Stephen Kovacevich. Photo : DR
Pour son soixante-quinzième
anniversaire, qu'il a célébré lundi 2 novembre 2015 (1), rejoint par son ex-épouse, Martha Argerich, dans la salle où il a fait ses débuts en 1961 grâce à son professeur, Myra Hess, le Wigmore Hall de Londres, Stephen Kovacevich a présidé le Concours Marguerite Long 2015 qui
vient de se dérouler à Paris au mois d’octobre et qui n’a pas attribué de
Premier prix. A cette occasion, les organisateurs du concours conjointement à
Universal Classics m’ont permis d’aller à la rencontre de cet immense artiste
américain pour m’entretenir avec lui en son domicile londonien.
Stephen Kovacevich est notamment un remarquable
interprète de Beethoven, qu’il investit jusqu’au plus secret de chaque note en
lui donnant limpidité, sérénité, grandeur, onirisme exhaussés
par un son ample et chaud qui lui est propre. Rencontré dans son cottage
londonien où il faut retirer ses chaussures si l’on tient à entrer,
confortablement assis non loin de son Steinway de concert couvert d’un tissu
coloré, chaleureux et plein d’humour, Stephen Kovacevich ne paraît pas son âge.
Né le 17 octobre 1940 à Los Angeles de père croate et de mère américaine, il a
donné son premier récital à 11 ans. A 18 ans, il s’est rendu en Angleterre pour
étudier avec Myra Hess. Depuis lors, il réside à Londres. Ce qu’il retenu de Myra Hess ce n’est pas tant le
travail que le son, sa profonde connaissance des partitions et des indications
qu’elles contiennent. Quand il étudiait en Californie, Kovacevich ne comprenait
pas vraiment le nuancier, particulièrement celui de Beethoven. C’est à son
contact qu’il a commencé à le saisir. Il s’est aussi formé à l’écoute d’Otto
Klemperer. S’il n’a pas joué sous la direction de l’impressionnant chef allemand,
cela lui paraît sans importance car il dirigeait les plus grands Beethoven qu’il
a entendus de sa vie, le son Klemperer étant unique et impressionnant de
noblesse. Ce n’est donc pas avec Klemperer que Kovacevich a donné son premier
concerto mais avec un anglais. « C’était aux Proms de Londres avec Malcolm
Sargent dans le 4e Concerto
de Beethoven, se souvient-il. A 23 ans, j’ai joué le même concerto avec Colin
Davis en concert à Liverpool. Dans les dix ans qui ont suivi, nous avons
enregistré ensemble les concertos de Beethoven, Bartók, Brahms, Grieg,
Schumann… » Mais il faut aussi écouter ses Variations Diabelli (son premier disque, à 27 ans) et sonates de
Beethoven, ses Brahms, ses duos avec Martha Argerich, qui fut sa femme et dont
il a eu une fille aujourd’hui photographe (2). Tous enregistrements qui
viennent d’être réédités en un coffret (voir le compte-rendu ci-dessous, après
l’interview).
Depuis 1984, Stephen Kovacevich est également chef d'orchestre. Il a fait ses débuts à la tête du Houston Symphony Orchestra, avant de diriger entre autres le Chamber Orchestra of Europe, le Royal Philharmonic Orchestra, le BBC Symphony...
B. S.
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Stephen Kovacevich. Photo : DR
Entretien avec
STEPHEN KOVACEVICH
Bruno Serrou : Qu’est-ce ce qui vous a incité à
accepter de présider le concours Marguerite Long 2015 ?
Stephen Kovacevich : J’aime écouter les jeunes musiciens, et je
suis heureux qu’un certain nombre viennent travailler chez moi. Il en est
d’incroyables. Je donne des cours privés. J’enseigne à Verbier, tous les deux
ans. J’y serai l’année prochaine. Les standards y sont très élevés.
B. S. : Pour votre part, vous n’avez jamais tenté de concours ?
S. K. : Si. Le Reine Elisabeth de Belgique. J’avais 19 ans.
Mais Rien n’est arrivé. J’étais trop nerveux, devant le clavier. Les deux
grands concours de mon temps étaient l’Elisabeth et le Tchaïkovski. Pour les
autres, la notoriété était moindre.
B. S. : Pensez-vous qu’il est important aujourd’hui pour un
jeune musicien de remporter un concours ?
