qu’elle suscite, Elena Cabouri campe une Kabanicha (la belle-mère)
acariâtre mais sans excès. Les hommes sont naturellement couards, mais sans exagération, faibles
et lâches comme seul peut l’être le sexe dit "fort" face à la force morale féminine, ce
qu’a parfaitement illustré dans ses opéras Janáček, qui admirait profondément la Femme et qui érige cet opéra en hymne à sa gloire. José
Canales est un Tichon, époux de Kátia, veule et pusillanime, Jérôme Billy un
Koudriach ardent et généreux, Paul Gaugler un Boris niais et obtus qui ne
saisit pas le moindre sentiment que Kátia, son amante, lui voue. Mathilde
Cardon (Clara), Douglas Henderson (Kouliguine) et Michel Hermon (Dikoj)
complètent la distribution de leur indéniable présence. Au piano, hélas un
demi-queue, Nicolas Chesneau tient à lui seul le rôle de l’orchestre entier dont
les couleurs si caractéristiques manquent assurément tant elles rendent
le compositeur immédiatement identifiable. Si seul cet aspect peut poser question,
cette carence s’avère aussi bénéfique, puisque ce n’est plus l’orchestration
qui fait ici que Janáček est grand mais son écriture vocale au débit si
particulier qu’il est à la fois proche du langage parlé et génialement
musical.
Bruno Serrou
1) Capté en novembre 2008. 1 DVD
Medici Arts
Cher Monsieur,
RépondreSupprimerMerci de cette chaleureuse critique! Je suis toutefois étonnée que vous n'ayez pas vu que je suis la Directrice musicale de ce projet.Ma contribution à cette apparente réussite ne réside donc pas seulement au fait d'avoir repensé la partition d'orchestre de façon à ce qu'elle rende justice à Janacek jouée au piano.Si vous avez apprécié le style Janackien de nos magnifiques artistes c'est parce qu'ils ont été guidés dans cette voie par moi-même.Mon expérience de longue date de ce compositeur ainsi que le fait que je parle tchèque m'ont permis justement d'entraîner les chanteurs et pianistes à s'écouter et à vivre dans le même langage musical.Je ne les dirige pas pendant les spectacles pour leur permettre d'être complètement disponible dans leur jeu scénique.Nous avons souhaité ,André Engel et moi aller au plus vrai de toutes les intentions dramatiques de Janacek.
Dois-je penser que si vous m'aviez vue une baguette à la main vous auriez mieux compris mon travail et m'auriez mieux rendu justice?
Cordialement
Irene Kudela,Direction musicale et linguistique
Voilà qui est fait.
SupprimerBonne continuation.
Cordialement
Bruno Serrou, journaliste
Merci!
RépondreSupprimerJe vous souhaite une très bonne journée.
Cordialement
Irene Kudela