Chanteurs solistes, musiciens d'orchestre et musisiens choristes réunis sur un même plateau de salle de concert. Photo : DR
Je prends
aujourd’hui l’initiative de publier ici une enquête que j’ai réalisée en 1995
pour le magazine Info
Spectacle destinés aux professionnels du
spectacle aujourd’hui disparu consacrée à la formation des musiciens professionnels.
Malgré le sort divers des personnes interrogées, l’actualité du sujet reste
constante, et peut même servir à constater si évolution il y a ou pas, et peut
servir de base pour des débats.
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Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Photo : (c) CNSMDP
Plus de deux
millions d’apprentis musiciens pour quelques centaines d’emplois vacants par
an. Plus encore que toute autre discipline artistique, la musique connaît un
engouement considérable auprès du grand public. En son sein, beaucoup souhaitent
aborder le métier de musicien. Mais il en est de ce secteur comme des autres
professions artistiques : beaucoup d’appelés, peu d’élus. D’autant que la
concurrence n’est pas seulement d’ordre hexagonal, mais aussi mondial, la
musique étant le langage universel par excellence. Mais il en est heureusement
de la musique comme de la philosophie, de l’histoire ou des mathématiques :
tout le monde n’entend pas devenir un professionnel de chacune des matières du
cursus scolaire. La musique est aussi question de culture générale, de plaisir,
de divertissement.
Si le spectacle vivant ne connaît guère en France les faveurs du
grand public, surtout la musique (soixante et onze pour cent des Français n’ont jamais assisté de leur
vie à un concert de musique classique, soixante-seize pour cent à un spectacle de danse), les
conservatoires ne désemplissent pas. Au point que les infrastructures
apparaissent pour le moins inadaptées, sinon insuffisantes. S’il est recommandé
d’éviter les petits établissements privés, Ecoles municipales, Conservatoires
nationaux de région, les deux Conservatoires nationaux supérieurs de musique et
de danse constituent en France la filière naturelle de tout apprenti musicien.
Et les listes d’attente sont sans fin, au point que si les capacités d’accueil
étaient doublées, elles ne suffiraient pas pour répondre à la demande.
Pourtant, et tous les apprentis musiciens le disent, la notion d’étudiant en
musique est loin d’être entrée dans les mœurs. Peu de gens en effet conviennent
que les études musicales débouchent sur des métiers, comme l’attestent quantité
de témoignages d’adolescents qui, lorsqu’ils disent étudier dans un
conservatoire, ne reçoivent pour toute réponse de leur interlocuteur : « A
part ça, que faites-vous comme études ?... »
Motivation
Instrumentiste, chef d’orchestre, chef de chœur, chanteur, chef de chant,
accompagnateur, compositeur, professeur, musicien intervenant en
milieu scolaire, répétiteur, régisseur, administrateur, directeur artistique,
directeur de conservatoires et autres institutions, ingénieur du son,
informaticien, musicologue, impresario, journaliste... Les métiers de la
musique ne manquent pas. Certains requièrent davantage de compétences que
d’autres, trop souvent confiés à des amateurs plus ou moins éclairés, y compris
à quelques énarques en mal d’affectation. Si les études musicales ne sont
généralement pas considérées comme sérieuses, les candidats aux professions
musicales s’avèrent de plus en plus nombreux. Le désir de l’enfant dès son plus
jeune âge et celui de ses parents de faire de la musique est à parité. « Les
motivations des familles sont la volonté de donner à l’enfant la possibilité de
s’exprimer par le biais de la musique. Mais elles ne savent généralement pas
par quel instrument commencer, constate Gérard Torgomian, violoniste à l’Opéra
de Paris, professeur au Conservatoire municipal du XI° arrondissement de Paris.
Les parents ne réalisent pas combien le travail de l’instrument est exigeant.