S. K. : Aujourd’hui, c’est la seule manière pour un jeune
artiste d’être entendu. Quand j’ai commencé, j’ai loué le Wigmore Hall de
Londres pour trois soirées réparties sur en deux saisons, et j’ai eu de la
chance parce que mon professeur, Myra Hess, m’y a aidé. Mais aujourd’hui, si
vous louez une salle personne ne vient. En fait, le concours met tout le monde
à égalité, et je pense que vous n’êtes pas obligé de jouer la Méphisto-Valse pour gagner, vous pouvez
aussi jouer Beethoven, Schubert ou Brahms. Le concours est moyen plus
sophistiqué, plus civilisé qu’autrefois. Mon premier vrai jury remonte à il y
un an, lorsque Nelson Freire m’a demandé d’être président de son concours à Rio
de Janeiro. J’étais très content, d’autant plus que je découvrais Rio. J’aime
aussi Paris, et je suis heureux d’y séjourner quelques jours grâce au Concours
Marguerite Long. Je pense que c’est la seule voie pour un jeune de savoir ce
qu’il vaut. Même s’il ne gagne pas il peut faire impression. Dans des grands
concours comme le Chopin, le Tchaïkovski, le Leeds, le Cliburn, vous n’êtes pas
obligé de gagner, quelque part vous jouez devant des professionnels, devant un
public. Vous gagnez, ok, mais si vous ne gagnez pas, vous pouvez susciter
l’intérêt. Vous développez aussi votre répertoire. Il n’est donc pas nécessaire
de gagner.
B. S. : Vous êtes californien, vous êtes venu au Royaume Uni pour
travailler avec Myra Hess. Comment avez-vous découvert cette grande pianiste ?
S. K. : Elle jouait souvent à San Francisco avec l’orchestre
symphonique de la ville. Et la première fois que je l’ai entendue, j’ai
apprécié mais pas plus. La deuxième fois que je l’ai écoutée, je trouvé que
c’était vraiment une très-très grande interprète. J’avais un ami qui la
connaissait, il m’a présenté à elle. Je lui ai joué l’Opus 109 de Beethoven, et elle a accepté que je vienne à Londres.
Pour ce faire, mon université m’a attribué une bourse de deux ans pour m’y
rendre.
B. S. : Pendant vos études avec Myra Hess, donniez-vous des concerts
publics ?
S. K. : Je me limitais à l’étude.
B. S. : Comment était votre professeur ?
S. K. : Elle excellait dans Beethoven, Schubert, Brahms. Dans Mozart
aussi… Ce que j’ai retenu d’elle ce n’est pas tant le travail que le son. Elle
connaissait par cœur les partitions et toutes les indications qu’elles
contenaient. Quand j’étudiais en Californie, je ne comprenais pas vraiment
toutes les nuances des œuvres, particulièrement chez Beethoven. Je n’ai commencé
à les comprendre qu’à son contact. A Londres, je me suis également formé en
écoutant Otto Klemperer. Je n’ai pas joué avec lui, mais cela n’a pas
d’importance parce qu’il dirigeait les plus grands Beethoven que j’ai entendus
de ma vie. Le son de Klemperer est unique et il est impressionnant de grandeur.
B. S. : Au contact de Myra Hess et d’Otto Klemperer, vous avez été à
bonne école pour devenir un grand interprète Beethoven
S. K. : Pourtant, quand j’enregistrais chez Philips, je ne
connaissais pas toutes les sonates de Beethoven. C’est pourquoi je ne les ai
toutes enregistrées qu’une fois chez EMI. Toutes ne m’intéressaient pas encore
(rires). Je n’aimais que la dernière période, et je n’ai pas joué la Sonate « Hammerklavier » avant d’avoir 50 ans. Avant, je ne pensais pas
être capable de la jouer. Mon véritable amour quand j’avais 20-30 ans étaient
les Diabelli.
B. S. : Avec les Diabelli, vous
commencez avec Haydn et vous finissez avec Schönberg...
S. K. : Oui… Mais je n’aime pas Haydn (rires).
B. S. : Sous la direction de qui avez-vous donné vos premiers concertos
de Beethoven ?
S. K. : Le premier chef avec qui je me suis produit a été Sir
Malcolm Sargent. C’était aux Proms de Londres dans le Quatrième Concerto de Beethoven. Puis, à 23 ans, j’ai rencontré Colin
Davis, avec qui j’ai joué ce même Quatrième
Concerto de Beethoven à Liverpool, avec le Liverpool Philharmonic. Le
contact avec Colin a été très fort. Et dans les dix ans qui ont suivi nous
avons fait tous les disques pour Philips, le Deuxième Concerto de Bartók en 1968 et le Cinquième Concerto de Beethoven en 1969. Les derniers seront les
deux Concerto de Brahms, en 1979. Colin
avait le « feeling » avec Berlioz, il « possédait » littéralement
Berlioz, au point de voir comme Berlioz. Mais Berlioz était trop musicien pour
écrire pour le piano (rires).
