dimanche 15 décembre 2024

Bons baisers de Russie, «Fedora» de Giordano remarquablement campé à Genève par le couple franco-polonais Aleksandra Kurzak - Roberto Alagna

Suisse. Genève. Grand Théâtre. Jeudi 12 décembre 2024 

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Aleksandra Kurzak (Fedora), Roberto Alagna (Loris)
Photo : (c) Carole Parodi

Larmes, trahisons, assassinats, espionnage, kompromat poutinienne, Fedora (1898) d’Umberto Giordano au Grand Théâtre de Genève voit son intrigue complexifiée et actualisée par le metteur en scène Arnaud Bernard dirigé avec acuité par Antonio Fogliani et porté avec conviction par le couple Roberto Alagna / Aleksandra Kurzak entouré de Simone Del Savio, Mark Kurmanbayev et Yuliia Zasimova. La longue séquence du meurtre à l’origine de l’intrigue et les deux autres amorces d’actes qui plantent les actions sont trop intrusives et déséquilibrent l’opéra dans les rapports temps/action/musique 

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora (prologue). Roberto Alagna (Loris)
Photo : (c) Carole Parodi

Plus connu par son seul nom que par sa musique, classé parmi les « véristes », le compositeur italien Umberto Giordano (1867-1948) reste aux yeux du public lyrique épris de bel canto pour l’essentiel comme auteur d’Andrea Chénier créé à la Scala de Milan en 1896 mais qui ne fit son entrée à l’Opéra de Paris qu’en décembre 2009. C’est en 1898 qu’il s’attèlera à Fedora, opéra en trois actes sur un livret d’Arturo Colautti (1851-1914), signataire du libretto d’Adriana Lecouvreur pour Francesco Cilea, adapté du drame éponyme de Victorien Sardou (1831-1908) conçu en 1882 pour Sarah Bernhardt qui en fit l’un de ses rôles favoris. Créé le 17 novembre 1898 au Teatro Linco de Milan, ce sera le second grand succès du compositeur, après Andrea Chénier.

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Aleksandra Kurzak (Fedora)
Photo : (c) Carole Parodi

L’action, qui se situe dans les années 1870, successivement à Saint-Pétersbourg, à Paris puis à Gstaad, est digne d’un James Bond. Le prince russe Vladimir Yariskine est assassiné la veille de son mariage avec la princesse russe Fedora, qui jure de venger son fiancé. Sur les traces du coupable, elle arrive à Paris, où elle fait la connaissance du peintre Loris, un compatriote, dont elle tombe amoureuse. Or, il s’agit du meurtrier qu’elle recherche, et elle n’hésite pas à le dénoncer à la police russe dans une lettre. Arrivée en Russie, cette dénonciation déclenche l’arrestation du frère de Loris, comme complice du crime, mais le jeune homme se noie en prison à la suite d’une crue de la Neva qui a envahi sa cellule. La mère des deux trépassés meurt de chagrin, ce qui amène Fedora à découvrir que le peintre avait été gravement offensé dans son honneur par le prince, c’était l’amant de sa femme, il les avait surpris ensemble. Dans l’échange des coups de feu, Loris avait été blessé et le prince Vladimir avait perdu la vie. Fedora, désespérée, avale le poison contenu dans une croix que lui avait offerte son mari la veille de leurs noces… Digne d’un scenario de film d’espionnage, cet ouvrage a conduit le metteur en scène à construire son propos dans une atmosphère digne de Bons baisers de Russie, épisode de James Bond réalisé en 1963 par Terence Young.

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora 
Photo : (c) Carole Parodi