Lorsque je constate que l’enfant n’est pas motivé, je lui conseille après un an
d’étude de changer d’instrument. Il n’y a donc pas d’échec total dans ma
classe. Ce n’est surtout pas aux parents de dire que leur progéniture souhaite
devenir musicien professionnel mais aux enfants eux-mêmes d’en exprimer la
volonté. »
Le Conservatoire municipal Charles Münch du XI° arrondissement de Paris. Photo : (c) Mairie de Paris
La base des structures pédagogiques de toute formation
professionnelle est le conservatoire municipal. Au nombre de huit cents en
France, ils réunissent chacun plus d’un millier d’élèves. A cela s’ajoutent
quelques deux mille cinq cents écoles de musique. « Sur deux cents élèves,
seuls un ou deux peuvent éventuellement devenir professionnels, avertit Gérard
Torgomian. Sans donner de faux espoirs à ceux que j’estime capables de
poursuivre leur apprentissage au-delà des classes enfantines, je les prépare
aux auditions et concours d’admission aux Ecoles nationales de musique et
Conservatoires nationaux de région. » Pour Torgomian, la France dispose
d’un système éducatif performant apte à fournir de bons professionnels. Le seul
vrai problème, c’est que l’Education nationale n’offre pas assez de temps aux
enfants pour travailler la musique. « Si les élèves avaient la possibilité
de travailler davantage, les résultats seraient bien meilleurs. Et plus les
apprentis musiciens sont nombreux, plus on décèle de gens valables. Les listes
d’attente dans les conservatoires s’allongent, et ceux qui ont la chance d’y
être n’ont pas les moyens de travailler, car les classes à horaires aménagés
sont quasi inaccessibles parce que trop rares. Cours, devoirs, instrument,
chorale, solfège, orchestre deux à trois fois par semaine... L’activité du
jeune musicien est aussi chargée que celle d’un ministre, sourit Torgomian. Du
coup, l’outil pédagogique a beau être bien adapté et performant, les enfants
sont trop occupés par ailleurs par les études générales. En Allemagne,
Grande-Bretagne, Italie, Russie, les cours sont dispensés par demi-journées ce
qui permet à l’enfant de poursuivre à l’extérieur de l’école une activité quasi
professionnelle. »
Ne pas
retarder l’échéance de l’échec
Le Conservatoire à rayonnement régional de Paris, rue de Madrid. Photo : CRRP
Riche de onze cents élèves, dirigé par Jacques Taddei, pianiste,
organiste titulaire de la tribune de l’église Sainte-Clotilde à Paris,
directeur du Festival d’Art Sacré de la Ville de Paris, membre du comité
d’organisation du Concours Long-Thibaud dont il fut lauréat en 1973, le Conservatoire
de Région de Paris propose une formation scolaire et artistique complète aux
enfants du cours élémentaire deuxième année jusqu’au cycle de formation
professionnelle qui, à terme, « favorise leur insertion dans la vie active ».
« Nous avons signé des contrats avec des classes à horaires aménagés.
Quatre cents enfants en bénéficient, note Jacques Taddei. Tous ne feront pas
une carrière, mais nous leur donnons la possibilité d’essayer d’y parvenir.
Mais, s’ils ne réussissent pas dans la musique, ils peuvent réintégrer à tout
moment le cursus scolaire normal, car ils en savent au moins autant que leurs
amis qui ont suivi une scolarité classique. Nous agissons comme s’ils devaient
devenir des professionnels. Leurs professeurs les font travailler dans les
mêmes conditions que s’ils étaient en cycle supérieur. Et comme notre
conservatoire marche bien, nous avons les meilleurs professeurs du marché. Que
les enfants réussissent ou non, je n’y suis pour rien. Il faut être clair avec
parents et enfants : s’ils n’ont pas les capacités, ce n’est pas la peine
d’insister. On n’ose pas toujours dire la vérité. C’est tragique, car c’est repousser
l’échéance de l’échec. »
Comme pour le CNSM qui est accessible à tous pourvu qu’ils
satisfassent aux exigences du concours d’entrée, le CNR [aujourd’hui CRR] de
Paris recrute ses élèves de cycle supérieur par voie de concours, sans exiger
les moindres diplômes ou récompenses d’école de musique ou de conservatoire
municipal. « Si l’on m’a nommé ici c’est pour que les conservatoires
municipaux parisiens aient pour vocation de remplir le CNR, rappelle Jacques
Taddei. Ce qui n’est pas tout à fait le cas. En fait, leur vocation est de
dispenser une formation musicale au plus grand nombre. Pour ma part, je ne
regarde pas qui se présente ici. Les trois quarts de nos candidats ont déjà une
médaille d’or d’un CNR de la région parisienne ou de province. Ils viennent chercher