B. S. : En revanche vous jouez Sir Michael Tippett, qui était aussi un
ami de Colin Davis.
S. K. : Oui. J’ai joué son concerto sous sa direction.
J’estimais que les indications métronomiques de Tippett dans son premier
mouvement étaient beaucoup trop rapides. Mais, jugeant que c’était la volonté
du compositeur, je me suis senti obligé de jouer comme il l’avait noté. Aussi,
à la première répétition, j’ai interprété le mouvement au tempo indiqué, mais
il m’a dit : « Pourquoi jouez-vous si vite ? » Je lui
ai répondu « Mais, Sir Michael, c’est ce qu’il y a sur votre
partition ». Il m’a répliqué : « Cher garçon, n’y prêtez aucune
attention » [Stephen Kovacevich imite la voix posée et légèrement voilée
de Tippett]. Bartók était un maniaque pour ses tempi, pourtant, quand vous écoutez ses enregistrements, il ne fait
pas ce qu’il a écrit.
B. S. : Quel est le chef d’orchestre qui vous a le plus
impressionné ?
S. K. : Probablement Otto Klemperer, mais aussi Arturo Toscanini,
et j’adore les enregistrements Strauss de Fritz Reiner. Ils sont absolument
incroyables. Ils sonnent dans mes oreilles quand je joue au piano, j’ai le son
Strauss de Reiner.
B. S. : Jouez-vous la Burleske de Richard Strauss ?
S. K. : Une pièce magnifique, mais je ne la joue pas.
B. S. : Pourquoi ?
S. K. : Je ne sais pas... J’ai entendu d’extraordinaires Burleske, celle du pianiste suisse Francesco Piemontesi il y a un an, mais aussi Martha [Argerich], Byron Janis...
B. S. : Comment choisissez-vous votre répertoire ?
S. K. : Uniquement la musique que j’aime. Bartók pendant un
temps a été mon préféré, j’ai joué et enregistré à la fin des années 1960-début
des années 1970 ses trois Concertos, sa
Sonate pour deux pianos et percussion,
En Plein air, le sixième livre du Mikrokosmos et la Sonatine.
B. S. : Choisissez-vous les compositeurs ou les œuvres ?
S. K. : Par exemple, pour Bartók, je suis d’abord tombé
amoureux de son Deuxième Concerto, et
j’ai finalement abordé le Premier
puis le Troisième… J’ai suivi la même
voie pour Beethoven, je suis d’abord tombé amoureux des Diabelli, pour Brahms ce fut le Concerto
en ré mineur. En fait, c’est une seule œuvre qui m’attire vers un
compositeur.
B. S. : Qu’en est-il de Jean-Sébastien Bach ?
S. K. : Je l’adore, mais je ne joue de lui que la 4e Partita et quelques Préludes et fugues. J’aime les concertos
de Haydn, mais je n’apprécie guère ses sonates.
B. S. : Vous jouez Beethoven partout et souvent. Sont-ce les organisateurs
qui vous y invitent ou est-ce vous qui le voulez ?
S. K. : C’est moi qui le veux. Je joue aussi beaucoup Schubert,
ses deux dernières sonates très-très-très souvent. Surtout maintenant. Elles
signifient beaucoup pour moi.
B. S. : Schubert est difficile à jouer en raison des da capo, que
d’aucuns jugent longs quand ils sont faits et plus longs encore lorsqu’ils ne
le sont pas…
S. K. : C’est amusant… J’ai joué à Zagreb voilà deux jours la
dernière Sonate de Schubert, et je
n’ai pas fait les da capo. J’aime
pourtant les faire, mais je ne les fais qu’en fonction de la façon dont je
perçois le public. Je n'ai pas de position tranchée. J’aime faire les
reprises, bien sûr, mais tout dépend de la salle. Si je la sens concentrée,
je les fais. Un chef m’a dit une fois à propos d’un concerto : « Si
vous prenez le premier mouvement, si vous le répétez c’est trop long ; si
vous ne le reprenez pas, c’est trop court ». Et c’est vrai. Je suis
content de répéter, mais je ne répète pas toujours.
B. S. : Jouez-vous les lieder de Schubert ?
S. K. : Je ne les ai jamais donnés en public. J’aime les
lieder de Schumann, Grieg, Bartók, Brahms, moins ceux de Beethoven. Mes
préférés sont ceux de Schumann.
B. S. : Préférez-vous vous produire avec un chanteur ou avec
des instrumentistes ?
S. K. : C’est totalement différent. Je pense que ma plus
grande joie est de jouer avec des violonistes, des violoncellistes et autres
instrumentistes.
