James Conlon. Photo : (c) Mark Lyons / James Conlon
Voilà vingt-deux ans, le chef new-yorkais James Conlon était
nommé Directeur musical de l’Opéra de Paris par Hugues Gall, qui prenait au même
moment ses fonctions de Directeur général de l’institution lyrique. Fonction qu’il
devait prendre en septembre 1996 et assurer jusqu’en juin 2004, devenant ainsi
au bout de dix ans le chef ayant occupé le poste le plus longuement depuis
1939, avant que Philippe Jordan fasse mieux que lui, puisque ce dernier est en
place depuis 2007).
Homme de foi (il se revendique catholique) et de conviction, né à New York le 18 mars 1950, James
Conlon a fait ses débuts de chef d’orchestre en 1974 avec l’Orchestre
Philharmonique de New York sur l’invitation de Pierre Boulez. Après avoir été Directeur
de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam de 1983 à 1991 puis Generalmusikdirektor
de la Ville de Cologne (1989-2002), James Conlon est depuis 2006 Directeur
musical de l’Opéra de Los Angeles. Il a également été Directeur musical de 2005
à 2015 du Festival de Ravinia, résidence d’été de l’Orchestre Symphonique de
Chicago, du Mai musical de Cincinnati de 1979 à 2016. Par ailleurs, il enseigne
au Festival d’Aspen et à Tanglewood. L’interview qu’il m’a accordée fin juin 1995
nous a permis d’évoquer sa carrière, les orchestres français, l’opéra, l’avenir
des institutions musicales. Je vous propose ici le résultat de cet entretien
dont les tenants et aboutissants n’ont guère changé.
B. S.
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Photo : (c) Dan Steinberg/James Conlon
Bruno Serrou : Vous comptez parmi les
rares élus avec lesquels les orchestres français aiment travailler : Orchestre National
de France, Orchestre de Paris, Opéra. Comment vous expliquez-vous ce phénomène ?
James Conlon : L’explication est simple
: j’aime ces orchestres et leurs musiciens. J’ai toujours beaucoup apprécié
l’esprit français, sa culture, ses arts, sa langue, sa musique, son mode de
vie, et je crois que les musiciens apprécient les chefs compétents. C’est peut-être
réducteur, mais c’est très important. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut
consacrer toute son attention à la musique, au résultat, que l’on obtient une
réelle authenticité. Pour ma part, je n’ai pas connu de moments difficiles avec
vos orchestres. Voilà quinze ans que je travaille régulièrement avec
l’orchestre de Paris, treize ans avec le National, et j’ai dirigé à l’Opéra de
1982 à 1986. La dernière œuvre que j’ai donnée avec son orchestre est la Messa da Requiem de Verdi en la basilique Saint-Denis. Cette collaboration
fut brève mais intense. Nous avons eu le temps d’apprendre à nous apprécier.
Consécration de mes relations avec l’Orchestre de Paris dont je suis très fier,
la bande son du film-opéra Madame
Butterfly réalisé par Frédéric Mitterrand. Le résultat me conforte dans ma
conviction que l’on peut obtenir d’excellents résultats avec les orchestres
français.
B.S. : Vous êtes donc convaincu
que les orchestres français sont tout à fait compétitifs sur le plan international ?
J.C. : Ils n’ont aucun complexe
à avoir. Ni dans un sens ni dans l’autre. Pas de supériorité ni d’infériorité.
Si tous les pupitres marchent bien ensemble, il est possible de faire des
merveilles.
B.S. : Depuis 1989, vous avez eu
le temps de façonner à votre image l’Orchestre du Gürzenich de Cologne. Que
vous a apporté cette formation qui a une grande histoire ?
