Commencés
en tant que cycle de lieder dans la perspective d’un concours de composition
organisé par l’Association des Compositeur de Vienne, composés en 1900-1903,
peu après son sextuor à cordes la Nuit
transfigurée op. 4, à une époque où l’orchestre atteignait le gigantisme -
pensons aux IIe
(1888-1894) et VIIIe Symphonies
de Mahler (1906), à la Symphonie alpestre
de Strauss (1911-1915) -, les Gurre-Lieder
d’Arnold Schönberg sont l’une des œuvres les plus impressionnantes de
l’histoire de la musique. Conçu en trois parties d’inégale longueur
conformément au poème qu’il illustre, cet oratorio requiert cinq solistes
(soprano, mezzo-soprano, deux ténors, baryton-basse), récitant, chœur d’hommes
à quatre voix, chœur mixte à huit voix (environ deux cents choristes au total) et
orchestre d’environ cent-cinquante instrumentistes (1), effectif si fourni que
Schönberg dut commander du papier spécial de quarante-huit portées pour les
besoins de son conducteur. Pour ce faire, il dut attendre novembre 1911 pour en
finaliser l’orchestration commencée en août 1903, l’état de pauvreté dans
lequel il vivait alors ne lui permettant pas de payer le moindre fournisseur, obligé
qu’il était d’orchestrer des opérettes pour survivre.
Orchestre Philharmonique de Radio France, Chœurs de Radio France et de Radio Leipzig. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
Les Gurre-Lieder seront créés avec un
foudroyant succès à Vienne le 23 février 1913 sous la direction de Franz
Schreker. Mais Schönberg retravaillera sa partition jusque dans les années 1920,
écrivant en 1922 une version pour orchestre de chambre du Lied des Waldtaube (Chant du ramier)
qui conclut la première partie destinée à une exécution à Paris par Marya
Freund. Entre 1900 et 1913, Schönberg aura notamment composé le vaste poème
symphonique Pelléas et Mélisande op. 5 (1903), les Cinq pièces pour orchestre op. 16 (1909,
créées en 1912), partitions atonales à l’orchestration conforme à celle des Gurre-Lieder, et le monodrame Erwartung op. 17 (1909) aux bois et
cuivres par quatre. « Il faut bien se rendre compte que la partie
orchestrée en 1910 et 1911 est d’un style instrumental tout autre que la
première et la deuxième parties, convenait Schönberg. […] Il va de soi que dix
ans plus tard j’ai orchestré autrement. En mettant au net la partition, je n’ai
retravaillé que de rares passages. Tout le reste (y compris certaines choses
que j’aurais préféré changer) a été conservé dans son état initial. Je n’aurais
pu retrouver ce même style, et tout connaisseur de quelque compétence devrait
immédiatement déceler les quatre ou cinq passages modifiés. Ces modifications
et corrections m’ont donné plus de travail qu’autrefois la composition toute
entière. »
Les ruines du château de Gurre, Danemark. Photo : DR
Si
les deux premières parties sont clairement wagnériennes, la première, symphonie
de lieder qui relate l’amour du roi Waldemar pour Tovelille (Tove) et s’achève
sur le chant du ramier contant la mort de la jeune fille, renvoyant au Chant de la Terre de Mahler avec ses dix
lieder reliés entre eux par des interludes symphoniques, la centrale, qui ne
comporte que la déchirante lamentation de Waldemar défiant Dieu, étant de loin
la plus complexe du point de vue thématique et harmonique, la troisième, qui
adopte le tour d’une cantate dramatique avec participation des chœurs pour la
chasse sauvage où l’on voit Waldemar condamné à l’errance éternelle dans les
cieux avec ses vassaux à la recherche de Tove et apparaissant tel un spectre
aux yeux des paysans jusqu’à sa rédemption, présentant des textures orchestrales
à la fois dépouillées et kaléidoscopiques avec des combinaisons de timbres
insolites entre petits groupes instrumentaux, usage privilégié par Mahler dans
ses dernières symphonies. Dans ce même dernier volet du triptyque, Schönberg
utilise pour la première fois le Sprechgesang
(parlé-chanté), technique qu’il développe dans Pierrot lunaire en 1912 et Moïse
et Aron en 1930-1932. Cette œuvre, qui se situe dans la ligne du chromatisme
intégral du Wagner de la maturité, reste dans les limites extrêmes de la
tonalité, ce qui n’empêcha pas son auteur d’y revenir chaque fois qu’il mettait
au point une nouvelle technique compositionnelle, l’atonalité dans les années
dix et le dodécaphonisme dans les années vingt… Avec leurs trente-cinq thèmes
et leurs subtils développements, leurs structures et leur onirisme dramatique, les
couleurs, la transparence et la fluidité de leur orchestration, leur tonalité
élargie, l’apparition du Sprechgesang, les Gurre-Lieder
représentent autant une synthèse de la musique du XIXe siècle et le
début d’un nouvel univers sonore qui préfigure le XXe siècle.
