Paris,
Cité de la Musique, Salle des concerts, jeudi 16 mai 2013
Composée en 1967-1968 aux Etats-Unis pour le New York Philharmonic
Orchestra, Sinfonia est l’une des œuvres
les plus connues de Luciano Berio. Comme beaucoup des partitions du compositeur
italien, elle explore l’avenir à travers l’expérience du passé, allant de la
préhistoire à tous les temps à la fois dans le finale ajouté en 1969, en
passant par la mort et le temps remémoré dans le deuxième, les impressions et souvenirs
d’événements qui se bousculent dans le troisième, et le réveil de la pensée dans
le quatrième. La partition se fonde dans sa partie centrale, la plus développée
des cinq, sur le scherzo de la Symphonie
n° 2 « Résurrection » de Gustav Mahler, compositeur encore peu
joué à l’époque, recomposée et mêlée d’éléments venus des valses du Chevalier à la rose de Richard Strauss, de
la Valse de Maurice Ravel, de la Mer de Claude Debussy, la Symphonie « Pastorale » de Ludwig
van Beethoven, de la Symphonie
fantastique d’Hector Berlioz et du Sacre
du printemps d’Igor Stravinski. A l’instar de ces sept œuvres, Sinfonia reflète un monde en
déliquescence, prémices des bouleversements de l’état de la société à la fin
des années 1960, avec ses bruits et ses fureurs et la guerre du Vietnam à l’arrière-plan,
d’où la présence de la voix, qui s’élève contre le flot des événements du cœur du
grand orchestre à l’instar de celles qui réclamaient alors l’égalité des droits
pour tous les citoyens. Les huit chanteurs (quatre femmes, quatre hommes) expriment
des extraits de le Cru et le Cuit de
Claude Lévi-Strauss qui s’effritent en bribes avant de se reformer puis de se transformer
en sonorités moites, avant d’exposer le nom de Martin Luther King assassiné
tandis que Berio composait Sinfonia
et qui est explosé en phonèmes, ces derniers revenant telles des vagues, avant
que l’Innommable de Samuel Beckett, à
l’instar de Mahler, devienne l’assise littéraire du troisième mouvement mêlé de
bribes d’Ulysse de James Joyce, d’un
vers de Paul Valéry et de fragments de vie quotidienne, comme des cris
enregistrés dans les rues de Paris en mai 1968. Dans le quatrième mouvement,
les voix évoquent la mort de Martin Luther King, avant de reprendre dans le
finale tout le matériau de l’œuvre.
Luciano Berio (1925-2003). Photo : DR
Quarante-quatre ans après sa création à New York, le 10 octobre 1968, Sinfonia impressionne toujours autant.
Le Brussels Philharmonic - The Orchestra of Flandres (curieux intitulé pour une
phalange belge, fut-il flamand) et son directeur musical, le Français Michel
Tabachnik, en ont donné hier une interprétation de qualité, mais sans
transcendance, avec un premier violon, amplifié dans le troisième mouvement, aux
sonorités stridentes et aigres, impressions sans doute dues à la qualité des
micros et/ou du mixage de la console. Les huit chanteurs solistes du groupe britannique
Synergy Vocals, fondé par une ex-membre des Swingle Singers créateurs de la Sinfonia, répartis entre les instruments
à cordes de l’orchestre se sont avéré d’une précision et d'une constance dignes
de leurs aînés. Mais la globalité de l’exécution est apparue touffue et les
textures instrumentales un brin trop grasses.
Gustav Mahler (1860-1911). Photo : DR
Prise de risque considérable pour cet orchestre bruxellois que de
présenter à Paris la Symphonie n° 1 en
ré majeur de Gustav Mahler, œuvre qui,
dans les années 1960, aurait valu un refus des organisateurs de concert
français à Herbert von Karajan et son Orchestre Philharmonique de Berlin tant
ils auraient craint une salle vide, mais qui, aujourd’hui, est archi-rabâchée,
au point de ne plus même créer l’événement. A défaut de la Symphonie n° 2, aux effectifs trop colossaux pour la Cité de la
Musique et un peu trop développée pour un concert de durée moyenne, avoir inscrit
dans un même programme la « Titan »
et la Sinfonia tient de la logique. Michel
Tabachnik a favorablement surpris, dans cette œuvre d’une extrême virtuosité.
Il est de toute évidence à l’aise dans cette musique complexe à mettre en place
tant les structures sont alambiquées, faisant à la fois ressortir les lignes de
force, l’architecture, l’unité à travers la multiplicité, les plans apparaissant
dans leur évidence, tout en soulignant la diversité de l’inspiration, à la fois
populaire, foraine, militaire, noble et grave, les brutalités, les saillies, la
nostalgie. Unité et altérité dans la conduite de l’œuvre, la rythmique, le
phrasé, les respirations étant bien en place, le chef français a en outre évité
le pathos et les effets trop appuyés. Son orchestre a répondu avec empressement,
suivant son chef sans broncher jusqu’aux limites de la virtuosité sans trop de
fautes et avec une homogénéité de bon aloi. Les cordes (en nombre impair -
15-13-11-9-7) sont sûres (belles sonorités de la contrebasse solo, des altos et
des violoncelles), les bois sont colorés et nuancés (magnifique hautbois, mais
aussi flûtes, bassons et clarinettes), une première trompette vaillante (la
seconde étant moins sûre), trombones et tuba au diapason. En revanche, les cors
sont loin d’avoir l’assurance et les couleurs idoines, les attaques étant pour
le moins approximatives et la justesse par toujours au rendez-vous, y compris
de la part du cor soliste... Dommage.
Malgré une salle remplie aux trois-quarts, le succès du concert a été tel
que Michel Tabachnik a invité le Brussels Philharmonic à reprendre la
réexposition du Scherzo de la « Titan »
en bis.
Bruno
Serrou
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