J.C. : Je dirige le Gürzenich
six mois par an. En concert, ainsi qu’à l’Opéra. Comme toutes les bonnes
collaborations, chacun apporte quelque chose à l’autre. Je ne pourrais jamais
accepter de travailler avec un orchestre si je n’ai pas le sentiment d’avoir
quelque chose à lui offrir. En six ans, j’ai pu à la fois apprécier la
tradition allemande et apprendre énormément. Mais je n’accepte pas le terme tradition s’il doit couvrir paresse,
rigidité, manque d’imagination, en un mot : la routine. Ce que j’apprécie
particulièrement chez les Allemands, c’est leur besoin vital et passionné
d’approfondir les choses. Ils ne se satisfont pas de notes et de jouer ensemble,
ils veulent toujours davantage, jour et nuit. On trouve cela dans le public,
chez les musiciens, dans les institutions. Le pays entier entretient des
relations extraordinaires avec les arts. La moindre petite ville, le plus petit
village s’y intéressent de très près. C’est un pays extraordinaire. Autour de
Cologne, nous avons vingt orchestres subventionnés, auxquels il faut ajouter
les Opéras. Le tout pour un public de vrais connaisseurs. Pour les Allemands
c’est une question de culture générale. Cette tradition est vraiment
constructive ; pas l’autre.
B.S. : Et la Hollande, où vous
avez beaucoup travaillé ?
J.C. : J’ai été directeur de
l'Orchestre Philharmonique de Rotterdam de 1983 à 1991. La culture hollandaise
se situe à mi-chemin de l’allemande et de la française. Les Hollandais sont
historiquement très ouverts à la nouveauté. C’est ainsi que la tradition
mahlérienne a commencé à se forger, grâce à la Hollande. On y a trouvé les
premiers vrais disciples, les premiers grands interprètes du compositeur
autrichien. J’y ai aussi apprécié la tradition brucknérienne, ainsi que la
tradition française léguée par Jean Fournet, qui a été directeur du Philharmonique.
Il se trouve très peu d’orchestres, hors de France, qui ont compris et assimilé
le style français et qui sont capables de le restituer.
Photo : (c) Fort Worth Star Telegram / James Conlon
B.S. : Outre votre festival à
Cincinnati, quelle est votre activité aux Etats-Unis ?
J.C. : L’association qui me
donne le plus de plaisir est naturellement celle que j’ai avec le Metropolitan
Opera de New York. J’y travaille depuis 1976. J’y ai fêté cette année 1995 ma
deux-centième représentation. Cette année encore, j’ai donné deux de mes
ouvrages de prédilection, Lady Macbeth de
Mzensk de Dimitri Chostakovitch qui faisait son entrée au répertoire du
Met, et Peter Grimes de Benjamin
Britten, ouvrage que j’ai découvert au Met en 1967. J’ai aussi dirigé tous les
grands orchestres des Etats-Unis. Mais maintenant cela va changer, car mon
activité principale se trouvera à Paris. Je garde Cincinnati et les concerts du
Gürzenich, mais je renonce à l’Opéra de Cologne. Mon activité principale est
désormais à l’Opéra de Paris. J’y passerai six mois par an. Je suis peu à peu
devenu plus européen qu’américain. Je n’ai plus guère le temps de diriger dans
mon pays.
B.S. : Où en sont les orchestres
symphoniques américains ? Ils semblent connaître de réelles difficultés…
J.C. : Il y a toujours eu des
crises dans les orchestres d’Amérique du nord. Ils ne cessent de rechercher
l’équilibre financier. Mais ils s’en sortent toujours. A Cincinnati, nous
n’avons jamais eu autant d’entrées payantes que cette année. Nous n’avons
pourtant joué que des œuvres du XXe siècle. Ce n’était certes pas
l’avant-garde, mais les programmes n’étaient a priori pas faciles à vendre.
J’ai voulu montrer que le grand public n’a pas à avoir peur du terme « musique
du XXe siècle », surtout maintenant que nous sommes au seuil du
XXIe. Le XXe siècle est bientôt de l’histoire ancienne.
B.S. : Je vous ai vu diriger
sans baguette. Est-ce par atavisme avec Pierre Boulez, avec qui vous entretenez
d’excellentes relations ?
J.C. : Cela n’a rien à voir avec
Pierre Boulez ! Il n’y a que quelques mois que je dirige sans baguette. A mon
âge [NDR : 45 ans], les chefs commencent à avoir des douleurs dans le bras.
C’est sur les conseils de mon kinésithérapeute que j’ai voulu essayer de
relâcher mes muscles en renonçant à la baguette. Le résultat... musical a été
si convaincant que, selon les œuvres que je programme, je laisse plus ou moins
ma baguette au vestiaire. La première fois, ce fut pour la Neuvième Symphonie de Bruckner. J’étais vraiment content de pouvoir
m’exprimer avec mes deux mains. Mais lorsque je suis dans une œuvre plus
claire, incisive, précise, par exemple le
Sacre du printemps, je ne peux imaginer la diriger sans baguette.