Telle que présentée à Genève, Fedora ne laisse pas la part belle à l’expression de la musique. La production ajoute en effet quantité de plages de mises en situation, dès le début de l’ouvrage qui se présente tel un prologue atrophié avec sa scène de lit excessivement développée qui conduira à ce qui s’avèrera être un double meurtre à l'origine de l'ensemble de l'intrigue qui va suivre... A vouloir transposer une action de la Russie tsariste en pleine déliquescence à celle de Staline qui permet d’évoquer celle de Poutine, l’on finit par perdre le public, qui se demande rapidement s’il s’agit bel et bien d’un spectacle lyrique ou de cabaret, avec cette grande ombre blonde en soutien-gorge et culotte noirs mimant l’amour avec une autre ombre mâle qui finit par recevoir une balle dans la tête tandis que la femme se fait courser par l’assassin dans les coursives d’un hôtel de passe de luxe. Après cette interminable « mise en situation » qui fait intervenir tant de silhouettes que l’on en perd le fil du drame, la musique finit par se faire entendre. Une musique d’un lyrisme exacerbé, très marquée Italie du tournant des XIXe et XXe siècles, vériste et larmoyante à souhait mais bien orchestrée et faisant mouche à chaque fois qu’il s’agit de tirer le maximum des glandes lacrymales du public. Tant et si bien que ce qui est donné à entendre et ce qui est montré forme souvent hiatus, au risque de perturber l’attention de l’auditeur-spectateur, tandis que la véritable amorce de l’opéra est dans le projet du compositeur et de son librettiste une courte agonie de Vladimir, le fiancé de Fedora, dont il s’avèrera finalement que l’assassinat a été perpétré par le Comte Loris Ipanov, devenu dans l’intervalle l’amant de la Princesse Fedora. Bref, une intrigue alambiquée et pour le moins tirée par les cheveux, qui eut pourtant son heure de gloire au théâtre au point d’inspirer un opéra…

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Roberto Alagna (Loris), Aleksandra Kurzak (Fedora)
Photo : (c) Carole Parodi

Surtout que s’y ajoute un nombre conséquent de personnages satellites qui ne cessent d’espionner les moindres faits et gestes des deux protagonistes centraux et de leurs proches selon les méthodes du FSB poutinien, héritier du KGB stalinien de sinistre mémoire dont les méthodes font depuis au moins deux ans la une des médias. La luxueuse scénographie (décors et costumes) de Johannes Leiacker fort bien éclairés par Fabrice Kebour, dessine clairement les trois lieux du drame, le riche salon d’un palais pétersbourgeois, un living huppé d’un hôtel particulier parisien, et l’opulent hall d’un palace des Alpes bernoises que fréquentaient assidûment la diaspora russe, quelle que soit l’époque. Le metteur en scène Arnaud Bernard concentre sa dramaturgie sur les deux personnages principaux, la Princesse Fedora et le Comte Ipanov, qui sont les seuls êtres à avoir une réelle consistance psychologique et scénique, mus par une véritable direction d’acteur dans laquelle Roberto Alagna et sa femme Aleksandra Kurzak s'expriment librement. Soutenu par un Orchestre de la Suisse Romande de feu avivé par un lyrisme rehaussé par un art raffiné de la nuance par Antonio Fogliani, directeur musical du Festival Rossini de Wildbad et principal chef invité du Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf et Duisburg, le ténor français et la soprano franco-polonaise brûlent les planches par leur éblouissante musicalité, formant un duo dramatique d’une parfaite cohérence, maîtrisant leurs lignes de chant qui s’imposent par leur homogénéité quasi fusionnelle tant les timbres se fondent admirablement l’un dans l’autre, tandis que ni l’un ni l’autre sur-joue son emploi. La mise en scène se focalisant sur leur couple, les autres intervenants sont réduits à la figuration. En effet, leurs interventions ne sollicitent guère l’attention du public, malgré leurs indéniables qualités de chanteurs. 

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Aleksandra Kurzak (Fedora), Roberto Alagna (Loris)
Photo : (c) Carole Parodi

A commencer par l’amie de la Princesse affublée d’une perruque outrancièrement blonde, la Comtesse Olga Sukarev campée par la pétulante soprano ukrainienne Yullia Zasimova à la voix judicieusement acide, tandis que son amant tenu par le pianiste israélien David Greilisammer est quant à lui accoutré d’une perruque outrancièrement blanche, sans doute pour suggérer un second Liszt. Le baryton Italien Simone Del Savio est un De Siriex au panache certain, tandis que la soprano douaisienne Céline Kot est un touchant petit Dimitri et la basse d’origine serbe Mark Kurmanbayev un arrogant inspecteur de police de Grech. Cantonné à l’acte parisien, le Chœur du Grand Théâtre de Genève participe vaillamment à la réussite musicale de la soirée.

Bruno Serrou

 

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