Paris, Salle des concerts de la Cité de la
Musique, jeudi 30 mai 2013
Il
est des rendez-vous qu’il ne faut surtout pas manquer. Le concert donné hier
dans la grande salle de la Cité de la Musique en ouverture du Festival
ManiFeste 2013 de l’IRCAM, était de ceux-là. Certes, l’œuvre programmée, Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger qui
occupe à elle seule toute une soirée, ne s’adressait pas à tous les publics, et
même celui qui était convaincu de l’importance du moment dont il allait être le
témoin, aura eu du mal à en mesurer la portée s’il ne s’était pas préparé à l’imaginaire
de son auteur et à l’incroyable dimension de la partition, d’une richesse et d’une
densité inouïes. Aussi, convient-il de saluer France Musique qui a pris l’initiative
de retransmettre en direct ce concert exceptionnel, puisque, en vingt-deux ans,
ce n’aura été que troisième exécution à Paris de cette partition de deux-heures-et-demi
sans entracte : en 1991, à l’Opéra-Comique par Aurèle Nicolet, les London
Voices et l’Ensemble Modern dirigés par Heinz Holliger (1) dans le cadre du
Festival d’Automne à Paris, et en 2003 Cité de la Musique par l’Ensemble Intercontemporain
et Sophie Cherrier déjà également dirigés par Heinz Holliger, mais avec le chœur
Accentus.
Depuis
1968 et avec « h » pour
quintette d’instruments à vent et Dona
nobis pacem pour voix, Holliger a renoncé à l’esthétique du contrôle de la
hauteur absolue, pour travailler avec des effets sonores et des éléments
phonétiques comme matériau compositionnel. Tout comme il a repoussé les limites de son instrument, le hautbois,
Holliger, dans sa propre musique, ne cesse d’aller jusqu’aux extrêmes des états
physiques et psychiques, aux confins de la souffrance et de l'éblouissement, selon
la formule du musicologue éditeur suisse Philippe Albèra (2). La création de
Holliger est un acte de résistance vis-à-vis du temps, présent et à venir, mais
non dénué de l’espoir d’un affranchissement, d’un élan vers l’inconnu et le
désir d’un ailleurs. L'imagination sonore la plus inouïe et les idées les plus
radicales, étayées par une maîtrise éblouissante, fondent ainsi l’une des démarches
les plus fortes et singulières de la musique d’aujourd’hui.
Friedrich Hölderlin (1770-1843)
Placée sous le
sceau de la mort, omniprésente et fatale, Scardanelli-Zyklus
est une œuvre sans commencement ni fin. Elle ne comporte aucun point culminant,
rien qui soit visé comme un sommet ou un point d'aboutissement, qui ressemble à
une introduction ou à une coda, à un développement, à une réexposition, à un
dénouement. De forme circulaire, elle échappe aux caractéristiques d’une
dramaturgie classique se déployant pendant cent cinquante minutes dans son
caractère d’inexorabilité et d’immobilité, tel un rituel, le temps se
pétrifiant. Il s’agit en
fait d’un long monologue qui amalgame les images du réel, du souvenir, et de ce
qui n'est pas encore. Constitué de cercles, celui des saisons
exposé trois fois, Die Jahreszeiten
composées en 1975, auxquels s’ajoutent celui de (t) air (e) pour flûte solo - l’instrument dont jouait Hölderlin -
de 1980 (lire taire, air et te) qui conduit aux limites physiologiques de l’interprète, et Übungen zu Scardanelli pour flûte,
orchestre de chambre et quatre à cinq voix de femmes ad libitum ajoutés en
1985, et Ad marginem inspirée d’un
tableau de Paul Klee pour petit orchestre et bande qui joue des extrêmes de la
perception auditive, Scardanelli-Zyklus
est comme un journal intime sonore, une musique qui « exprime une sorte de
rigidité, proche de la paralysie » (Holliger).
La tour où vécut Friedrich Hölderlin sur les bords du Neckar à Tübingen (Souabe) les quarante dernières années de sa vie. Photo : DR
Le « Cycle de Scardanelli », l’un des noms que Friedrich Hölderlin
(1770-1843) se donnait à lui-même alors qu’il se cachait sous le masque de la
folie et vivait enfermé dans sa tour à Tübingen pendant les trente-six
dernières années de sa vie, y écrivant des poèmes presque exclusivement centrés
sur les saisons qui a pris quasi dix ans (1975-1985) à Holliger, qui l'a retravaillé et complété
jusqu’en 1995, tient de ce singulier attrait, puisqu’il se fonde sur des textes
du poète allemand. Mais le musicien suisse ne s’attache à mettre en musique que des textes
et des poèmes de la dernière période, celle de la folie, de l’homme meurtri
enfermé dans sa tour, qui n’ont pas le fini et la musique interne de ceux des
périodes qui ont précédé (à l’instar de ce qu’il fera avec Paul Celan, dont il
n’utilise que des bribes de phrases, car mettre en musique de tels poèmes n’est
pas les servir, tant ils ont leur propre musicalité). Chaque partie est
ponctuée par le chef, qui, dos au public, expose de sa voix les titres du
morceau qui va suivre ainsi que les dates fantaisistes octroyées par Hölderlin
à ses textes. L’œuvre en son ensemble exprime une solitude et une magie d'une angoisse
absolue exaltées par des sonorités des plus glaciales, exposées de façon le
plus souvent susurrées dans un nuancier à l’ambitus flottant comme figé entre forte et pianississimo.
