Comme chaque année en mars,
l’Opéra de Lyon présente un festival d’opéras au sein de sa saison. Pour la onzième édition, ont été réunis trois ouvrages de trois grandes périodes de l’histoire
de la musique, du XVIIIe au XXIe siècle. Sous le titre les Jardins mystérieux, la thématique
unificatrice, le jardin intérieur, le rêve brisé, la mort. Le Festival d’opéras 2015 de l’Opéra de Lyon est particulièrement originale. Il s’agit en effet d’un triptyque qui réunit deux ouvrages inédits en France encadrant une tragédie lyrique référente.
Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Magdalena Anna Hofman (Carlotta), Charles Workman (Alviano). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
C’est sur les Stigmatisés,
opéra créé à Francfort voilà quatre vingt dix sept ans de l’Autrichien Franz
Schreker (1878-1934) que s’est ouvert le festival. Héritier direct de Richard
Wagner, plus particulièrement de Tristan und Isolde, qui fut de son vivant le grand rival de Richard Strauss sur la
scène lyrique, avant de passer à la trappe sitôt mort. Il faut dire que la
propagation de sa musique fut stoppée net par le nazisme qui le classa parmi
les compositeurs « dégénérés ».
Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Magdalena Anna Hofman (Carlotta), Charles Workman (Alviano). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
Schreker, Die Geseichneten
Né à Monte-Carlo le 23 mars 1878,
proche d’Arnold Schönberg dont il dirigea le chœur des Gurrelieder à leur création, ce fils de photographe juif autrichien
converti au protestantisme et d’aristocrate catholique a rapidement imposé son
leadership sur la scène lyrique allemande aux côtés de Richard Strauss. En
1920, il est nommé par le gouvernement social-démocrate allemand directeur du Conservatoire
de Berlin. Sous sa direction, ce conservatoire devient un centre majeur de la
vie musicale européenne, avec des enseignants comme Paul Hindemith, Arthur
Schnabel, Ferruccio Busoni, Arnold Schönberg. En 1932, l’opposition brutale des
nationaux-socialistes à un compositeur juif occupant un poste particulièrement
en vue attribué par un gouvernement social-démocrate suscite l’échec de son
dixième opéra. Mis à l’écart en 1933 de toute fonction éducative par un régime
qui ne manque pas une occasion de le fustiger comme « artiste
dégénéré », Schreker meurt dans l’indifférence à 56 ans le 21 mars 1934.
Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Magdalena Anna Hofman (Carlotta). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
Aux côtés du Son lointain (Der ferne Klang)
donné à l’Opéra de Strasbourg en 2012, les
Stigmatisés (Die Geseichneten) créé en 1918 et jamais monté en France, compte
parmi les chefs-d’œuvre du théâtre lyrique du XXe siècle. Son
livret, dont le compositeur est l’auteur comme celui de chacun de ses opéras,
est le fruit d’une commande d’un autre compositeur juif autrichien, Alexandre
Zemlinsky (1871-1942), qui lui avait expressément demandé pour son propre usage
un texte dont le personnage central, Alviano, soit à son image, laid et
repoussant. Mais, conquis par son sujet, Schreker se le réserva et Zemlinsky
dût se tourner vers le Nain d'Oscar Wilde,
qui donnera le remarquable Der Zwerg.
Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Scène finale. Au centre, Magdalena Anna Hofman (Carlotta). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
L’action des Stigmatisés se déploie en trois actes d'une durée totale de deux heures trente et se déroule à Gênes au temps des doges. Alviano Salvago a usé
de ses immenses moyens pour bâtir une cité d’une extraordinaire beauté,
utopique, sur une île voisine. Mais les nobles génois se servent de ladite île
comme d’un bordel. Alviano ne sait rien de ces détournements. Car, troublé par sa laideur,
il se refuse à pénétrer dans sa cité chimérique. Il s’apprête même à la céder à
l’Etat génois, ce qui inquiète la noblesse. Alviano, éconduit par celle qu’il
aime, l’artiste-peintre Carlotta Nardi qui préfère son bourreau, le conte
Tamare, finit par se suicider. Le chromatisme exacerbé de l’écriture de
Schreker, l’extraordinaire présence de l’orchestre qui donne à cet opéra le
tour d’un immense poème symphonique vocal, à l’instar des ouvrages de Zemlinsky
et de Korngold conçus à la même époque, la tension vocale extrême qui en résulte,
donnent à cette œuvre une force phénoménale coupant littéralement le souffle de
l’auditeur pour ne le lâcher que longtemps après la fin. La distribution fort
nombreuse réunie pour cette première scénique française qui inclut plusieurs
solistes de l’excellent Chœur de l’Opéra de Lyon, est à la hauteur de cette
musique paroxysmique, avec à sa tête l’incroyable ténor Charles Workman, qui avait
déjà ébloui le public de l’Opéra de Paris dans le Nain de Zemlinsky. Sa tessiture tendue comme un arc est d’une
solidité à toute épreuve, et lui permet d’incarner un Alviano hallucinant de
douleur et d’héroïsme. La soprano Magdalena Anna Hofmann est une Carlotta digne
de lui, malgré un aigu criard mais d’une densité et d’une émotion à fleur de
peau. Le baryton Simon Neal excelle en Tamare, malgré quelque rigidité dans la
voix. Mais il faudrait citer tous les protagonistes, tant tous sont bien en
place, à commencer par les deux rôles de basse, le Duc de Gênes interprété par
Marcus Marquardt et le Podestat de Gênes père de Carlotta, brillamment tenu par
Michael Eder.
Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
La mise en scène de David Bösch et la scénographie de Falko
Herold qui situent l’action de nos jours sur une plage de terre battue de
couleur lunaire surplombée par un écran géant où sont projetées des images plus
ou moins réalistes qui mettent en avant les changements d’atmosphère, font
pénétrer le spectateur au plus secret de l’âme des protagonistes. A l’instar de
la direction d’Alejo Pérez a avivé avec une ardeur et un souffle conquérants un
Orchestre de l’Opéra de Lyon de braise où il n’a manqué que quelques cordes,
comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le regretter, pour exalter la
touffeur de l’écriture de Schreker. Un orchestre lyonnais qui se sera illustré
trois jours de rang avec une égale probité dans des œuvres aux styles fort
différents.
Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Victor von Halem (Orfeo 1) et les Amours. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
Gluck, Orfeo ed
Euridice
Avec Orfeo ed Euridice du chevalier Gluck, ce
n’est pas l’œuvre-même qui a créé la surprise tant elle est connue, mais la
conception du metteur en scène David Marton, qui a dédoublé le personnage
d’Orphée, l’un vieillissant qui revit son passé à la voix grave, l’autre vivant
l’histoire confié à un contre-ténor, tandis que des sons « contemporains »
perturbent la partition, notamment une machine à écrire des années 1950 et ses bruissements,
un train censé passer au loin mais qui a été enregistré à bord.
Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Elena Galitskaya (Euridice), Christopher Ainslie (Orfeo 2). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
Si la part
musicale a soulevé l’enthousiasme du public, ce n’a pas été le cas de la part
théâtrale, qui a suscité une bronca à laquelle les Lyonnais ne nous ont guère
habitués. Il faut dire que l’action commence avec des cliquetis de machine à
écrire émis par un vieillard qui tape ses mémoires - en fait des textes
extraits du théâtre de Samuel Beckett - projetés sur un écran en fond de scène
à l’aplomb d’une plage de sable au milieu de laquelle sont plantées une encombrante
cabane de parpaings et des rangées de vieux sièges en bois pliants de théâtre.
Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Scène des ombres. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
Le
premier Orphée est campé par le baryton-basse Victor von Halem, qui fut un
grand Wotan dans les années 1975-1995, et qui, à soixante-quinze ans, a une
voix certes usée à la puissance pas toujours contrôlable, mais sa fragilité
même est émouvante, d’autant plus que la diction est exemplaire et sa présence
bouleversante, le second par le délicat et brûlant contre-ténor Christopher
Ainslie. Elena Galitskaya est une délectable Eurydice, soprano au timbre suave
mais manquant légèrement de puissance. Reste Amour, incarné non pas par une
cantatrice mais par six chérubins de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon qui ont
certes donné un coup de jeune à cette véritable relecture du metteur en scène
hongrois qui aurait dû être sous-titrée « tragédie lyrique d’après
Gluck » plutôt que « de Gluck », mais dont la vivacité un peu
brouillonne a perturbé l’écoute, tandis que durant le chœur final, très
homogène, la fosse d’orchestre remontait les musiciens et le chef à la hauteur
du plateau.
Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Scène finale. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon
Frétillante et tranchée, la direction d’Enrico Onofri a porté la
partition de Gluck jusqu’à la fusion, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon répondant
au cordeau à la moindre sollicitation du chef italien, à qui le style gluckiste
convient parfaitement.
Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken Garden. Claron McFadden (Iris Marinus), Roderick Williams (Toby Kramer), Katherine Manley (Zenna Briggs), et, dans l'image, Kate Miller-Heidke (Amber Jacquemin), Jonathan McGovern (Simon Vines). Photo : (c) Michel Cavalca
Van der Aa, Sunken
Garden
Michel Van der Aa (né en 1970)
est l’un des compositeurs hollandais les plus joués dans le monde. Ingénieur du
son, cinéaste, écrivain, il ne pouvait que s’intéresser à l’opéra, où il peut
associer toutes ses ressources. Il utilise systématiquement vidéo et
spatialisation, ses personnages apparaissant sous diverses formes, ou sont
clonés sur écran. L’espace virtuel ainsi engendré chemine dans l’esprit du
spectateur, touché par la force expressive de la musique.
Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken Garden. Roderick Williams (Toby Kramer), Claron McFadden (Iris Marinus), Katherine Manley (Zenna Briggs. Photo : (c) (c) Michel Cavalca
Avec le film-opéra Sunken Garden (le Jardin englouti) présenté dans la belle salle du TNP de
Villeurbanne, à la fois véritable polar ponctué de disparitions et réflexion
sur la vie et la mort créé au Barbican Center de Londres le 12 avril 2013 en
coproduction avec l’Opéra de Lyon, Van der Aa franchit un pas supplémentaire,
en adoptant la 3D de façon magistrale, faisant s’exprimer à la fois des
protagonistes vivants et d’autres filmés, ce qui déstabilise habilement les
sens du spectateur qui se laisse volontiers perdre entre illusion et réalité.
Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken Garden. Katherine Manley (Zenna Briggs), Claron McFadden (Iris Marinus). Photo : (c) Michel Cavalca
Cette œuvre en un acte de quatre vingt dix minutes se présente comme un véritable opéra, la vocalité et
l’expressivité étant maximales. Le tout est remarquablement chanté et joué par
cinq chanteurs-comédiens, trois vivants, le baryton Roderick Williams, et les sopranos Katherine
Manley et Claron McFadden, et deux chanteurs du film, le baryton Jonathan Mc
Govern et la soprano Kate Miller-Heidke, tandis que l’orchestre dirigé par
Etienne Siebens, chef invité permanent d’Asko/Schönberg, bruit dans la fosse
comme un véritable personnage.
Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken Garden. Photo : (c) Michel Cavalca
Œuvre d’aujourd’hui tournée vers l’avenir, le Jardin englouti a tous les atouts pour
s’imposer sur la scène lyrique internationale.
Bruno Serrou
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