B. S. : Claudio Arrau disait que pour lui le piano devait être
chant, celui-ci étant le plus important dans la musique, estimant le piano
comme une voix comme une autre.
S. K. : Oui. C’est vrai, et ma joie est de jouer avec un
violoniste avant tout.
Avec Martha Argerich. Photo : DR
B. S. : Vous aimez à vous produire avec des artistes
particuliers ?
S. K. : Jeune, j’étais heureux de jouer avec Joseph Suk.
Aujourd’hui, la violoniste avec qui j’aime le plus jouer est Alina Ibragimova.
Nous avons fait ensemble la Sonate en sol
majeur de Brahms. Ce fut un véritable rêve. Parmi les violoncellistes, Lynn
Harrell, Truls Mörk, I love. J’aime aussi beaucoup Kyung-wha Chung, avec qui
j’ai fait beaucoup de choses.
Le coffret "Stephen Kovacevich, The Complete Philips Recordings". Photo : (c) Bruno Serrou
B. S. : Qu’est-ce qui est le plus important, pour vous, entre le disque
et le concert ?
S. K. : Les deux ! Ce sont en effet deux choses complètement
différentes, qui sont aussi importantes l’une que l’autre. Par exemple, lorsque
j’entends les disques de Rachmaninov, ils sont absolument incroyables. Nous avons besoin de connaître cela. Rachmaninov
est un géant, a King. Il ne nous a pas légué que ses interprétations de sa
propre musique, mais aussi des Impromptus
de Schubert, qui sont les plus grands Schubert que j’ai entendus. Personne ne
joue Carnaval de Schumann comme lui,
cette œuvre sous ses doigts est absolument étonnante.
B. S. : Jouez-vous Rachmaninov ?
S. K. : Je commence à le jouer. Après une longue attente
(rires). Ses Danses symphoniques avec
Martha [Argerich], par exemple. C’est merveilleux à
jouer pour un pianiste. Cela suscite un énorme plaisir.
B. S. : Plus que Prokofiev, par exemple ?
S. K. : C’est différent. Pourquoi - et c’est très français -
vouloir à tout prix faire des distinctions ou des classifications entre les compositeurs ?
Chez Prokofiev, ce qu’il y a d’extraordinaire ce sont ses Sixième et Huitième Sonates,
ses deux Sonates pour violon et piano,
son Roméo et Juliette est phénoménal,
ses deux Concertos pour violon…
B. S. : Pour ce qui concerne la musique contemporaine, vous avez joué Tippett,
mais jouez-vous d’autres compositeurs ?
S. K. : John Taverner m’a écrit une pièce. Mais plus
contemporains, non. Je ne les comprends pas totalement. J’aime la musique de
George Benjamin et quelques pièces de Harrison Birtwistle comme le Trio pour
violon, violoncelle et piano ; un très beau trio. J’aime aussi James Dillon,
mais je ne le joue pas. La musique de Ligeti est très belle et je l’aime
beaucoup, mais je ne la joue pas non plus. Parce que beaucoup de jeunes pianistes
peuvent le faire bien mieux que moi.
B. S. : Aujourd’hui, outre Rachmaninov, avez-vous dans votre viseur d’autres
compositeurs que vous aimeriez jouer ?
S. K. : Oui je commence à en apprendre, les Etudes-Tableaux notamment. Mais pour le
moment il est mon seul nouvel amour (rires). Je joue aussi Messiaen, le Quatuor pour la fin du Temps.
B. S. : Il semble que vous n’avez jamais rencontré de difficulté à
mener votre carrière.
S. K. : J’ai eu cette chance, en effet. J’ai cependant dû
m’arrêter à 35 ans. J’ai pensé que je ne pourrais plus jamais jouer. J’étais
trop nerveux. Lorsque j’ai recommencé à me produire en public, les deux
premières années ont été très difficiles, car j’ai donné de très mauvais
concerts. Mais, petit à petit, ma confiance est revenue. C’était un problème
psychologique. Lorsque j’étais sur scène, c’était une véritable torture. Jouer
en public est encore un problème, mais cela va beaucoup mieux.
B. S. : Quand vous montez sur scène, voyez-vous le public ou seulement
votre piano ?
S. K. : Je ne sais pas… Je vois tout, je pense. Parfois c’est
encore difficile mais pas si mal maintenant, avant cela l’était davantage.
B. S. : Combien de concerts donnez-vous par an ?
S. K. : Maintenant, je fais très attention. Je joue seulement
vingt à trente fois par an, au maximum, contre cinquante à soixante auparavant.
J’ai trop joué, et trop souvent. Tous les jeunes jouent trop. Ils deviennent
des machines, et les agents en sont responsables au premier chef.