Arnold Schönberg (1874-1951). Photo : DR
Oratorio
profane à connotation spirituelle qui se situe dans l’esprit du Tristan und Isolde de Richard Wagner, particulièrement
de la Liebestod d’Isolde qui empli la
partition entière, les Gurre-Lieder reposent
sur un poème de 1869-1870 du romancier danois Jens Peter Jacobsen (1847-1885) qui,
traduit en allemand en 1899 par Robert Franz Arnold, se fonde sur la légende
danoise du château de Gurre rapportant l’histoire d’amour du roi du Danemark Waldemar
Ier (1157-1182) ou Waldemar IV Atterdag (1340-1375) pour la belle
jeune fille aux origines modestes Tovelille, qui sera tuée par la jalouse
épouse de Waldemar, la reine Helwig. Le roi se refuse à enterrer sa bien-aimée
et ne se sépare jamais de son cercueil. Jacobsen ajoute à la légende l’épisode
de la chasse sauvage à laquelle Dieu condamne le roi et ses vassaux pour l’avoir
offensé afin de renforcer celui du cortège funèbre dans le but de transcender
la fin macabre originelle par l’apparition du soleil levant.
Jens Peter Jacobsen (1845-1887), en 1879. Photo : DR
Rarement
programmés en raison on l’a vu de leur difficulté d’exécution et des effectifs
nécessaires à leur exécution qui dépassent largement les capacités des orchestres
symphoniques courant à moins d’être contraints de faire appel à des musiciens
supplémentaires, les Gurre-Lieder,
qui avaient été donnés Salle Pleyel en juin 2011 par l’Orchestre Philharmonique
de Strasbourg magistralement dirigé par Marc Albrecht, ont été proposés hier
par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui dispose de toutes les
réserves nécessaires à l’exécution des œuvres les plus colossales, dirigé par l’un
de ses chefs favoris, le compositeur finlandais Esa-Pekka Salonen.
Première page de la partition des Gurrelieder, Universal Editions. Phot : DR
Ce concert
a permis de retrouver le « Philhar’ » d’antan, celui qui faisait les
beaux soirs de la radio entre les années 1950 et les années 1990, avec des programmations
téméraires et rares de partitions hors normes ou peu jouées, particulièrement
au temps où Paul-Yvon Kapp en était le délégué artistique, Gilbert Amy puis
Marek Janowski le directeur musical. Dirigeant avec flamme mais la gestique
claire et large, une énergie contenue, un sens extrême des contrastes, Esa-Pekka
Salonen a tiré la quintessence de l’œuvre, en donnant en compositeur le tour
visionnaire tout en l’ancrant dans le romantisme le plus résolu, portant à l’incandescence
l’Orchestre Philharmonique de Radio France autant comme entité que riche en
personnalités bigarrées à la virtuosité maîtrisée, mais, dans les moments les
plus wagnériens, la phalange de Radio France s’est montrée moins feutrée, limpide
et immatérielle que l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dans le Tristan und Isolde de Wagner dirigé à
Bastille par le même Salonen en 2005.