ici un enseignement, un perfectionnement, un prolongement à leurs études
musicales, en raison de la qualité de notre enseignement. Je leur signe un
diplôme qui est le même que celui qu’ils ont déjà en poche, puisque tous les
CNR sont logés à la même enseigne. C’est tout de même une attitude intelligente
de leur part puisque, finalement, c’est pour eux-mêmes qu’ils se présentent
chez nous. » Lorsqu’on lui demande s’il n’y a pas de concurrence, de « doublonnage »
entre le CNSMD de Paris et le CNR de Paris, qui lui a succédé dans les murs de
la rue de Madrid, Jacques Taddei répond que les « étudiants choisissent un
conservatoire pour la qualité de l’enseignement qui y est dispensé. Quand
Marie-Claire Alain enseignait au Conservatoire de Rueil-Malmaison, poursuit-il
[Taddei en était alors le directeur], les élèves venaient pour elle, pas parce
que Rueil est la plus belle ville du monde ! Au CNSMD, ils ont d’autres moyens
que nous. Si j’ai pour ma part mis en place un cycle de Formation
professionnelle, c’est parce que le cycle supérieur terminé, je pense que ces
jeunes ne sont pas encore prêts à entrer dans la vie professionnelle. Nous leur
proposons une formation aux métiers de l’orchestre, de direction de chœur, des
départements de musique ancienne, de pédagogie et d’instrument. Certes, notre
ambition d’aider les gens à entrer dans la vie professionnelle est comparable à
celle du CNSMD. Le département instrumental est cependant beaucoup plus petit
chez nous. Si j’ai choisi harpe, orgue, piano, quatuor à cordes, c’est parce
que j’ai voulu profiter de la présence de grands professeurs pour préparer des
élèves aux concours internationaux. »
Humanités
« L’embouteillage dans les conservatoires est considérable,
ne peut que constater le compositeur Michel Decoust, inspecteur de la Musique
au ministère de la Culture. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : seuls
quatre pour cent des prix de conservatoires, y compris ceux du CNSMD, pourront
envisager de se destiner à une carrière de musicien. Quelques autres
enseigneront. » Autre constat, le niveau de qualification des diplômes n’a
pas évolué ces vingt dernières années. Mais les débouchés s’élargissent,
notamment grâce à l’Europe. « Aujourd’hui encore, la moitié des candidats
aux concours de recrutement organisés par les orchestres sont des médaillés d’or
de conservatoires régionaux, rappelle Michel Decoust. Mais le niveau de
qualification s’avère de plus en plus élevé, car l’on voit se présenter de plus
en plus de Premier prix de Conservatoire National de Musique et de Danse de
Paris et de Lyon, et les appels d’offre sont désormais largement ouverts à
l’échelle internationale. »
Si l’image des professeurs de conservatoire est un peu brouillée,
il ne faut cependant pas sous-estimer ce métier dont l’importance est capitale.
Les titres ne sont pas légion, et l’organisation des concours se fait en
fonction des besoins des conservatoires en professeurs. Il faut parfois
attendre jusqu’à cinq ans pour certains instruments. La France ne dispose que
de quelques CEFEDEM (Centres d’études et de formation à l’enseignement musical,
qui faillirent être supprimés). « Ce qui serait d’autant plus regrettable
qu’ils ne sont ouverts qu’aux bacheliers titulaires d’une médaille d’or de
conservatoire et proposent un cursus diplômant fixé selon le modèle
universitaire », regrettait voilà quelques mois Simone Dubreuil, alors présidente
de la FNAPEC, Fédération nationale des associations de parents d’élèves des
conservatoires et écoles de musique, qui regroupe plus de deux cent cinquante
associations de parents d’élèves de France et des DOM-TOM. Cette fédération s’est
donnée entre autres pour mission la restructuration et la professionnalisation
de l’enseignement dans les écoles de musique. C’est elle qui a œuvré pour la
création d’un second Conservatoire national supérieur de musique et de danse à
Lyon, pour l’obtention de la sécurité sociale des étudiants musiciens et
danseurs, pour la mise en place du Diplôme d’Etat (D.E.) des professeurs de
musique, etc. L’Association se bat aujourd’hui pour que les musiciens
professionnels puissent acquérir un bagage intellectuel incontestable. « Qu’est-ce
qu’un Premier prix de Paris ? C’est un papier sur une carte de visite,
déclarait Simone Dubreuil en avril 1995 (1). En Belgique, en Grande-Bretagne,
en Allemagne, il faut le baccalauréat. Pas pour entrer au CNSMD de Paris.