B. S. : Que représente Marguerite Long, à vos yeux ?
S. K. : Je pense à ses collaborations avec les compositeurs,
comme Ravel. Sur elle-même, je ne sais pas, je sais qu’elle est une importante
pianiste française, probablement, même si sa façon de jouer ne m’est pas
proche. Mais elle compte parce qu’elle était proche de Ravel, de Debussy, de
Fauré. Là est l’important. En revanche, il y a une pédagogue française que je
n’aime pas du tout, c’est Nadia Boulanger. Elle est si stupide… Pas ses
étudiants, mais elle, oui. Beaucoup de gens l’aiment bien, elle était
intelligente, mais l’intelligence c’est la moitié, maximum, pour la musique,
elle ne fait pas tout.
B. S. : Vous qui n’enseignez pas dans des conservatoires ou autres
institutions pédagogiques, comment choisissez-vous vos élèves ?
S. K. : Ils m’appellent et ils viennent ici, chez moi. La
plupart sont très bien, et jouent déjà en concert. Je les connais par leurs
enregistrements ; je les ai entendus en concert. Nous passons des moments
fantastiques ici. Je n’enseigne pas que le piano, mais aussi par exemple le Concerto pour violon de Sibelius ;
des trios, des quatuors constitués viennent vers moi. C’est merveilleux.
B. S. : Leur dites-vous comment ils doivent travailler ?
S. K. : Habituellement, ils viennent ici parce qu’ils ne
comprennent pas complètement quelque chose. Bien sûr, il nous faut travailler
dur, mais la seconde chose que vous apprenez seulement par vous-même est qu’il
faut acquérir un fort degré d’introspection en étant dans l’œuvre pendant des
semaines, voire des mois.
B. S. : Quel est votre vision de l’avenir de la musique ?
S. K. : Je connais de nombreux merveilleux jeunes pianistes
qui ont un riche potentiel, mais qui n’ont pas d’avenir parce que personne ne
les connait. Ils n’ont pas d’argent. C’est comme ça. On a besoin de beaucoup de
chance.
B. S. : Mais ces jeunes qui viennent vous voir, travaillent avec vous,
vous-même pouvez parler d’eux.
S. K. : C’est ce que je fais. Je connais une excellente jeune
pianiste, Zlata Chochieva… Vous connaissez André Furno ? Je lui ai parlé
d’elle, elle a fait un sensationnel cd consacré aux Etudes de Chopin, un disque absolument magnifique. J’ai appelé
André, il a écouté le disque, et il lui a offert un récital à Paris. Un autre a
suivi à Berlin…
B. S. : D’où viennent vos élèves ?
S. K. : De partout. Je n’ai pas de français de ce niveau. Au
plus haut niveau, j’ai des Slaves, Russes, et Géorgiens, des Chinois, des Japonais,
un Américain dont la famille est polonaise. Peut-être ce dernier va-t-il remporter
un concours...
B. S. : Que pensez-vous du fait que les Asiatiques aiment la musique
occidentale ?
S. K. : Les musiciens japonais se font de plus en plus expressifs.
Je joue avec les orchestres nippons, et ils tous sont excellents. Je me suis
produit voilà trois ans avec un chef français, Sylvain Cambreling, et un
orchestre japonais, le Yomiuri Nippon Symphony Orchestra. C’est la première
fois qu’une formation symphonique de ce pays jouait non pas seulement
correctement mais avec une grande beauté sonore et avec compréhension. Il y a
trois ans, encore, à Verbier, un pianiste japonais joua la Quatrième Ballade de Chopin, je n’ai jamais entendu mieux, ce
fut extraordinairement musical. Les Japonais évoluent bien ; en Chine vous
avez des violonistes absolument merveilleux.
B. S. : Allez-vous au concert écouter vos collègues ?
S. K. : Je vais parfois les écouter. Ce qui m’attire dans les
salles de concert en tant qu’auditeur c’est parfois le répertoire, parfois la
personne. On ne sait pas pourquoi les artistes réussissent des choses
merveilleusement, d’autres qu’ils ratent. C’est inexplicable.
Photo : (c) Medici.tv
B. S. : Pour votre part, vous excellez partout…
S. K. : Non. En fait je choisis ce que je joue.
B. S. : Combien d’œuvres avez-vous à votre répertoire ?
S. K. : Aucune idée. Par exemple, j’aime Chopin, mais je ne
pense pas avoir le son qui lui est adapté. Je ne le joue donc pas. J’ai enregistré
quelques pages de lui, Polonaise op. 61,
Impromptu op. 51/3, Mazurkas op. 63, Barcarolle op. 60, Nocturnes
op. 62, des Valses avec celles de
Ravel… Je pense que j’aimerais travailler les Mazurkas... J’en connais trente sur cinquante-huit. Je les possède assez
bien. Mais avec Chopin, le son est complètement différent du mien. Moi qui ai
tant joué Beethoven, Chopin n’a rien à voir. Je joue tous les Brahms de la
maturité. Les œuvres courtes de Brahms sont de grandes œuvres, et elles sonnent
comme un orchestre.