Techniquement, il y a des choses irréalisables sans baguette, particulièrement
dans une fosse d’opéra. Chanteurs, choristes, qui sont souvent très loin, ont
du mal à voir le chef. Mais dans Bruckner, les deux bras offrent la possibilité
de s’exprimer doublement. Maintenant, je renonce ou pas à la baguette selon des
critères esthétiques et techniques de l’œuvre et du lieu où je me trouve.
B.S. : Maintenant que vous êtes
à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, allez-vous vous priver du plaisir
de diriger l’Orchestre de Paris, l’Orchestre National de France ?
J.C. : Je suis obligé d’y
renoncer... avec plaisir pour ne plus me produire qu’avec l’Orchestre de
l’Opéra, avec lequel je donnerai des concerts symphoniques. C’est ainsi que
j’ai toujours agi dans les pays où je travaille. Je n’ai jamais dirigé un autre
orchestre aux Pays-Bas que celui de Rotterdam, et, en Allemagne, à l’exception
du Philharmonique de Berlin et de la Staatskapelle de Dresde, je n’ai pas
dirigé d’autres orchestres que le Gürzenich. Cela parce que je crois que c’est
l’identité orchestre/chef qui fait les qualités d’un ensemble. Je voudrais que
les musiciens de l’Opéra s’identifient à moi, comme je tiens à m’identifier à
eux. Je crois que l’identification réciproque est capitale. Surtout dans une
ville aussi riche que l’est Paris en formations musicales. J’avoue cependant
que, à titre personnel, le fait de renoncer à diriger des orchestres avec
lesquels j’ai travaillé pendant une quinzaine d’années, des musiciens qui
étaient devenus des amis, m’affecte profondément.
Photo : (c) Dan Steinberg / Orchestre de Paris
B.S. : Avez-vous vu, rencontré
les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris ?
J.C. : J’ai commencé fin avril à
faire passer les concours de recrutement. Cela ne pouvait attendre, car il y a
déjà un moment que l’orchestre est sans chef titulaire [NDR : depuis le
départ de Myung-Whun Chung en 1994]. Je me dois de participer dès maintenant à
la vie de la formation, même si je n’arrive à plein temps qu’en septembre 1996.
Je n’ai pu me libérer plus tôt, ayant été nommé sans préavis. Mais il me faut
sans délais commencer à forger l’avenir. S’il y des postes libres dans
l’orchestre, il faut les pourvoir au plus vite.
B.S. : Vous ne vous attendiez
donc vraiment pas à cette nomination ?
J.C. : Comment voulez-vous ?...
B.S. : N’êtes-vous pas inquiet
devant l’ampleur de la tâche qui vous attend ?
J.C. : Je suis de nature
enthousiaste, et je m’investis à cent pour cent à mon travail. Quand je peux
donner tout ce que j’ai, je suis content. Je suis un peu comme un poisson dans
l’eau dans un théâtre. Depuis le premier opéra que j’ai dirigé. J’avais vingt
et un ans. C’était Boris Godounov de
Moussorgski. Assistant de Thomas Schippers à la tête de l’Orchestre de la
Juilliard School, conformément à l’ancien système, on m’a confié la dernière
représentation. C’était à Spoleto. Mon deuxième opéra fut La Bohème à la Juilliard School. C’est avec cet ouvrage que ma
carrière a été lancée. Je remplaçais de nouveau Thomas Schippers, qui était
malade. Madame Callas était dans la salle. Le théâtre représente plus de la
moitié de ma vie. Aujourd’hui, je possède cinquante ouvrages à mon répertoire.
Je suis vraiment heureux lorsque je me trouve dans un théâtre, quand je suis
dans la fosse, sur le plateau, quand je vois les lumières, discute avec le
metteur en scène. C’est toute ma vie ! Vous parlez de crainte ?... Je suis
comme un médecin. Il connaît son métier, le pratique parce qu’il y a toujours
des malades. Le théâtre, c’est pareil. Les orchestres aussi. Il y en aura
toujours. Or, il s’en trouve toujours un qui a besoin de quelqu’un. Un jour où
l’autre, avec un peu de chance, c’est sur vous que ça tombe. Pour ma part, j’en
suis déjà à mon troisième ou quatrième poste de chef titulaire. De plus, j’ai
dirigé plus de soixante-quinze orchestres dans ma vie, du Philharmonique de
Berlin et du Symphonique de Chicago jusqu’à des orchestres de petites villes.