Combien de professeurs disent encore à leurs élèves de ne pas passer le bac,
qui prend trop de temps à la musique ? On a trop peur de rater le génie... Or,
à 14 ans, il est très rare d’avoir le bac ! Chez la majorité de nos voisins,
les écoles de musique ne sont ouvertes qu’à ceux qui ont leur diplôme de fin de
scolarité. Et en définitive, ils forment d’aussi bons musiciens que la France ! »
Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon. Photo : (c) CNSMDL
Diversifier
l’enseignement
Pourtant, sur le modèle établi par le CNSMD de Lyon qui se
conforme depuis sa création au modèle universitaire, adoptant le système des
unités de valeur, obligatoires et facultatives, le CNSMD de Paris, qui fête en
ce mois de décembre 1995 son bicentenaire, vient de voir son diplôme homologué
par l’Education nationale qui l’assimile à un niveau bac+4. Ainsi, les mille
deux cents élèves du Conservatoire sont-ils désormais considérés comme des
étudiants à part entière. « Ce qui est bien pour les équivalences
universitaires, se félicite son directeur, le compositeur Marc-Olivier Dupin.
Il faut être sérieux à l’égard de la formation des musiciens et danseurs
professionnels parce que l’Europe n’a plus les capacités d’absorber de
musiciens moyens ! » Sortant de sa tour d’ivoire depuis son installation
au cœur de la Cité de la Musique, et devant la forte concurrence internationale
à laquelle sont confrontés les musiciens, le CNSMD de Paris, avec ses mille
huit cents candidats venus du monde entier pour deux cents à trois cents places
disponibles par an, ambitionne de devenir l’institut de formation à tous les
métiers de la musique et de la danse, si l’on en croit l’ambitieux projet de
son directeur. « Si nous ne demandons pas à nos étudiants d’avoir leur
baccalauréat, nous pensons que c’est important. Soixante-cinq pour cent de nos
élèves sont bacheliers, soit davantage que la moyenne nationale. Mais certains
sont trop jeunes pour l’avoir. C’est pourquoi nous avons signé un partenariat
avec un collège de proximité pour des classes à horaires aménagés destinés à
nos élèves en âge scolaire. Nous avons aussi mis en place l’enseignement des
langues. Nous diversifions également nos enseignements. Après avoir ouvert des
départements jazz, musique ancienne, danse contemporaine et une formation
d’ingénieur du son, nous devenons d’une grande exigence dans les classes
d’instrument pour obtenir un juste équilibre entre la spécialisation, la
culture musicale et la culture générale. Nous avons également mis en place un
département pédagogie qui prend de plus en plus d’importance et permet de
former des enseignants pourvus du C.A. A terme, nous avons aussi l’ambition de
former des directeurs de conservatoire et, éventuellement, des administrateurs
d’orchestres et d’institutions musicales. »
Autre préoccupation majeure de Marc-Olivier Dupin, l’insertion
professionnelle des élèves du Conservatoire. « Cela comprend, dit-il, des
éléments de formation et de sensibilisation qui, dans un contexte professionnel
difficile, doivent se placer avant l’obtention du prix, et des actions après le
diplôme à l’échelon du perfectionnement, voire de façon plus informelle pour
nos anciens élèves. Dans le cadre de l’apprentissage, nous avons beaucoup
insisté pour que les interprètes aient une plus forte expérience de la scène.
