Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 10 décembre 2024
Compositeur mythique mais peu joué, Edgard
Varèse est rarement programmé, moins encore dans le cadre de concerts
monographiques… Du moins en France, depuis la mort de Pierre Boulez. Même ses
pages les plus fameuses sont peu à l’affiche. Mardi soir, Pierre Bleuse l’a fait, et de belle façon, réunissant l’Ensemble
Intercontemporain et les étudiants du Conservatoire de Paris, de l’œuvre solo (Densité
21,5 pour flûte) au très grand orchestre
(Arcana)… Ionisation, Octandre, Intégrales, Offrandes, pour finir sur le fascinant Amériques dans sa version aux effectifs plus réduits
de 1927 et non pas dans l’originale plus fournie et fauve de 1922. Un concert
réjouissant, une vraie fête pour les oreilles et les montées d’adrénaline…
La proximité des bureaux et des salles de répétition de l’Ensemble Intercontemporain, du Conservatoire de Paris (CNSMDP) et de la Philharmonie de Paris permet d’associer pédagogie et concerts communs dans des programmes originaux permettant de jouer toutes sortes de répertoires des XXe et XXIe siècles, depuis la musique de chambre jusqu’au très grand orchestre. C’est en tout cas ce qu’avait souhaité réaliser Pierre Boulez, qui a été le premier à diriger un concert commun. Ce n’est pas la première fois d’ailleurs que les trois entités se réunissent pour offrir au public de la Philharmonie Amériques d’Edgardd Varèse qu’ils ont donné le 3 février 2015 sous la direction de Matthias Pintscher, qui avait choisi de mettre cette œuvre en résonance avec Pli selon Pli de Pierre Boulez, donnant ainsi le tout premier concert entièrement consacré à la musique du XXe siècle.
Sept partitions d’Edgard Varèse parmi la trentaine qu’il a achevées ont été données dans le cadre du concert monographique que lui consacraient l’Ensemble Intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris associés dans chacune des œuvres du programme sous la direction de Pierre Bleuse. L’éventail des œuvres retenues par le directeur musical de l’Intercontemporain couvre la période la plus fructueuse du compositeur français naturalisé états-unien, allant de 1918 à 1936. La première partie était constituée de pages pour formations réduites, du solo à l’orchestre de chambre avec voix composées entre 1921 et 1936, commençant par l’une des toutes premières œuvres occidentales entièrement vouées à un ensemble de percussionnistes, Ionisation, qui requiert la participation de treize musiciens jouant un total de dix-sept instruments percussifs, dont deux sirènes et un piano. Composée entre 1929 et 1931, créée à Carnegie Hall de New York le 6 mars 1933, cette partition d’environ six minutes a pour finalité, selon son dédicataire Nicolas Slonimsky (1894-1995) qui allait diriger le 25 février 1932 la première audition française d’Arcana, de démontrer la variété et la richesse extraordinaire de rythmes et de timbres qu’un tel ensemble peut produire, en jouant non pas sur la mélodie mais sur la polyphonie rythmique. La tenue et le foisonnement du son, la rigueur rythmique, l’impression de liberté qui émane malgré tout de l’écriture de Varèse ont été remarquablement rendus par les treize musiciens.
