mercredi 18 novembre 2015

Perpignan, le festival Aujourd’hui Musiques riposte avec la création musicale à la haine et à l’obscurantisme

Perpignan. Théâtre de l’Archipel. Festival Aujourd’hui Musiques. 13-15 novembre 2015

Perpignan. Au fond, le mont Canigou. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sous l’emprise des terrifiants événements qui ont tétanisé Paris dans la nuit de vendredi 13 à samedi 14 novembre que s’est ouvert le festival de création contemporaine Aujourd’hui Musiques de Perpignan.

Photo : (c) Bruno Serrou

L’atmosphère de la journée de vendredi 13 novembre était déconcertante. Tandis que la Gare de Lyon était évacuée par la police à la suite d’une alerte téléphonique à la valise piégée, partait le TGV qui m’emmenait vers la cité catalane, alors-même qu’un autre TGV au départ de Lyon vers Barcelone était supprimé. Celui où je me trouvais récupérera une heure quarante-cinq plus tard les voyageurs, l’obligeant à deux arrêts supplémentaires, le premier à Lyon-Saint-Exupéry pour les embarquer, le second à Béziers pour en déposer quelques-uns. Une douce soirée d’automne digne d’un mois de juin m’attendait à Perpignan pour le concert d’ouverture d’Aujourd’hui Musiques. Un concert au programme peu attractif pour moi, mais qui permettait d’écouter la qualité du travail réalisé au sein du Conservatoire de Perpignan, qui vient d’inaugurer ses locaux somptueusement rénovés (voir http://www.la-croix.com/Culture/Musique/A-Perpignan-le-Conservatoire-navire-amiral-de-la-politique-culturelle-2015-11-16-1380920).

Daniel Tosi et l'Orchestre Perpignan Méditerranée. Photo : (c) G. Cuartero / Aujiurd'hui Musiques

John Adams par Daniel Tosi

Le concert d’ouverture qui s’est déroulé simultanément au début des attentats à Paris était en effet entièrement consacré à John Adams. L’Orchestre Perpignan Méditerranée, constitué de musiciens qui enseignent pour beaucoup au sein du Conservatoire et dirigé par le compositeur Daniel Tosi, également directeur du Conservatoire de la cité catalane, a donné l’une des œuvres les plus emblématiques du compositeur minimaliste américain, le fameux Harmonielehre composé en 1985. Allusion au livre éponyme d’Arnold Schönberg, n’a pourtant rien à voir avec la Seconde Ecole de Vienne et moins encore avec la série de douze sons. Adams dit avoir été inspiré dans cette pièce par un rêve dans lequel, roulant sur Bay Bridge à San Francisco, il vit un pétrolier se tourner soudain vers le ciel et décoller tel une fusée. Le compositeur précise que ce songe débloqua sa créativité tétanisée depuis un an, ce que reflètent les trois mouvements qui constituent la partition, qui évoquent tour à tour la Libération (mouvement sans titre)le Désert spirituel (la Blessure d’Amfortas, allusion au roi du Graal du Parsifal de Wagner) la Grâce (Meister Eckhardt and Quackie, titre qui réunit le théologien dominicain rhénan et Emily, fille du compositeur qui l’a rêvée sur les épaule du premier). Adams y introduit des allusions Mahler à travers la Symphonie n° 10, et à Liszt, avec la Lugubre gondole qu’Adams orchestrera plus tard. En seconde partie, un pièce pour chœur mixte et orchestre antérieure de cinq ans d’Harmonielehre, la symphonie chorale Harmonium constituée de trois mouvements, Negative Love sur un texte de John Donne, I Could not Stop for Death et Wild Nights, ces deux derniers sur des poèmes d’Emily Dickinson. Adams considère le mouvement initial comme l’une de ses essais architecturaux les plus réussis de toute sa production. Cent trente cinq choristes amateurs, de tous âges, professions et origines sociales, ont été convoqués pour interpréter ces pages répétitives fondés sur des textes puissants. Malgré d’inévitables décalages, l’interprétation a suscité l’enthousiasme, autant des chanteurs que du public nombreux réuni dans la Salle Le Grenat du Théâtre de l’Archipel, tandis que l’orchestre, qui n’a guère à faire si ce n’est respirer et jouer rigoureusement rythmiques, figures et notes maintes fois répétées, s’est avéré engagé et assez solide, tandis que le seul musicien à avoir vraiment quelque chose à faire de varié et nuancé, le timbalier, ici Philippe Spiesser, a régalé l’assistance en jouant brillamment sa partie qu’il a interprétée avec un bonheur éclatant.