Si, à Paris, cela marche comme je le souhaite, je serais enchanté d’y passer un
nombre indéterminé d'années, et de consacrer tout mon temps à l’Opéra. Si notre
union ne marche pas, cela ne changera ni ma vie, ni ma carrière, ni mon
comportement. Je suis ce que je suis, et je tiens à le rester.
B.S. : Seriez-vous un éternel
optimiste ?
J.C. : Je suis à la fois
optimiste et fataliste. Je suis parfaitement au courant des histoires qui
courent sur l’Opéra de Paris. Si quelque chose devait m’arriver, je
continuerais de toute façon à travailler. Cela ne changera pas ma vie. Je ne
suis pas aveugle ! Mais je ne peux tout de même pas commencer un travail la
peur au ventre. J’adore mon métier. Si je le fais à Paris pendant deux ans, je
serais content, si je le fais pendant cinq ans je serais content, si je le fais
pendant dix ans aussi...
James Conlon dirigeant une répétition de Carmen à l'Opéra de Los Angeles en septembre 2017. Photo : (c) Opera de Los Angeles
B.S. : Sur le plan du
répertoire, ne craignez-vous pas que, avec les musiciens baroques, il tende à
se réduire pour un chef symphonique et lyrique ?
J.C. : Je ne le pense pas. Dans
la mesure où si j’avais la chance d’avoir neuf vies, je ne pourrais faire tout
ce dont j’ai envie. Je dirigeais les Passions
de Bach tous les deux ans aux Pays-Bas, l’un des pays où a commencé la
vague de la recherche de l’authenticité. Je n’ai pas la prétention de diriger
toute la musique baroque, car, même si je l’apprécie, je m’y sens superflu. Je
n’ai pas la formation nécessaire. Donc, si je ne dirige pas le répertoire
baroque, le public n’en souffrira pas, nombre de musiciens le faisant très
bien. Mais je ne me sens pas du tout à l’étroit. Je suis parfaitement incapable
de jouer les quatuors de Beethoven ; cela ne m’empêche pas de les aimer. Je ne
fais que ce que je veux. Je ne dirige pas les œuvres que je n’aime pas. Quand
on est chef titulaire, il faut parfois faire des choses que l’on n’apprécie pas
toujours. Il faut les faire pour la famille... Je suis en parfait accord avec
les musiciens baroques. J’écoute ce qu’ils font, je suis leurs efforts, j’adhère
à leur pensée, jusqu’au moment où ils disent « c’est comme ça, pas
autrement ». Là, cela devient de l’orthodoxie. Militant contre
l’orthodoxie dans tous les domaines, je m’insurge violemment contre ce genre de
dictat.
B.S. : Croyez-vous en l’avenir
de l’orchestre symphonique ?
J.C. : Je ne pense pas qu’il soit condamné à la disparition. Même si les
compositeurs y renoncent en faveur de l’ordinateur ou d’instruments qui n’ont
pas encore été inventés. En effet, je suis certain que la littérature pour
orchestre, de Monteverdi à l’avant-garde actuelle, est si riche, sa place dans
notre culture si prégnante, qu’elle appartient au patrimoine de l’humanité, au
même titre, voire davantage, que l’architecture ou les arts plastiques. Ce qui
est acquis restera, même si les goûts évoluent au point que certaines œuvres
s’imposent au détriment des autres. Je n’ai pas la moindre inquiétude. On aura
donc toujours besoin d’orchestres pour les jouer. L’opéra aussi perdurera. Il y
a suffisamment d’ouvrages, et il y en a beaucoup qui, malgré leur réelle
valeur, ne sont jamais joués, pour que, même si plus aucune partition lyrique
n’était écrite, l’on puisse continuer à en monter éternellement. Certes, le
répertoire subira de temps à autres des fluctuations, mais ce sera parce qu’il
y a un moment ou à un autre des voix pour faire tel type d’œuvres plutôt que
tel autre.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 30 juin 1995
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