B. S. : Quelles sont vos affinités avec Schumann ?
S. K. : J’aime Schumann. Je joue son Concerto, sa Sonate en fa
dièse, sa Fantaisie, mais pas
beaucoup. Je veux apprendre ses Kreisleriana.
Les miniatures de Schumann sont probablement plus difficiles que celles de
Beethoven et de Brahms. Parce que le son… Oui, je pense que Kreisleriana est une œuvre géniale, mais
le son, l’ambiance ne sont pas directs. Là où Brahms est en résonance, Schumann
est en intimité. Le phrasé de Brahms est long, celui de Schumann est plus
court. Mes deux concertos favoris sont le Premier
de Brahms et le Deuxième de
Rachmaninov. L’un de mes grands aînés et compatriotes, William Kapell
(1922-1953), jouait merveilleusement le Deuxième
de Rachmaninov…
B. S. : N’est-il pas trop difficile pour un pianiste d’avoir tout ce back
ground ?
S. K. : Au contraire, c’est bien. Nous avons de grands
pianistes. Van Cliburn (1934-2013) était exceptionnel quand il était jeune.
Après quelque chose a dû lui arriver, il a perdu sa confiance en lui. Il a joué
à Moscou les Deuxième et Troisième Concertos de Rachmaninov,
c’était fantastique. Il ne jouait pas comme les autres, pas très vite, mais sa personnalité
était incroyablement passionnée. C’était un très grand pianiste, mais soudain
quelque chose est arrivé, je ne sais pas quoi. C’est bien d’avoir toute cette
histoire du piano derrière soi, quand on est pianiste. Cela inspire.
B. S. : Et pour trouver sa propre personnalité ?
S. K. : J’ai appris de tout le monde. Votre personnalité vous
est propre. Je n’ai pas peur d’écouter tout le monde. Je pense qu’il est
important de les connaître.
B. S. : Vous vous êtes mis à la direction d’orchestre…
S. K. : Oui, et je dirige beaucoup.
B. S. : Qu’est-ce qui est important de posséder pour diriger ?
S. K. : Vous devez avoir le geste, être capable de vous
exprimer. Je dirige les œuvres que je veux, les symphonies de Brahms, celles de
Beethoven, la Quatrième de Sibelius,
quelques pages de Wagner, des œuvres de Tchaïkovski… Je voulais faire ces
pièces, et je les ai faites.
B. S. : Vous dirigez aussi du piano ?
S. K. : Oui. J’ai enregistré avec l’Orchestre de Chambre d’Australie
l’Empereur de Beethoven. Ce Cinquième Concerto est facile à diriger du
piano. Le Quatrième est le plus difficile, parce qu’il est très flexible, mais
c’est possible. Mais je ne dirige plus, en ce moment. J’ai arrêté. Par choix
personnel.
B. S. : Le piano vous suffirait-il ?
S. K. : Il est plus que suffisant. J’ai envie de faire de la
musique de chambre, la Sonate n° 2 pour
violon et piano de Bartók, une pièce vraiment magnifique. Je veux la jouer
avec Alina Ibragimova.
B. S. : Que pensez-vous de la situation de la musique
aujourd’hui ?
S. K. : Je ne sais pas pourquoi le milieu musical se fait de
plus en plus alarmiste… Les gens continuent à se rendre au concert. Par exemple
à Paris, le public est plus jeune qu’à Londres. Je ne sais pas pourquoi. Quand
je donne un récital à Paris, il y a beaucoup de jeunes spectateurs. Ce n’est
pas comme à Londres. Je pense… Non, la musique est vivante, preuve en est le
fait que les jeunes pianistes, les jeunes violonistes sont merveilleux.
B. S. : Aux Etats-Unis, où vous vous produisez régulièrement, la
musique où en est-elle ? S’exprime-t-elle exclusivement dans les
universités ?
S. K. : Non. Certes, il y a toujours plus de musique dans les
universités qu’ailleurs, mais moins maintenant. New York a une vie musicale
très importante.
B. S. : Vous n’êtes jamais retourné vivre aux Etats-Unis. Préférez-vous
Londres à San Francisco ?