Après une reprise du finale en bis, le public s’est doucement dispersé dans le hall du Théâtre de l’Archipel, alors que se répandait par le biais des smartphones rallumés la nouvelle des attentats qui étaient en train de se dérouler à un millier de kilomètres de Perpignan, dans le nord de Paris. Le silence et la consternation ont rapidement envahi les spectateurs, les gorges se sont serrées, les informations se sont propagées de bouche à oreille dans un silence pesant, chacun invitant son vis-à-vis à regarder les flashs qui se succédaient sans pause les uns après les autres. Puis chacun est rentré chez soi  suivre les tragiques événements sur son écran de télévision.

Le Conservatoire à Rayonnement Régional de Perpignan. Photo : (c) Bruno Serrou

Le Conservatoire de Perpignan

Après une nuit blanche passée à sonder les chaînes de télévision à l’affût des informations sur la nuit de terreur vécue par les Parisiens, cherchant à obtenir des nouvelles de ma famille et de mes amis, il a fallu retourner à ce pour quoi j’étais non pas auprès de mes proches mais à Perpignan. Après le rendez-vous manqué que m’avait pourtant lui-même fixé le Maire de la cité catalane sans qu’il ait daigné m’en faire avertir, avec qui je devais évoquer la politique culturelle fondée sur le Conservatoire à Rayonnement Régional dont il vient d’inaugurer les nouveaux locaux, j’ai pu visiter ce somptueux bâtiment, que j’ai évoqué dans les colonnes de La Croix (voir http://www.la-croix.com/Culture/Musique/A-Perpignan-le-Conservatoire-navire-amiral-de-la-politique-culturelle-2015-11-16-1380920).

Installation sonore de Ludicart Théâtre de l'Archipel. Photo : (c) Bruno Serrou

En 24 ans d’existence, Aujourd’hui Musiques s’est largement développé. Attirant plus de douze mille spectateurs en dix jours, les spectacles sont précédés tout au long de la journée d’ateliers pour petits et grands, animations, expositions, concerts gratuits. Le tout dans l’enceinte du Théâtre de l’Archipel. Ainsi, cette année, le festival a fait appel à Jean-Robert Sédano et Solveig de Ory de Ludicart pour deux séries d’objets sonores fondés sur l’art numérique interactif, ludique et musical permettant à tous et à chacun de créer son propre univers sonore par un jeu collectif avec une collection de colonnes lumineuses et une déclinaison de roues émettant des sons divers en fonction de la vitesse de rotation. 

Aujourd'hui Musiques de Perpignan, Prologue musical dans le hall du Théâtre de l'Archipel. Photo : (c) G. Cartero/Aujourd'hui Musiques

En outre, chaque soir, une demie heure avant le spectacle, un concert de musique de chambre est organisé dans le hall du Théâtre de l’Archipel par des professeurs et des élèves de troisième cycle du conservatoire dans des programmes exigeants mêlant à des pages plus célèbres du répertoire des pages plus ou moins contemporaines, des plus complexes aux plus néo-tonales…