Nous nous sommes en effet aperçus que beaucoup de jeunes musiciens et danseurs
se trouvaient handicapés dans leur relation au public. Nous avons aussi
entrepris diverses actions comme les résidences de compositeurs, de chefs d’orchestre,
de chanteurs, des collaborations avec des théâtres, etc. Nous initions des
actions ponctuelles qui permettent d’ouvrir des portes, de créer des
passerelles avec l’univers professionnel. Nous essayons de développer
l’information interne, en restructurant les services administratifs et
documentaires de la maison dans le but de créer un pôle susceptible d’informer,
renseigner, former nos étudiants à une approche professionnelle. Ainsi, nous
avons commencé à organiser des rencontres avec agents artistiques, spécialistes
des questions de droits d’auteur. Nous voulons ramener la pédagogie vers la
profession. Il ne s’agit cependant pas d’enseignements au sens propre du terme,
mais d’une offre de services mettant à disposition un ensemble de documents sur
les concours, les stages, les places disponibles dans les orchestres, les
conservatoires, etc. Nous avons aussi une mission de conseil dans les choix des
institutions internationales, et nous souhaitons aider nos étudiants à trouver
concerts et engagements dans les compagnies chorégraphiques. »
Bref, ce que souhaite Marc-Olivier Dupin pour les années à venir,
ce n’est pas une croissance de la qualité des musiciens qui se maintient à un
niveau d’autant plus élevé que le réservoir d’apprentis musiciens est plus
important que jamais, mais une augmentation de la durée des études au sein de
son établissement afin d’élargir le cursus scolaire afin d’étoffer les matières
indispensables à la formation complète du futur musicien. « Les études
durent actuellement entre trois et cinq ans auxquels s’ajoutent deux ans de
cycle de perfectionnement, précise Marc-Olivier Dupin. Nous sommes en train
d’étudier la possibilité d’une homologation de niveau I, c’est-à-dire de niveau
doctorat, comme c’est déjà le cas dans les universités américaines ou
allemandes. Mais, devant la diversité des connaissances et des compétences
demandées aux jeunes musiciens, il nous faut envisager un allongement des études
au sein du Conservatoire. » Marc-Olivier Dupin pense en effet que, face à
la diversité croissante des possibilités offertes à un musicien de s’exprimer
(multiplication des orchestres baroques ou des ensembles de musique
contemporaine par exemple), il n’est pas utile de renforcer la sélection et de
réduire les effectifs du Conservatoire, mais plutôt de renforcer la formation
générale, donc de la déployer sur davantage d’années.
Ecole normale de musique de Paris. Photo : (c) ENM
Technique de
plus en plus solide, musicalité toujours rare
Fondée en 1919 par le pianiste Alfred Cortot, qui la dirigea
jusqu’à sa mort en 1961, riche aujourd’hui de mille quatre cents élèves,
l’Ecole normale de musique a une réputation internationale qui n’a rien à
envier à celle du CNSMD de Paris. Son directeur, Pierre Petit, compositeur
critique musical au Figaro, a
supprimé peu à peu les classes enfantines pour ne garder qu’une classe
d’initiation qui s’adresse aux enfants de quatre à six ans, et ne plus
consacrer l’activité de son école qu’à la formation d’amateurs et de
professionnels de haut rang. Les plus jeunes de ses élèves ont entre douze et
treize ans, les plus âgés de trente à trente-cinq ans. A la différence du CNSMDP,
il n’y a pas de limite d’âge à l’ENM, et le nombre d’étrangers est illimité,
pour atteindre sept cents personnes, soit la moitié des effectifs, dont trois
cent cinquante d’origine asiatique. « Connue en France, l’ENM l’est
surtout à l’étranger, notamment en Allemagne, en Amérique et en Orient,
constate Pierre Petit. Bien que nous enseignions tous les types d’instruments,
c’est surtout le piano qui fait notre réputation. Voilà dix ou douze ans,
lorsque nos jeunes diplômés n’étaient pas encore atteints par la limite d’âge,
ils se présentaient au CNSMDP. Aujourd’hui, c’est le contraire. Chaque année,
quatre ou cinq Premiers Prix du CNSMDP viennent ici pour essayer d’obtenir leur
Diplôme supérieur d’exécution. Longtemps porté par le bouche à oreille, ce
diplôme est depuis deux ans reconnu par l’Etat. Ce qui permet à ceux de nos
élèves qui se destinent à l’enseignement de se présenter au D.E. ou au C.A.
sans avoir à passer l’épreuve d’instrument. »
Conservatoire privé, donc privé de subventions publiques, l’ENM,
contrairement à ses concurrents, n’est pas gratuite. Les frais de scolarité
sont proportionnels au niveau d’études. Les élèves sont assimilés étudiants à
partir du « Brevet », qui peut s’obtenir à la fin du quatrième des
six degrés d’études professionnelles. Lorsqu’on lui demande quelles sont les
motivations de ceux qui choisissent l’ENM plutôt qu’un conservatoire, Pierre
Petit répond que ceux qui se présentent sont issus d’un conservatoire de
province ou d’arrondissement de Paris qui décident de terminer leurs études
musicales à l’ENM, soit parce qu’ils ont dépassé la limite d’âge, soit parce
qu’ils ont été attirés par le renom de l’école. « Depuis toujours, et bien
avant le CNSMDP, qui n’a longtemps formé que des exécutants sans inciter ses
élèves à faire autre chose que leur instrument, nous nous préoccupons de forger
des musiciens complets, s’enorgueillit Pierre Petit. Nous n’accordons nos
diplômes qu’à ceux qui ont satisfait à toutes les disciplines obligatoires où
ayant obtenu des équivalences dans leur conservatoire d’origine : histoire de
la musique, histoire de la pédagogie de l’instrument étudié, analyse, harmonie,
déchiffrage, musique de chambre.»