S. K. : Je suis venu à Londres pour étudier, et mes enfants y
sont installés. J’aime l’Europe. Je vis à Londres parce que mon français est
très mauvais. En Angleterre, il y a beaucoup d’excellents orchestres, y compris
hors de Londres : Birmingham, Liverpool sont de très bons orchestres. Je
me produits une ou deux fois par an à Londres, voire trois. Mais je ne joue pas
beaucoup de concertos.
B. S. : Quel est l’endroit où vous aimez le plus vous produire ?
S. K. : Je me sens très bien à Paris. Ainsi qu’en Scandinavie.
A New York, j’aime jouer au Metropolitan Museum of Art, c’est une très bonne
salle. Ma salle parisienne favorite est Gaveau. Le son est magnifique. C’est le
meilleur de Paris.
B. S. : Quels sont les chefs d’orchestre avec qui vous aimez vous
produire, aujourd’hui ?
S. K. : Je n’ai plus de relations aussi privilégiées aussi
fortes qu’avec Colin Davis autrefois.
B. S. : Vous ne souhaitez plus enregistrer de concertos ?
S. K. : Non, seulement de la musique de chambre. Et peut-être quelques
œuvres pour orchestre.
B. S. : En dehors de la musique, qu’aimez-vous dans la vie ?
S. K. : Le tennis et la cuisine indienne. Je connais quantité
d’excellents restaurants indiens à Paris. A Londres aussi, bien sûr. Pour le
tennis, je suis inscrit dans un club londonien, pas loin de chez moi, et je
joue deux fois par semaine.
B. S. : Le tennis n’est pas dangereux, pour un pianiste ?
S. K. : Non, si l’on joue régulièrement, ce n’est absolument pas
dangereux.
B. S. : Travaillez-vous votre piano tous les jours ?
S. K. : Chaque jour, en effet. De 10h30 à 19h. Pas toutes les
secondes, mais quand j’ai fini une pièce j’en fais une autre. Depuis mon accident
vasculaire cérébral, il y a six ans, je dois pratiquer mon piano tout le temps,
pour les connexions cérébrales et gestuelles.
B. S. : Vous travaillez aussi quand vous êtes en vacances ?
S. K. : Je prends de très courtes vacances, cinq jours tout au
plus. Sinon je joue tous les jours, sur ce Steinway.
B. S. : Est-il important de jouer par cœur ou avec partition ?
S. K. : Je préfère jouer par cœur, mais quand je fais de la
musique de chambre, j’utilise évidemment les partitions. Mais je n’aime pas
jouer comme Richter.
B. S. : Etes-vous un adepte des intégrales ?
S. K. : Je n’ai jamais joué toutes les sonates de Beethoven
dans une même série. Je ne le peux pas. Cela m’intéresse, mais ce n’est pas ma
façon de travailler. Je dois travailler si dur pour bien jouer, que je ne peux
pas faire une intégrale d’un coup, je n’ai pas le temps. Je ne suis jamais pleinement
content de mes prestations. Il y a deux ans, j’ai donné un récital qui m’a
comblé, c’était l’un de mes meilleurs concerts que j’ai joué de ma vie. J’en ai
été très heureux, bien sûr. Mais c’est très rare de jouer ainsi. Si je joue
merveilleusement, cela m’encourage. Je me dis que je peux faire mieux encore. C’est
pourquoi je continue à jouer. Je dois faire la Sonate en si bémol de Schubert ici, à Londres, le 2 novembre, peu
après mon soixante-quinzième anniversaire (1), et ce sera peut-être
merveilleux, c’est possible, parce que je travaille dur et advienne ce que pourra.
B. S. : Travailler trop dur peut être risqué…
S. K. : Oui, mais je pense savoir comment m’y prendre.
B. S. : Quelle sensation vous procure le fait d’avoir 75 ans ?
S. K. : Je joue au tennis deux fois par semaine. Cela me
maintient (rires).
B. S. : L’âge venu, avez-vous fini par adopter votre patronyme
définitif ?
S. K. : Maintenant, je joue sous le nom de ma mère. Cette
dernière a fait un terrifiant mariage avec un nommé Bishop. Au début de ma carrière
j’ai porté le nom de mon père, puis je l’ai associé à celui de ma mère, que
j’ai fini par adopter… Mais je pense que c’est mon dernier changement de nom
(rires).
