mardi 3 mars 2015

CD : Pierre Boulez, intégrale des enregistrements Erato en 14 disques



Pierre Boulez (né en 1925), compositeur chef d’orchestre, et Michel Garcin (1923-1995), directeur artistique des disques Erato, étaient amis. Le second, qui possédait une maison à Saint-Michel-l’Observatoire dans les Alpes de Haute-Provence, a attiré le premier dans ce village où il a installé à son tour sa résidence d’été, à quelques encablures de celle de son ami. Parallèlement à la musique baroque, dont le label Erato fut l’un des promoteurs en France - rappelons qu’on lui doit le premier enregistrement du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, enregistrement qui devint le jingle de l’Eurovision -, Garcin soutint âprement la création contemporaine, en enregistrant, souvent en première mondiale, des œuvres de Poulenc, Messiaen, Dutilleux…

Le bureau de Pierre Boulez dans son ancienne maison de Saint-Michel-l'Observatoire en Haute-Provence. Photo : (c) Emile Garcin

Dans les années 1980-1991, Michel Garcin et le PDG  du label de l’époque, Daniel Toscan du Plantier, surent convaincre Pierre Boulez, qui était alors en fin de contrat CBS/Sony et commençait celui qui allait le lier à DG en exclusivité, à enregistrer pour Erato avec son Ensemble Intercontemporain dans les locaux de l’IRCAM tout un répertoire d’œuvres contemporaines. C’est ce cursus que réédite Warner Music sous le label Erato que l’éditeur américain a ressuscité en 2013 pour le catalogue classique qui venait d’acquérir à la suite de son rachat d’EMI et de Virgin Classics. Cette somme réunie en quatorze disques compacts aux minutages généreux présente un raccourci de la création musicale du XXe siècle, avec deux de ses grandes figures tutélaires, Arnold Schönberg et Igor Stravinski, le maître Olivier Messiaen et son contemporain Elliott Carter, les compositeurs de la génération Boulez, de Berio à Xenakis en passant par Donatoni, Kurtág, Ligeti et Boulez lui-même, et leurs cadets Hugues Dufourt, Gérard Grisey, Harison Birtwistle, Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey et York Höller, la plupart ayant été publiés directement en CD, à l’exception des Stravinski.


Stravinski - Boulez

Beaucoup de ces enregistrements avaient déjà été réunis en divers coffrets au début des années 1990, avant d’être en partie repris séparément au milieu des années 2000 par Warner Classics sous étiquette Apex. A l’instar de Sony Classical (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/cd-pour-les-90-ans-de-pierre-boulezsony.html), Erato présente chaque disque dans un facsimile de la jaquette originelle. L’essentiel des œuvres figurant dans ce coffret n’a été repris par Boulez pour aucun autre label. Ainsi du ballet intégral d’Igor Stravinski (1882-1971) Pulcinella, enregistré ici avec Ann Murray, Anthony Rolfe-Johnson, Simon Estes et l’Ensemble Intercontemporain - le Chicago Symphony Orchestra a publié sous son propre label un enregistrement de cette œuvre dirigée par Boulez -, le conte lyrique le Rossignol avec Phyllis Bryn-Julson, Felicity Palmer, Ian Caley, Neil Howlett, Elizabeth Laurence, Michael George et John Tomlinson, les BBC Singers et le BBC Symphony Orchestra, et l’Histoire du Soldat avec une affiche prestigieuse réunissant trois grands metteurs en scène français, Patrice Chéreau en soldat, Antoine Vitez en diable et Roger Planchon en récitant, Pierre Boulez étant à la tête de l’Ensemble Intercontemporain. Mais si les deux œuvres précédentes tiennent ici d’excellentes versions, bien que Claudio Abbado soit préférable dans Pulcinella (avec Teresa Berganza, Ryland Davies, John Shirley-Quirk et le London Symphony Orchestra chez DG), l’Histoire du Soldat n’a valeur que documentaire, les metteurs en scène éprouvant beaucoup de difficulté avec la rythmique, ce qui les empêche de trouver le ton juste (les versions de référence étant celles de Charles Dutoit avec un formidable diable de François Simon, également chez Erato et d’Igor Markevitch avec Jean Cocteau, Jean-Marie Fertey et Peter Ustinov chez Philips). Le poème symphonique le Chant du Rossignol, le Concertino pour douze instruments, les Quatre Chants paysans russes, les Trois Pièces pour quatuor, l’étude pour pianola Madrid et les Quatre Etudes pour orchestre (ces dernières disponibles dans une autre version dirigé par Boulez chez Montaigne dans une captation en concert dix-huit ans plus tôt au Théâtre des Champs-Elysées déjà avec l’Orchestre National de France) complètent cet ensemble dédié à Stravinski.