A l’instar des conservatoires, l’Ecole normale de musique se
préoccupe de l’avenir du métier de musicien. Son directeur se flatte de voir
son diplôme d’exécution de plus en plus difficile à obtenir, comme l’atteste la
présence d’anciens élèves du CNSMD. « Sur le plan technique, un pianiste
qui a obtenu son diplôme en 1938 ne serait plus aujourd’hui qu’au quatrième ou
au cinquième degré, constate Pierre Petit. Nous n’y pouvons rien. Il y a une
sorte de surenchère, comme chez les sportifs. Mais si les apprentis musiciens
ont une technique de plus en plus solide, il y a heureusement toujours la même
proportion de gens qui ont quelque chose à dire. Seulement, le fait de posséder
une excellente technique leur permet de s’exprimer avec davantage d’aisance.
Sans technique, on se retrouve le bec dans l’eau ! »
Quoique préoccupant, l’afflux de musiciens de valeur ne semble pas
alarmer Pierre Petit. « Voilà douze ans, je créais un degré supérieur de
concertiste réservé à ceux ayant obtenu leur diplôme d’exécution un ou deux ans
plus tôt, avec une moyenne élevée. Aujourd’hui, comme au CNSMD, nous avons
chaque année huit à dix pianistes qui sortent pourvus de ce diplôme. Ils sont
quatre-vingt à vouloir se présenter. Je les écoute, et je n’en garde que
trente-trois. Les places sont donc chères ! Et comme le CNSMD en sort autant...
C’est là que, les classes terminées, les études commencent ! D’où l’utilité des
concours internationaux. Les gens qui passent chez nous ont autant de chances
de réussir que ceux du CNSMD. Nous essayons de les aider au début de leur
carrière. Mais ce n’est pas facile, car on ne les attend pas. C’est un
véritable drame ! Il y a de plus en plus de musiciens qui jouent bien, le
niveau général est de plus en plus élevé. Pour les instrumentistes à cordes et
à vent il y a plus de champ, grâce aux orchestres... Quoique les flûtistes sont
beaucoup trop nombreux. »
Apprendre à
apprendre
Pour Pascal Gallois, à l’époque l’un des deux bassonistes de
l’Ensemble Intercontemporain, dédicataire de plusieurs pièces pour son
instrument, professeur au CNSMD de Paris, le conservatoire apprend à apprendre.
« Ce qui compte c’est la connaissance de l’évolution du marché comme du
répertoire... Les pays latins ont trop longtemps mis l’accent sur l’expression
individuelle aux dépends de la réalité professionnelle, rappelle Gallois. La
plupart des étudiants n’ont pas la vocation d’être concertistes. C’est pourquoi
les relations conservatoire/orchestres et chefs d’orchestre sont capitales.
C’est ce que nous faisons à l’Intercontemporain, notamment par les stages d’été
à la Cité de la Musique au cours desquels les musiciens de l’ensemble encadrent
les étudiants. Ma priorité c’est l’emploi. » Pascal Gallois estime que le
temps du musicien ne se consacrant qu’à l’enseignement est révolu. « La
plupart des professeurs du CNSMD sont solistes ou chefs de pupitre de grandes
formations. Ainsi, l’enseignement s’adapte-t-il mieux aux exigences de la vie
de l’orchestre. C’est par son propre exemple, par ses choix personnels que l’on
enseigne le mieux. La pédagogie est science vivante, évolutive, pas statique.