Recueilli par Bruno Serrou
Londres, lundi 12
octobre 2015
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CD :
STEPHEN KOVACEVICH EN 25 CD DECCA
A l’occasion des 75 ans du pianiste
américain, le label Decca a eu l’excellente initiative de regrouper en
vingt-cinq CD les enregistrements Philips de Stephen Kovacevich, soit les
quinze premières années de la carrière discographique du pianiste (1968-1983),
avant qu’il rejoigne EMI. Des enregistrements pour la plupart acclamés dès leur
publication, et depuis lors confortablement installés parmi les références
absolues. Pensons à ses Beethoven, Schumann, Brahms, Bartók et autres duos avec
Martha Argerich, dont il a été le troisième époux, sans oublier sa remarquable
complicité avec le chef d’orchestre britannique Colin Davis. Parmi ses
enregistrements de jeunesse, des Chopin qui constituent le seul maillon faible
de cette somme malgré de poétiques Nocturnes
et Fantaisie-Polonaise, son concerto
de Stravinski, Quintette de Dvorak,
concertos et Trio avec clarinette de Mozart
plus rares sous ses doigts. Un pianiste qui nous offre toujours, quels que
soient le compositeur et l’époque abordés, une vision claire, prenante,
philosophiquement élevée de la musique qu’il joue magnifié par un sens
prodigieux du détail. Un artiste toujours remarquablement inspiré. Tous les
concertos enregistrés avec Colin Davis sont d’une beauté et d’une profondeur
inouïe tant l’entente entre les deux hommes est totale, que ce soit au plan des
sonorités de tous les pupitres, clavier et orchestre, que l’allant, le rythme, l’intonation, les
intentions.
Kovacevich est l’un des rares pianistes
à avoir enregistré et à jouer régulièrement les trois cahiers de Bagatelles de Beethoven, qui sonnent
sous ces doigts avec infiniment d’esprit, de grâce, de limpidité. Il est d’ailleurs
parmi les grands interprètes de Beethoven, toutes époques confondues, cela dès
son tout premier enregistrement, les Variations
Diabelli en février 1968, l’une des versions les plus extraordinaires qui
puisse se trouver. Son Concerto n° 1
de Brahms est d’une ferveur toute juvénile et débouche sur un finale passionné,
tandis que le Concerto n° 2 s’impose
comme un modèle de fusion et de dialogue entre le soliste et l’orchestre qui
corroborent le fait qu’il s’agit en fait d’une symphonie avec piano obligé. Dans
les pièces pour piano solo du même Brahms, Kovacevich caractérise
magnifiquement chacune d’elles, particulièrement les Variations Haendel et les Valses
op. 39. Kovacevich a enregistré quatre des concertos de Mozart, les
vingtième, vingt et unième, vingt-troisième et vingt-cinquième. Il exalte les
mouvements lents par son chant typiquement mozartien, offrant ses propres excellentes
cadences dans les Concertos n° 20, 21 et 25, Mozart n’en ayant pas écrit pour eux, contrairement au 23e. Dans le classique
couplage des concertos de Schumann et de Grieg, Kovacevich accorde une
attention particulière aux lignes mélodiques qu’il galvanise par la beauté de
ses phrasés tout en s’avérant d’une virtuosité naturelle impressionnante. Les
deux premiers concertos de Bartók rivalisent avec les versions de Mauricio Pollini
et ont peu à envier à celles de Géza Anda, tandis que sa Sonate pour deux pianos et percussion avec sa compagne de l’époque,
Martha Argerich, avec qui il dialogue en outre dans des pages de Mozart et de
Debussy, l’unicité de leur conception et de leur rapport à l’œuvre, leur
technique et leurs timbres font de ces enregistrements des réalisations de
référence.
Philips a longtemps été célébré pour la
qualité de ses enregistrements, et cet ensemble ne fait pas exception. Chaque
disque sonne avec infiniment de naturel, sans aucun excès de dynamiques.
Chaque CD reprend la pochette d’origine, à l’exception d’un disque de musique de
chambre qui réunit deux albums. L’ensemble du coffret est présenté dans l’ordre
alphabétique des compositeurs et non pas dans la chronologie des enregistrements
et des parutions.
B. S.
Merci beaucoup pour cette superbe interview; absolument passionnant !
RépondreSupprimerSuper interview! Merci
RépondreSupprimerBurleske de Strauss: Pierre Montesi doit être une faute, il n´existe pas un pianiste avec ce nom. Il s´agit je crois du pianiste suisse Francesco Piemontesi qui, en effet, joue souvent cet oeuvre.
En effet, il s'agit bien de Piemontesi !
RépondreSupprimerJe suis confus pour cette erreur que vous avez eu la bienveillance de me signaler.
Merci également pour votre enthousiasme à l'égard de cette interview.
En effet, il s'agit bien de Piemontesi !
RépondreSupprimerJe suis confus pour cette erreur que vous avez eu la bienveillance de me signaler.
Merci également pour votre enthousiasme à l'égard de cette interview.