Schönberg - Boulez

Les deux CD Arnold Schönberg (1874-1951) proposent la seule version du Concerto pour violon op. 36 enregistrée par Pierre Boulez, avec Pierre Amoyal en soliste, couplé avec le Concerto pour piano op. 42 joué par Peter Serkin dont la prestation s’avère supérieure à celle de Mitsuko Uchida chez DG, tandis que le London Symphony Orchestra n’a rien à envier au Cleveland Orchestra, et que, couplé à d’incisives Variations op. 31 plus rutilantes qu’avec le BBC Symphony Orchestra pour Sony, le poème symphonique Pelléas et Mélisande op. 5 est plus dramatique et ardent avec le Chicago Symphony Orchestra qu’avec le Gustav Mahler Jugendorchester capté vingt ans plus tard par les micros de DG.


Messiaen, Berio, Xenakis - Boulez

Ecrit pour bois, cuivres et percussion métal à la demande d’André Malraux, Et expecto resurrectionem mortuorum est l’œuvre d’Olivier Messiaen (1908-1992) que Boulez a le plus dirigée. Elle est ici associée à Couleurs de la Cité céleste pour piano, ensemble et percussion, couplage que propose Sony de ces mêmes enregistrements réalisés en janvier 1966. Seule version en revanche de Sinfonia et Eindrücke de Luciano Berio (1925-2003) avec les New Swingle Singers et l’Orchestre National de France qui a longtemps constitué la référence de ces pages qui comptent parmi les plus populaires du compositeur italien jusqu’à la parution de la version Riccardo Chailly à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam chez Decca de la première de ces œuvres. La troisième pièce à figurer sur ce recueil, l’enregistrement de Jonchaies qui constitue l’unique incursion discographique de Boulez dans l’œuvre d’Iannis Xenakis (1922-2001), les deux hommes ne s’aimant guère, en dépit des tentatives de rapprochement exercées par le couple Pompidou au moment de la genèse de l’Ircam.



Ligeti, Donatoni - Boulez

Dans le disque réalisé en 1990, les pages de György Ligeti (1923-2006) ne sont pas dirigées par Pierre Boulez, puisqu’il s’agit de musique de chambre et soliste, mais par des membres de l’Intercontemporain de l’époque, Pierre-Laurent Aimard dans les six Etudes du premier livre que Ligeti a composées pour lui en 1985 et qu’il réenregistrera pour Sony Classical en 1995, et dans le Trio pour violon, cor et piano, où Aimard a pour partenaires ses co-équipiers Maryvonne Le Dizès-Richard  et Jacques Deleplancque. En revanche, Boulez dirige bel et bien sur ce même disque les deux partitions de Franco Donatoni (1927-2000), Tema pour douze instruments (1981), commande de l’Ensemble Intercontemporain dédiée à Zoltan Pesko, qui en a dirigé la création, qui est une réflexion sur des matériaux articulés extraits d'une partition antérieure, et Cadeau pour onze instruments (1984), offrande du compositeur milanais à Pierre Boulez pour ses soixante ans où le chiffre deux occupe une place privilégiée.


Kurtág, Birtwistle, Grisey - Boulez

Le neuvième volume du coffret Erato réunit trois partitions majeures de la fin du XXe siècle dans des interprétations idéales de l’Ensemble Intercontemporain. Tout d’abord ce qui peut être considéré comme le chef-d’œuvre de György Kurtág (né en 1926), Messages de feu Demoiselle R. V. Trussova sur vingt et un poèmes de Rimma Dalos op. 17 pour soprano et ensemble de chambre. C’est en créant ce cycle remarquable en 1981 avec ce même Ensemble Intercontemporain que Pierre Boulez a imposé en Occident le nom du compositeur hongrois. Ensuite par une autre œuvre magistrale, fruit d’une commande de l’Intercontemporain, …AGM… pour seize voix et trois groupes instrumentaux de Harrison Birtwistle (né en 1934) écrit en 1979 sur des fragments de Fayum de Sappho et enregistré ici par ses créateurs, le John Alldis Choir, l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Boulez, enfin Modulations pour trente-trois musiciens, troisième partie du vaste cycle Espaces acoustiques, pièce capitale de Gérard Grisey (1946-1998) créée en 1978 par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Michel Tabachnik dans laquelle le matériau sonore est en mutation continue.