La stimulation vient de l’exemple du professeur. La motivation est le moteur de
tout métier ! »
Pour Pascal Gallois, l’avenir semble assuré pour les musiciens
ayant choisi les instruments à vent, les débouchés s’avérant fort nombreux
l’activité s’étant beaucoup diversifiée ces vingt dernières années :
enseignement, soliste, musicien d’orchestre, notamment avec la multiplication
des formations baroques et contemporaines. « Les profils de carrière se
sont multipliés. C’est à cela qu’il me faut préparer mes élèves, qui doivent se
montrer plus éclectiques, avoir une vision plus large qu’autrefois. »
Quant à la sélection qui se fait de plus en plus internationale, Pascal Gallois
s’en félicite. « L’Ecole française des instruments à vent est l’une des
meilleures au monde ! C’est affaire de culture. La France a une forte tradition
en ce domaine. Tradition qui remonte au XIX° siècle, à l’époque de la
révolution industrielle. Les régions minières ont alors vu l’éclosion d’harmonies
de toutes sortes. La base de la pyramide de l’enseignement est très large,
puisqu’elle puise dans un immense réservoir d’amateurs. L’école française des
vents a été forgée par des musiciens venant des régions minières du nord, de
l’est et du sud de la France. C’est d’ailleurs souvent l’exemple des parents
qui modèle l’avenir des enfants. La tradition chorale britannique donne de
grands chanteurs ; l’école américaine des cuivres est née des “bands”
universitaires... La pratique amateur entraîne les éléments les plus motivés
vers l’enseignement professionnel de la musique. »
Décloisonner
Pianiste virtuose new-yorkais installé à Paris, membre de jurys de
conservatoires français et de concours internationaux, professeur de jeunes
pianistes « triés sur le volet », Jay Gottlieb a en quinze ans
multiplié les opportunités d’analyser la formation des musiciens français. S’il
reconnaît des spécificités à la formation des musiciens français,
particulièrement des pianistes, il se félicite de la standardisation heureuse
de l’enseignement à l’échelle planétaire. « Ainsi peut-on écouter ce qui
se fait de mieux où que l’on aille, à Moscou, Caracas, New York, Londres ou
Paris. La Russie, la Chine s’ouvrent au monde et envoient leurs jeunes
musiciens étudier dans les conservatoires occidentaux. Tant mieux ! Le CNSMD invite
de grands artistes à dispenser des masters classes... Ces échanges sont
salubres à la fois pour les élèves et pour leurs professeurs. Loin d’être
polluant, ce brassage des cultures est nourrissant. » Ce que Jay Gottlieb
regrette cependant encore en France, c’est cette barrière quasi infranchissable
entre les enseignements artistiques et la formation universitaire. « Ce
qui est merveilleux pour les apprentis musiciens aux Etats-Unis, c’est d’être à
l’université, de pouvoir apprendre non seulement la musique, mais aussi
l’anthropologie, la sociologie, la philosophie à un niveau élevé. Alors qu’ici,
c’est uniquement “école de musique”, et l’éducation générale passe à la trappe.
En fait, c’est la séparation des éléments qui, en France, est nocive. Ce
problème est fondamental, y compris au cœur de l’enseignement musical lui-même
: l’idée d’enseigner le solfège avant d’aborder l’instrument est monstrueuse.
C’est une faille considérable dans l’éducation musicale française, qui a aussi
des avantages, comme cette extraordinaire capacité d’analyse, qui se fait
malheureusement au détriment de la synthèse. » Jay Gottlieb reconnaît
cependant que l’évolution va dans le bon sens. La France, qui ne visait qu’à
forger des virtuoses, s’est enfin rendu compte que l’on pouvait faire de la
bonne musique en se consacrant à l’accompagnement, à la musique de chambre, à
la pédagogie. « C’est une façon d’affronter le problème de la
surproduction de musiciens. Avant, ils devenaient des professeurs amers qui
gâchaient les meilleurs élèves. Aujourd’hui, si la France compte de grands
pédagogues, ce sont tous de bons pianistes, et ils forment de bons musiciens. »
Le pianiste américain insiste sur le fait que les jeunes doivent savoir trouver
de bons maîtres. « C’est un peu la loterie. En France, trop de talents,
trop de superbes natures de musiciens sont gâchés par leurs professeurs.