Walter Ruttmann (1887-1931), Berlin, Symphonie d'une grande ville. Photo : DR

Berlin, Symphonie d’une grande ville

Après une longue journée d’hésitation, due à l’attente de la décision de la préfecture des Pyrénées-Orientales d’annulation ou de maintien des spectacles dans le département, la plus petite des deux salles du Théâtre de l’Archipel Le Carré (400 places), après une minute de silence en hommage aux victimes des attentats de Paris qui s’étaient déroulés la nuit précédente, a été le cadre d’un ciné-concert consacré au chef-d’œuvre du cinéma muet d’avant-garde de l’Allemagne de la République de Weimar, Berlin: Die Sinfonie der Großstadt (Berlin, Symphonie d’une grande ville) que Walter Ruttmann (1887-1931) réalisa en 1927. Le sujet, la vie et le rythme trépidant d’une mégapole, de l’aube à minuit, où l’on pressent la fin d’un monde à l’aube du nazisme. Le rythme suffocant des images courant à travers l’immensité de la cité prussienne était à l’origine souligné par la musique du compositeur autrichien Edmund Meisel (1894-1930), déjà cosignataire avec Dimitri Chostakovitch de la musique du film d’Einsenstein le Cuirassé Potemkine sorti en 1925. Mais, pour cette projection, c’est une musique originale qui a été réalisée, conçue par le musicologue Philippe Langlois et signée Simon Fisher Turner, qui intègre jazz, pop’, musique contemporaine et électroacoustique. La musique est interprétée live au pied de la toile par un trio, deux « bruiteurs » ou joueurs de « laptops » et d’un vieux phono, et un pianiste, ce dernier ayant fort peu à faire étant le seul à pouvoir profiter du film. Si les deux premiers ont eu leur nom publié dans le programme, Klara Lewis et Rainer Lericolais, le troisième reste inconnu, remplaçant au pied levé le compositeur absent, Simon Fisher Turner. Commençant pppp, la partie musicale va crescendo une heure durant, collant le plus possible à l’image mais sans l’illustrer vraiment, formant plutôt un bruit de fond qu’une musique au sens propre du terme. Loin en tout cas des propositions d’un Martin Matalon, qui s’avère comme un véritable maître en la matière.

Carolyn Carlson et Jean-Claude Dessy dans Dialogue with Rothko. Photo : (c) G. Cuartero/Aujourd'hui Musiques

Carolyn Carlson et Jean-Claude Dessy

Après une nouvelle minute de silence, hommage aux victimes de la nuit qui a endeuillé la France et le monde, la Salle Le Grenat a refusé du monde, malgré ses 1.100 fauteuil, pour assister au ballet chorégraphié, dansé et dit par la grande Carolyn Carlson, qui, à soixante-treize ans, est plus jeune que jamais. Véritable duo pour une ballerine et un musicien, l’excellent compositeur-violoncelliste-chef d’orchestre belge Jean-Paul Dessy, directeur musical de l’ensemble bruxellois Musique Nouvelle, Dialogue with Rothko est un hommage au grand peintre russe Mark Rothko (1903-1970), figure majeure de l’Ecole de New York fou de musique, de littérature et de philosophie. Cette passion pour le son et le texte ont inspiré à Carlson et à Dessy un ballet où le texte occupe une place aussi importante que le geste, le son et la peinture, qui sont conviés en une somptueuse polychromie. Assis côté cour, le violoncelliste joue sa propre musique, d’une émouvante beauté, toute en retenue et en spiritualité, en osmose totale avec les mouvements de Carolyn Carlson tout en souplesse et en raffinement, proprement félins, soulignés par les costumes de Chrystel Zingiro, tandis que la scénographie de Rémi Nicolas restitue l’esprit de l’univers de Rothko de façon judicieusement distanciée. A l’issue de ce spectacle d’une grande beauté plastique sachant éviter la froideur esthétique, les deux créateurs-interprètes ont répondu avec enthousiasme et en toute simplicité aux questions pertinentes des spectateurs conviés heureux de dialoguer avec des artistes, notamment avec Carolyn Carlson dont ils connaissent tout de la brillante carrière.

Bruno Serrou


Le festival Aujourd’hui Musiques de Perpignan se poursuit jusqu’au 21 novembre 2015. Rés. : 04.68.62.62.00. www.theatredelarchipel.org

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