Pierre Bleuse au micro a tissé le lien entre ces pages polyphoniques et polyrythmiques et l’œuvre monophonique pour flûte en ut, Densité 21,5 (celle du platine) dans laquelle Varèse en 1936 rend hommage à Syrinx (1913) de Claude Debussy (1862-1918). Ainsi mise en résonance avec Ionisation, l’écriture de Densité 21,5 donne à la flûte une dimension plus percussive encore qu’elle n’apparaît généralement, ouvrant tout l’espace que les compositeurs vont exploiter après les années 1950 jusqu’à nos jours, ce qu’a démontré avec un naturel et une maîtrise saisissante d’une virtuosité sans fioriture de Sophie Cherrier. Rare partition de Varèse à être divisée en plusieurs mouvements, au nombre de trois alternant lent-vif-lent, composée treize ans avant l’œuvre pour flûte solo, créé le 13 janvier 1924 au Théâtre Vanderbilt de New York, Octandre exclut la percussion, et, comme le laisse présumer son titre qui renvoie aux fleurs ayant huit étamines, requiert la participation de huit musiciens, sept instruments à vent (bois et cuivres) et une contrebasse. La façon dont Varèse fait chanter le hautbois au début du Assez lent initial, ainsi que la flûte à l’amorce du Très vif et nerveux est magistrale, tout comme l’utilisation du flatterzunge (roulement de la langue dans l’embouchure produisant l’effet de tremolo) qui fera florès jusqu’à nos jours. Conçu à Paris en 1924, créé le 1er mars 1925 à l’Aeolian Hall de New York sous la direction de Leopold Stokowski, Intégrales ajoute à l’effectif d’Octandre une flûte, une clarinette, une trompette piccolo, un trombone basse et un trombone contrebasse, supprime le basson et remplace la contrebasse par une percussion foisonnante confiée à quatre instrumentistes.
A l’instar d’Octandre, Intégrales compte trois mouvements alternant lent-vif-lent qui ont
été pensés pour une projection spatiale. « Je les construisis, écrit
Varèse, pour certains moyens acoustiques qui n’existaient pas encore, mais qui,
je le savais, pouvaient être réalisés et seraient utilisés tôt ou tard. »
Le choix de l’instrumentarium s’est porté sur deux impératifs, la puissance
sonore et la précision des attaques et des entretiens, les onze instruments à
vent formant un ensemble compact, tandis que les dix-sept instruments à
percussion ouvrent le champ d’une richesse infinie des sons à hauteurs
indéterminées. Pour conclure cette première partie, Pierre Bleuse a porté son
choix sur « un tout petit bout d’œuvre, quelque chose de purement
intime » selon l’aveu de Varèse, Offrandes
pour soprano et orchestre de chambre, en fait deux mélodies sur des
traductions françaises de deux poèmes de langue espagnole, le premier du
Mexicain José Juan Tablada, le second du Chilien Carlos Salzedo. Le tour
intimiste de l’œuvre dont la partie vocale doit beaucoup à Debussy a été rendu
à la perfection par la cantatrice franco-chypriote Sarah Aristidou, de son
timbre doux et charmeur, autant dans l’environnement fluide de l’orchestre et
enveloppant de la harpe dan Chanson de
Là-haut que dans la densité contrastée de La Croix du sud, mais aussi de par sa tenue (robe souple et
largement échancrée, pieds nus), dialoguant avec délicatesse et allant avec les
vingt-et-un musiciens réunis autour d’elle (flûte, flûte piccolo, hautbois,
clarinette, basson, cor, trompette, trombone, sept percussionnistes, harpe, deux
violons, alto, violoncelle, contrebasse).
Changement total d’atmosphère et
de cadre, le plateau étant totalement éclairé dans la seconde partie,
entièrement occupée par les deux grandes œuvres pour très grand orchestre. Deux
partitions magistrales qui un siècle après leur genèse restent d’une prodigieuse
créativité dont nombre de compositeurs d’aujourd’hui feraient bien de
s’inspirer. Tout d’abord Arcana
composé en 1925-1927 pour bois par cinq (trois flûtes piccolos, deux flûtes,
trois hautbois, cor anglais, heckelphone, deux petites clarinettes, deux
clarinettes, clarinette basse, trois bassons, deux contrebassons), huit cors,
cinq trompettes, deux trombones, trombone basse, trombone contrebasse, tuba,
tuba contrebasse, timbales, six percussionnistes, cordes (16, 16, 14, 12, 10),
créé le 8 avril 1927 à Philadelphie par le Philadelphia Orchestra dirigé par
Leopold Stockowski, spécialiste des partitions colossales, cette œuvre reste
aujourd’hui encore comme la parangon de la musique moderne. Dès les exploisions
introductives, l’auditeur a su combien les jeunes musiciens du CNSMDP réunis
sous la houlette de leurs aînés de l’Ensemble Intercontemporain dirigés avec
force conviction par Pierre Bleuse allaient se régaler et emporter dans
l’alchimie de leurs sonorités fébriles et la polyrythmie endiablée leur
auditoire pour les transporter dans les étoiles décrites dans l’épigraphe de la
partition par le biais d’une citation de l’Astronomie
hermétique du médecin astronome, philosophe, alchimiste suisse Paracelse (1493-1541).