Le Choeur de la Radio lettone. Photo : DR
Encore
dirigée hier avec un monceau de partitions disposé sur le pupitre du chef, l’œuvre
étant pour le moment imprimée en parties séparées, par mouvement, ensemble
instrumental et chœur, Scardanelli-Zyklus
a acquis sa forme et son ordre définitifs, ce qui va permettre à Schott de
publier enfin le conducteur de l’œuvre entière en un seul volume. Jusqu’à
présent, le cycle pouvait commencer sur n’importe laquelle des saisons. L’édition
de cette forme définitive devait être concrétisée pour le concert donné hier
par l’Ensemble Intercontemporain et le Chœur de la Radio lettone, mais elle n’a
pu être prête dans les temps. Bien qu’il m’eût déclaré vendredi dernier à
Sarrebruck diriger cette version ultime, il m’est une semaine plus tard
impossible d’affirmer que tel a bien été le cas, considérant le fait que l’ordre
publié dans le programme a été modifié au dernier moment… L’axe de l’œuvre telle
que donnée hier est le choral à 4 Eisblumen
(Fleurs de givre) fondé sur un choral
extrait de la cantate Ich will den Kreuzstab gerne tragen BWV 56 (Je porterai
volontiers la croix) de Jean-Sébastien Bach, page sublime où quatre
instruments dans l’aigu ponctuent le chant de huit voix de femmes en mouvement
homophone. « L'œuvre est comme un journal, convient Heinz Holliger, et
chaque pièce en est l’une des feuilles. Toutes sont extrêmement statiques, il
n'y a pas d'éléments gestuels ou dramatiques. La seule obligation consiste à
jouer au moins un cycle des saisons mais on peut commencer avec n'importe
laquelle. Il faut aussi que les commentaires instrumentaux ne suivent pas l’original
vocal, pour qu’il y ait toujours des enchevêtrements. Mais les interprètes
choisissent leur propre dynamique, leur propre conception d’ensemble. On
pourrait d’ailleurs échanger les poèmes en conservant la même musique : j'ai
évité de me placer à l’intérieur du climat et de la pensée propres à un poème
spécifique. Je me suis plutôt attaché à ce qui ressort de l’ensemble de ces
poèmes, comme si le verbe poétique accompagnait le discours sonore. » Il est possible
de jouer tout ou partie des pièces de l’œuvre. Ainsi, la structure évolutive
des trois cycles de saisons correspond à la structure simultanée des trois
cercles enchevêtrés. La liberté laissée aux interprètes n’a cependant
rien à voir avec le concept d’œuvre ouverte ou aléatoire, car elle est
articulée par une écriture rigoureuse, chaque pièce reposant sur des principes
extrêmement élaborés qui tendent moins pourtant à une construction qu'à
un épuisement des structures (2).
Sophie Cherrier (flûte solo). Photo : Ensemble Intercontemporain, DR
Œuvre
complexe à écouter et extraordinairement bouleversante tant elle interroge l’auditeur
jusqu’au plus profond de son être, jusqu’à en exalter la douleur secrète à la
façon d’une psychanalyse, au point que au fur et à mesure du concert une
soixantaine d’auditeurs ont quitté la salle, Scardanelli-Zyklus a constitué hier pour beaucoup une véritable révélation.
Sophie Cherrier a tenu avec une maîtrise extraordinaire la difficile partie de
flûte, assumant avec une aisance confondante de la diversité des registres de
jeu, de clefs, de souffle, de tenue et de retenue de l’écriture infiniment
virtuose mais toujours maîtrisée de Holliger, inventeur de techniques que tous
les compositeurs exploitent aujourd’hui. Souvent sollicité en soliste, et plus
rarement en tuttiste, l’Ensemble Intercontemporain a rendu hommage par sa vélocité
à l’écriture inventive, rythmiquement et techniquement extraordinairement
exigeante par sa retenue et son inventivité, répondant avec tact extrême et
offrant au compositeur chef d’orchestre qui le dirigeait une palette de
couleurs d’un velouté d’une beauté confondante. Mais c’est surtout le Chœur de
la Radio lettone qu’il convient de saluer, avec ses magnifiques voix de femmes,
aux aigus d’airain qui ont instillé une dimension surhumaine aux cris suscités
par la mort, tout en imposant une homogénéité parfaite dans les tutti et les
répons, interprétant cette musique ardue et hardie avec une facilité et un
naturel confondants, comme s’il s’agissait d’une œuvre du répertoire courant.
Une soirée comme il en est peu et qui restera gravée dans la mémoire des
privilégiés qui en étaient et qui ont su rester jusqu’au bout, tant il s’avère
qu’il y a un avant et un après l’audition de cette œuvre gigantesque.
Bruno Serrou
1)
Cette version a fait l’objet d’un enregistrement avec les mêmes interprètes publié
chez ECM New Series/Universal Classics (2CD 1472/1473 437 441-2)
2) Heinz Holliger et Philippe Albèra : Entretiens, textes, écrits sur son oeuvre (Nouvelle édition augmentée). Editions Contrechamps (Genève), 32,45 euros
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