L’organisation du travail est aussi trop laissée au hasard. Mais c’est la même
chose partout. Huit heures de travail fait n’importe comment, c’est
parfaitement inutile ! »
Ralentir les
flux
Jay Gottlieb constate qu’il se trouve en France autant de bons
musiciens que partout ailleurs, même si a
priori le pays est moins musicien que d’autres. « Encore une fois
grâce à ce brassage, à ces moyens de communication élargis, insiste-t-il. Si
les Français les plus intéressants sont plus nombreux, c’est parce qu’ils sont
désormais confrontés à tout ce qui se passe dans le monde. » Marc-Olivier
Dupin renchérit en insistant sur le fait que la formation des musiciens et
danseurs professionnels doit être abordée avec le plus grand sérieux. « L’Europe
n’a plus les capacités d’absorber les musiciens moyens. J’ai pas mal de
contacts avec mes collègues étrangers afin de mener cette réflexion de façon
très intense. Si nous ne le faisions pas, si nous négligions ce problème, ce
serait criminel ! Il faut peut-être en former un peu moins, mais les former
mieux. Ce qui ne veut pas dire que l’on prendra moins d’étudiants, mais qu’on
les gardera un peu plus longtemps. Il nous faut ralentir les flux pour rendre
nos étudiants plus performants sur le marché de l’emploi plutôt que d’en faire
des pléthores. Prenez un pianiste. Même s’il est très jeune et très doué, que
lui arrive-t-il ? Le répertoire de l’instrument est si complexe, si vaste,
qu’il a tout intérêt à rester un moment au conservatoire, même s’il a le niveau
d’un Premier prix. Aujourd’hui, il lui faut prendre son temps, sinon il n’aura en
sa possession qu’un répertoire limité. Je pense que la mission d’un
établissement comme le CNSMD est de donner la possibilité à ses étudiants de
suivre une formation extrêmement pointue et complète. »
D’autant que le diplôme n’est pas gage d’emploi. « Le
curriculum-vitae d’un artiste joue peut-être au début... et encore, concède
Marc-Olivier Dupin. En fait, c’est surtout la qualité du travail qui compte. Le
Conservatoire a beaucoup d’exemples célèbres de gens extrêmement compétents qui
ont finalement fait leur carrière dans des disciplines fort éloignées de celles
que laissait envisager leur formation initiale. L’institution est porteuse de
paradoxes... »
« Chaque ouverture de poste à l’Orchestre de l’Opéra suscite
un nombre de plus en plus grand de candidatures, se félicite Gérard Torgomian.
Ces concours attirent de plus en plus d’étrangers. Ce qui crée une émulation.
Mais on ne demande pas aux postulants quels sont les prix ou médailles dont ils
sont titulaires. Là où l’Opéra recevait trente-cinq dossiers de candidature
pour un poste de violon, aujourd’hui on en compte soixante-dix. Il y a
désormais davantage de violonistes sur le marché qui jouent de mieux en mieux.
Il n’y en a certes pas de meilleurs que David Oïstrakh, mais il y a beaucoup
plus d’excellents violonistes du fait de la multiplication des concours, des
stages, des possibilités de devenir un musicien complet, avec l’alternative de
poursuivre sa formation à l’étranger. »
L'ancien Conservatoire régional de la rue Lallemand à Montpellier. Photo : (c) Le Midi Libre
Le projet élaboré en 1993 par Michel Decoust à la demande de
Georges Frêche, alors Maire de Montpellier, aurait-il toujours un sens ? Mis en
sommeil pour cause de pénurie budgétaire, le projet de Michel Decoust avait
pour ambition la création d’un conservatoire européen d’excellence, une
véritable Conservatoire Supérieur de Musique d’Europe, dont le concours
d’admission aurait été fortement sélectif, à la manière des concours d’entrée
dans les grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce. « Dispensé à six
cents élèves de très haut niveau, l’enseignement de type master classes se
ferait par sessions de trois ou quatre semaines déléguées la première année à
des assistants choisis par les professeurs titulaires et liés à eux (2),
confiait Michel Decoust. Le cursus s’échelonnerait sur six semestres, quatre
étant dispensés à Montpellier, deux à l’étranger. Une quatrième année obligatoire
serait vouée à la pédagogie. »
Mais, quelles que soient les structures et la durée des études, il
faut bien un jour que le musicien finisse par aborder la vie professionnelle.
Lui proposer une formation la plus complète possible pour lui donner toutes les
chances de s’imposer, soit. Mais il lui faudra bien arrêter un jour... Comme
pour toute activité professionnelle, la loi de l’offre et de la demande, le
travail personnel, l’expérience font tout le reste.
Bruno Serrou
1) L’Ecole de l’Art n°3,
mai/juin/juillet 1995.
2) Magazine Crescendo
n°4, janvier/février 1994.
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