Au fourmillement des motifs qui jalonnent l’œuvre, les interprètes ont réussi à
donner unité et mobilité, ce qui a maintenu d’un bout à l’autre de l’exécution
de l’œuvre fluidité et transparence des textures, quelles que soient les
nuances, la complexité harmonique, l’ossature rythmique, les transmutations
mélodiques sous la pulsion d’un élan irrésistible, le son étant en constantes
métamorphoses.
Chef-d’œuvre absolu de la musique
du XXe siècle que Pierre Boulez, à l’instar d’Arcana, a souvent dirigé, principalement dans sa version originale
de 1922, de New York à Paris en passant par l’Angleterre et l’Allemagne - la
dernière fois que je l’ai vu se produire dans cette partition colossale dans
laquelle il excellait c’était Salle Pleyel à la tête de l’Ensemble Modern
Orchestra en septembre 2007 -, Amériques
d’Edgardd Varèse tient de la bravoure. Le gigantisme de cette ample page
d’orchestre de vingt-quatre minutes a conclu le concert en apothéose, avec ses
cent dix sept instruments (bois par cinq, huit cors, six trompettes, cinq
trombones, deux tubas, deux timbaliers, 9 percussionnistes - dont une sirène de
police/pompier -, xylophone, glockenspiel, célesta, deux harpes, soixante
cordes). Cette partition composée au lendemain de la Première Guerre mondiale
(1918-1921), datée de 1922, créée le 9 avril 1926 par l’Orchestre de
Philadelphie et son directeur musical de l’époque, Leopold Stokowski, lui-même
habitué des œuvres aux orchestrations surabondantes, apparaît aujourd’hui
encore plus inventive que jamais. Emplie des fureurs de la ville, de la vie et
des effluves sonores d’un continent entier, Amériques donne à tout ce
que l’on peut entendre au concert d’orchestres un tour d’œuvres mort-nées, pour
ne pas dire inutiles, tant Varèse ose, l’esprit continuellement en éveil,
l’ouïe ouverte sur le monde qui l’entoure pour engendrer un poème symphonique
hors du temps et hors normes, ludique, dramatique, téméraire, jubilatoire,
enchâssant les séquences qui semblent n’avoir rien de commun entre elles mais qui,
dans leur continuité, forment un tout consubstantiel, malgré des contrastes
sonores d’une brutalité inouïe. La formation symphonique réunie pour la
circonstance, Ensemble Intercontemporain et Orchestre du Conservatoire de Paris
confondus dont huit membres de l’Ensemble NEXT, a rayonné tel un magicien doté
de cent têtes et de deux cents bras, stimulé par la direction précise et
énergique de Pierre Bleuse, qui, longue baguette à la main, a littéralement
soulevé l’impressionnant continent Amériques de Varèse dont il a su édifier
la diversité des plans et des dynamiques tout en rendant palpable leur
simultanéité, le tout magnifié par l’acoustique particulièrement transparente
et polychrome de la Philharmonie de Paris d’une qualité sans équivalence en
France. Seule aura manqué un certain liant, une certaine mobilité souple et
aérée qui faisaient la spécificité de la conception de Pierre Boulez de
l’univers stratosphérique d’Edgardd Varèse. Mais le bonheur de l’écoute aura
été total.
Bruno Serrou
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