Esa-Pekka Salonen et l'Orchestre Philharmonique de Radio France saluant le public à la fin des Gurrelieder. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
De
sa voix fluide, aérienne et d’une relative fragilité, Robert Dean Smith, qui s’était notamment
illustré en 2010 dans la Ville morte
de Korngold à l’Opéra de Paris où il sera en avril prochain Tristan aux côtés
de l’Isolde de Violeta Urmana, et entendu le 15 février dernier dans cette même
Salle Pleyel dans un programme Richard Wagner aux côtés d’Anja Kampe (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/02/les-wagner-danja-kampe-et-robert-dean.html)
rend ce personnages brûlé par l’amour qu’est Waldemar un être singulièrement
touchant. Dommage que Salonen n’ait pas veillé à protéger le ténor états-unien,
l’incitant à lutter contre un orchestre tonitruant considérant sa puissance vocale
relative, ce qui l’a déstabilisé avant de le pousser dans ses derniers
retranchements au point de le rendre parfois inaudible vers la fin. Katarina
Dalayman est une Tove étincelante et sûre, Michelle De Young irradie de lumière
et de ferveur en Waldtaube, imposant son timbre de velours, le chant du ramier
devenant le moment le plus émouvant de la soirée. Noble et supérieurement
chantant, le paysan de Gabor Bretz fait regretter la brièveté de ce rôle. Mime saisissant,
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est un bouffon Klaus exceptionnel. Voix
bien timbrée, bouffe solide et singulier, sa présence saisissante. A l’instar
de ce dernier rôle, le narrateur s’exprime sur une orchestration singulièrement
inventive aux textures d’une transparence inouïe, utilisant nombre d’instruments
solistes. En ce cas, rien ne peut expliquer et moins encore excuser l’usage d’un
micro et la diffusion de la voix par haut-parleurs, qui rendent l’orchestre
inaudible et dénaturent le rapport de ce dernier avec la voix, celle-ci écrasant de ce fait tout et s’avérant en décalage total tel une énorme verrue sur un nez finement
ciselé. Au nom de quoi aussi avoir fait appel à une femme à la voix (au cri
devrais-je écrire) de cabaret façon Pierrot
lunaire là où il faut un Moïse ? Question que je m’étais déjà posée en
2010 au soir des Gurre-Lieder de l’Orchestre
Philharmonique de Strasbourg dans cette même Salle Pleyel où la même Barbara
Sukowa avait hurlé le rôle du narrateur ; celle-là même aussi qui avait déjà gâché l’enregistrement de Salonen avec le Philharmonia Orchestra (2). Les deux chœurs de radio réunis
pour ce concert, Radio France et la Radio de Leipzig, sont parvenus à fusionner
leurs identités propres pour offrir une prestation de grande qualité. Au total,
malgré les réserves formulées ici mais tout compte fait infimes en regard du
rendu global, une soirée de l’Orchestre Philharmonique de Radio France à
marquer d’une pierre blanche.
Bruno Serrou
1) 4
petites et 4 grandes flûtes, 3 hautbois, 2 cors anglais, 3 clarinettes en la ou
en si bémol, 2 clarinettes en mi bémol, 2 clarinettes basses, 3 bassons, 2
contrebassons, 10 cors, 6 trompettes, trompette basse, trombone alto, 4 trombones
ténors, trombone basse, trombone contrebasse, tuba, 6 timbales, grand tambour
roulant, plusieurs types de cymbales, triangle, glockenspiel, caisse claire, snare drum, grosse caisse, crécelle en
bois, chaîne métallique, xylophone, tam-tam, 4 harpes, célesta et cordes
(20-20-16-16-12)
2) 2 CD Signum Classics SIGCD173. L’enregistrement de référence des Gurre-Lieder est celui que Seiji Ozawa grava avec le Boston Symphony Orchestra et le Chœur du Festival de Tanglewood en 1979. Les solistes en sont James McCraken, Jessye Norman, Tatiana Troyanos, David Arnold et Werner Klemperer (2 CD Philips 412 511-2). A noter aussi les deux enregistrements de Pierre Boulez, avec une préférence pour celui réalisé en 1974 (le second étant paru chez DG) avec le BBC Symphony Orchestra, les BBC Singers, BBC Choral Society, Goldmith’s Choral Union, Gentlemen of the London Philharmonic Choir. Marita Napier, Yvonne Minton, Siegmund Nimsgern, Kenneth Bowen et Günter Reich en sont les solistes (2 CD Sony Classical SM2K 48459).
2) 2 CD Signum Classics SIGCD173. L’enregistrement de référence des Gurre-Lieder est celui que Seiji Ozawa grava avec le Boston Symphony Orchestra et le Chœur du Festival de Tanglewood en 1979. Les solistes en sont James McCraken, Jessye Norman, Tatiana Troyanos, David Arnold et Werner Klemperer (2 CD Philips 412 511-2). A noter aussi les deux enregistrements de Pierre Boulez, avec une préférence pour celui réalisé en 1974 (le second étant paru chez DG) avec le BBC Symphony Orchestra, les BBC Singers, BBC Choral Society, Goldmith’s Choral Union, Gentlemen of the London Philharmonic Choir. Marita Napier, Yvonne Minton, Siegmund Nimsgern, Kenneth Bowen et Günter Reich en sont les solistes (2 CD Sony Classical SM2K 48459).
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