Carter - Boulez

Le dixième CD est entièrement consacré à l’Américain Elliot Carter (1908-2012) que Pierre Boulez côtoya lorsqu’il était le « patron » de l’Orchestre Philharmonique de New York et dont il devint un proche. A la tête de l’Intercontemporain, Boulez propose quatre des œuvres les plus importantes du compositeur US, le Concerto pour hautbois, avec rien moins que Heinz Holliger en soliste, Esprit rude/Esprit doux pour flûte et clarinette que Carter composa en 1985 pour les soixante ans de Boulez dont le nom fournit l’assise sonore, ici interprété par Sophie Cherrier et André Trouttet, le superbe A Mirror in Which to Dwell pour soprano (ici la remarquable Phyllis Bryn-Julson) et ensemble composé sur six poèmes d’Elizabeth Bishop et créé en 1976 à New York par l’ensemble Speculum Musicae dans le cadre des célébrations du bicentenaire des Etats-Unis, enfin Penthode pour cinq groupes de quatre instruments constitué chacun de son instrumentarium spécifique, œuvre dédiée à Pierre Boulez et à l’Ensemble Intercontemporain qui l’ont créé à Londres en 1985.


H. Dufourt, Ferneyhough, Harvey, Höller - Boulez

Autre disque passionnant, celui qui réunit Antiphysis pour flûte et orchestre de chambre d’Hugues Dufourt (né en 1943), les deux versions de Funérailles pour sept instruments à cordes et harpe de Brian Ferneyhough (né en 1943), Mortuos Plango, Vivos Voco pour sons concrets de Jonathan Harvey (1939-2012) et Arcus pour dix-sept instruments et bande magnétique du trop rare York Höller (né en 1944), les trois premières œuvres étant dirigée par Pierre Boulez et la cinquième par Péter Eötvös, alors directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain.


Boulez - Boulez

Les trois derniers volumes du coffret sont exclusivement consacrés à Pierre Boulez dirigeant ou supervisant les enregistrements de ses propres œuvres. Le premier est entièrement occupé par Pli selon Pli, grand cycle en cinq mouvements pour soprano et orchestre sous-titré Portrait de Mallarmé. Le Livre de Stéphane Mallarmé, publié en 1957, a fortement marqué le compositeur. Près de soixante ans après sa conception, cette partition de soixante-dix minutes est toujours aussi novatrice, foisonnante, originale, expressive et sensuelle. Il s’agit ici du deuxième des trois enregistrements « officiels » de l’œuvre, en fait la version intermédiaire de la partition entre l’originale et la définitive de 1989, gravée pour DG avec Christine Schäfer et l’Ensemble Intercontemporain en 2001 plus longue d’une dizaine de minutes que la première, et le second avec le BBC Symphony Orchestra ici avec Phyllis Bryn-Julson, celui de 1969 avec Halina Lukomska figurant dans le coffret Sony Classical. Cette version médiane est chatoyante et grisante, tandis que la soliste est plus engagée que ses deux consœurs. Les enregistrements du Visage nuptial, du Soleil des eaux dans sa version définitive pour soprano, chœur mixte et orchestre de 1965 et de Figures, Doubles, Prismes sont en fait les uniques témoignages discographiques de Pierre Boulez dans ces trois somptueuses partitions, puisque, réalisés pour le label Erato en 1990, ils figurent également dans le coffret de treize CD que DG a consacré à l’intégrale des œuvres de Boulez en 2013. Figurent également à la fois dans le coffret des « Œuvres complètes de Pierre Boulez » DG et dans ce coffret Erato la Sonate n° 1 pour piano par Pierre Laurent Aimard, la Sonatine pour flûte et piano par Sophie Cherrier et Pierre-Laurent Aimard, Mémoriale (…explosante fixe… Originel) pour flûte et huit instruments par Sophie Cherrier et les Solistes de l’Ensemble Intercontemporain et Cummings ist der Dichter pour seize voix solo, chœur mixte et ensemble instrumental par les BBC Singers et l’Ensemble Intercontemporain dirigés par Pierre Boulez. Seuls Dérive I pour flûte, clarinette, piano, vibraphone, violon et violoncelle et Dialogue de l’ombre double pour clarinette, bien qu’enregistrés par les mêmes interprètes dans l’édition DG, sont proposés dans des enregistrements exclusifs à ce coffret Erato.

Voilà donc assemblée par Erato à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez et de l’exposition que lui consacre le Musée de la Musique à la Philharmonie de Paris du 17 mars au 28 juin prochain une somme unique interrompue par la cessation soudaine d’activité des disques Erato au début des années 1990. Une somme indispensable non seulement comme témoignage de Pierre Boulez dans le répertoire dont il est le champion mais aussi pour qui veut saisir dans des conditions optimales la richesse et l’infinie diversité de la musique du XXe siècle dans ce qu’elle a de plus original et exigeant illustrée par des interprètes de très grande classe, sans doute les meilleurs de leur spécialité - à la seule exception notable de l’Histoire du Soldat de Stravinski -, au point d’avoir valeur de référence absolue pour les quarante-deux œuvres de seize compositeurs sélectionnées avec soin par Pierre Boulez et Michel Garcin. 

Bruno Serrou

14 CD Erato 08 25646 19048 5 (Warner Classics)

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