mercredi 11 janvier 2012

Manon de Massenet malmenée à l'Opéra de Paris



                                      Giuseppe Filianoti (le chevalier Des Grieux) et Natalie Dessay (Manon) - Acte V
                                                     Photo (c) Opéra national de Paris / Charles Duprat
Opéra de Paris Bastille, mardi 10 janvier 2012

La Manon de Jules Massenet (1842-1912) est l’un des opéras français les plus populaires. Il a presque à lui seul forgé la réputation du compositeur français sur la scène lyrique internationale, dix ans avant Werther et douze ans avant Thaïs. Cette œuvre en cinq actes repose sur un livret d’Henri Meilhac et Philippe Gille fondé sur le roman-mémoires de l’abbé Prévost (1697-1763), l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731 et 1753), sans doute inspiré de ses propres aventures et que le Parlement de Paris fit saisir et condamner au feu à deux reprises. Ce roman allait être rapidement adopté par l’opéra, puisque, dès 1830, Jacques-Fromental Halévy le mettait en musique pour un ballet de Jean-Pierre Aumer, vingt-six ans avant que D.F.E. Aubert en tire un opéra-comique sur un livret d’Eugène Scribe. Neuf ans après Massenet, ce sera au tour de Giacomo Puccini avec Manon Lescaut, tandis que Hans Werner Henze l’adaptera à son tour en 1951 pour son opéra Boulevard Solitude… Créé à Paris en 1884 à l’Opéra-Comique, Manon de Massenet a fait son entrée à l’Opéra de Paris en 1974 avec, dans les rôles principaux, Ileana Cotrubas et Alain Vanzo dirigés par Serge Baudo et mis en scène par Jean-Louis Thamin, et sera inscrit au répertoire de Bastille en 1997 avec Renée Fleming et Richard Leech, sous la direction de Jesus Lopez-Cobos et dans une mise en scène intègre de Gilbert Deflo (1). Pour succéder à cette production reprise jusqu’en 2004, l’Opéra de Paris a fait appel à la cinéaste Coline Serreau, qui signe ici sa troisième mise en scène lyrique, toutes réalisées pour Bastille. Comédienne célébrée, cinéaste à succès, avec des films comme Trois hommes et un couffin (1984) et Chaos (2001), dramaturge de renom, avec notamment Quisaitout et Grobêta, le Salon d’été, Serreau a signé en 2002 un réjouissant Barbier de Séville transposé aux temps mauresques, deux ans après une contestable Chauve-Souris se déroulant dans la Vienne nazie.
Cette fois, avec Manon, Coline Serreau a choisi de persiffler un ouvrage qui ne démérite pourtant pas. Certes, il est empli de pathos et porte les âmes sensibles aux larmes, mais de là à traiter avec dédain les tragiques aventures de Manon et du chevalier Des Grieux, il y a de la marge. Si certains personnages peuvent se prêter au second degré, voire au troisième, la façon dont Massenet dépeint les passions amoureuses est consternante, et la grande maîtrise stylistique du compositeur ne mérite pas un traitement si affligeant. Tous les protagonistes sont en effet ridiculisés, la réalisatrice prenant le parti de se moquer autant du livret, de l’action que de la psychologie des personnages, au point que la production prend le tour d’un spectacle de cabaret ou de grand-guignol. A aucun moment l’on ne peut croire à l’histoire, qui, même dans les instants les plus sombres, est traitée avec mépris. A quoi bon par exemple souligner la pérennité du mythe de Manon en amalgamant les époques, avec des costumes d’Elsa Pavanel allant du XVIIIe au XXIe siècle (les deux héros les revêtant tous tour à tour), la plupart du temps dans une même scène, pourquoi user de mets peu ragoutants livrés dans un caddy rouillé dans l’acte d’Amiens, à quoi bon faire intervenir neuf patineuses à roulettes dans l’enceinte de l’église Saint-Sulpice qui se meuvent telles les nones du Gendarme de Saint-Tropez, hélas sans les fameuses cornettes des Filles de la Charité qui font tant sourire, des prêtres accoutrés de soutanes transparentes, un défilé de mode lugubrement érotique dans l’acte du Cours-la-Reine. Et que viennent faire la folle équipée des skinheads Lescaut et acolytes qui draine tout le spectacle, la lilliputienne maisonnette représentant l’appartement de Manon et des Grieux, l’immense salle de jeu de l’hôtel de Transylvanie conçue par Jean-Marc Stehlé et Antoine Fontaine donnant sur le hall de la gare Saint-Lazare, gare qui dessert il est vrai la ville de Le Havre sur le chemin de laquelle se noue le drame des amants, selon Meilhac et Gille (l’abbé Prévost fait mourir son héroïne en Louisiane, comme le fera Puccini), j’en passe et des meilleures… ou des pires…
Mais tout cela pourrait passer aisément si la partie musicale était probante. Ce qui n’est malheureusement pas le cas. A commencer par l’orchestre, étonnamment atone, dirigé sans conviction par Evelino Pido, que l’on a eu maintes occasions de voir plus inspiré et concentré, car les décalages plateau-fosse et au sein même de la fosse sont nombreux et soutenus. Sur la scène, au milieu de laquelle trône un accessoire peu usité à Bastille, la coque d’un trou de souffleur, les chanteurs se sont avérés plus engoncés que de coutume dans les productions de Serreau, qui s’impose généralement comme une excellente directrice d’acteurs. Comme si le travail en amont avait été bousculé par le temps, car, dans l’acte final, les chanteurs sont apparus enfin libérés. Les deux premiers actes ont été difficiles pour Natalie Dessay, moins convaincante que Renée Fleming dans ce rôle qu’elle connaît pourtant bien (2), articulation peu claire, voix étroite, projection restreinte, au point que le fameux air « Adieu notre petite table » a semblé bien dérisoire, accueilli par le public dans un silence stratosphérique. Comédienne émérite, la soprano française a pourtant manqué de charisme, pour rayonner enfin dans l’acte final, au moment de sa mort, sans que le public compatisse pour autant à la pitoyable fin de Manon. A ses côtés, Giuseppe Filianoti a cheminé dans le même sens en chevalier, sa voix vaillante, sa diction claire ornée d’un accent italien chaleureux, faisant oublier d’infimes impuretés. Franck Ferrari incarne un Lescaut puissant, Paul Gay un noble Comte Des Grieux. Les emplois secondaires sont bien tenus, avec notamment un avenant trio de grisettes (Olivia Doray, Carol Garcia, Alisa Kolosova), un mordant Brétigny (André Heyboer) et un Guillot de Morfontaine bien en voix mais faible comédien (Luca Lombardo).
Bruno Serrou
1) Disponible en DVD chez TDK
2) DVD Virgin dans la production de David McVicar captée au Liceu de Barcelone en juin 2007

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