Bruxelles, Théâtre de La
Monnaie, dimanche 30 mars 2014
Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Fflur Wyn (la plus jeune fille), Patricia Petibon (la deuxième fille), Charlotte Hallekant (la fille aînée). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Tout
assimilé soit-il à l’avant-garde, et contrairement aux compositeurs de sa
génération, Philippe Boesmans n’a pas refusé longtemps le concept opéra, genre
dans lequel il a rapidement trouvé le juste équilibre entre expression théâtrale,
émotion et langage musical contemporain, humus qui lui permet de développer son
propre univers sonore. Combinant complexités rythmique et dynamique à de
subtils jeux de couleurs et de timbres, l’orchestre de Philippe Boesmans
flamboie, exaltant une palette sonore d’une infinie variété nimbée de sensuelle
mélancolie. Sur le plan vocal, Boesmans se place dans la grande tradition
lyrique, puisant à la fois dans le recitar cantando de Claudio Monteverdi,
les élans de Richard Wagner, les grandes envolées concluant les opéras de
Richard Strauss, et l’incandescente densité de l’Ecole de Vienne du Schönberg
d’Erwartung au Berg de Wozzeck et de Lulu. « Nous
vivons une époque charnière, observe Boesmans. La musique prend aujourd’hui des
chemins divergents, et nous ne nous sommes jamais trouvés face à une telle
profusion de voies nouvelles. Lorsque j’ai commencé à écrire, c’était la pleine
époque sérielle. J’y ai un peu touché, et je me suis aperçu qu’il était impossible
d’écrire un opéra avec cette technique. En fait, la beauté de cette dernière
résidait dans sa neutralité, le fait que c’est un bel objet à regarder, une
œuvre d’art à l’état pur inapte à l’expression d’un sentiment défini. Je me
suis très vite rendu compte qu’il me faut aimer les êtres que je mets en
musique. Je dois aussi vivre moi-même intensément ce que mes héros vivent,
qu’ils soient positifs ou abjects. Je veux les comprendre, et ce n’est qu’à
cette condition que je peux imaginer une musique qui les exprime. »
Philippe Boesmans (né en 1936). Photo : (c) La Monnaie
S’il
ne se trouve chez lui, au moment où il écrit, une forme d’émotion liée à l’une
ou l’autre scène sur laquelle il travaille, Boesmans tente d’analyser et de contrôler
ses sentiments, condition sine qua non constate-t-il pour qu’il puisse les transmettre
au public. « Ce sont des éléments un peu négligés dont nous avons trop
peur de parler, constate-t-il. Je me souviens que, au temps où je parcourais
les festivals de musique contemporaine, les gens sortaient des concerts en
disant “c’est formidable, cette musique est si complexe”, comme si la
complexité était une vertu. Or, rien de plus facile à faire que la complexité,
parce qu’elle empêche d’entendre, alors même qu’elle doit se faire oublier.
C’est comme l’idée du progrès, je ne pense pas qu’il y en ait en musique, celle
de Monteverdi n’est pas moins bonne que celle de Boulez, et, entre les deux, il
n’y a pas eu progrès, tout juste quelque changement. Néanmoins, après la
guerre, avec notre utopie progressiste, nous étions tous dans un trip
sans doute nécessaire. »
Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Fflur Wyn (la plus jeune fille), Patricia Petibon (la deuxième fille), Charlotte Hallekant (la fille aînée). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Auteur de six opéras, se déclarant à 77 ans plus libre que jamais car « faisant
abstraction de toute influence consciente pour laisser courir [s]on inspiration
et [s]on écriture au fil de la plume », Philippe Boesmans demeure fidèle à
lui-même dans le domaine lyrique : « Je ne sais s’il existe
des recettes, dit-il, mais pour écrire un bon opéra, il y a des obligations :
un bon livret, un bon équilibre des tensions et des détentes dans
l’architecture de l’œuvre, un orchestre qui ne couvre pas les voix, une
prosodie intelligible. » Préceptes auxquels il se tient toujours, après
trente ans d’expérience. Après quatre opéras sur des livrets du Suisse Luc
Bondy, le dernier, Yvonne, princesse de
Bourgogne, ayant été créé à l’Opéra de Paris en 2009, le sixième est né de
la collaboration du compositeur belge avec le dramaturge français Joël Pommerat,
qui a adapté sa propre pièce éponyme Au
Monde créée en 2004 à Strasbourg. Comme toujours, Boesmans use de l’emprunt
aux auteurs dont il est proche, le Chevalier à la rose, Salomé de Strauss à l’orchestre,
Debussy et Poulenc au chant, My Way
de Claude François/Frank Sinatra pour la musique populaire. Disons-le d’entrée,
il ne s’agit pas d’un grand cru de Boesmans. Sans doute en raison de problème
de santé que le compositeur a connus pendant sa genèse. Mais l’ouvrage est
solide et les contours séduisants.
Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Yann Beuron (le mari de la fille aînée), Charlotte Hallekant (la fille aînée). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Le livret de Pommerat se situe dans le prolongement de Trois Sœurs de Tchekhov, dont on retrouve
les thèmes de l’élan vers l’avenir, de l’illusion, du désespoir. Son cadre est l’industrie
avec une histoire de succession d’un magnat de la métallurgie. Une fratrie de deux
frères et trois sœurs, dont une mariée enceinte de l’on ne sait qui, une
vedette de télévision, la troisième ayant été adoptée, et un frère qui entend
échapper à la direction de l’entreprise. Seul espoir du patriarche, que le
second, Ori, renonce à la carrière militaire. Les membres de la famille
dévoilent tour à tour leur intimité, leurs aspirations et contradictions,
tandis qu’une étrangère, campée par le fine et souple silhouette de la
comédienne Ruth Olaizola, fidèle interprète de Pommerat, remet chacun des
protagonistes en question malgré elle.
Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Werner Van Mechelen (le fils aîné), Charlotte Hallekant (la fille aînée), Frode Olsen (le père), Patricia Petibon (la deuxième fille), Stéphane Degout (Ori). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Philippe Boesmans bénéficie d’un casting de rêve pour un opéra en création.
Le théâtre de La Monnaie de Bruxelles a en effet offert au compositeur référent
de la Belgique d’aujourd’hui une distribution réunissant rien de moins que
Patricia Petibon, Charlotte Hellekant, Stéphane Degout, Yann Beuron... C’est
dire en quelle estime l’Opéra bruxellois le porte depuis qu’en 1983 Gérard
Mortier, alors directeur de La Monnaie, lui commanda son premier opéra, la Passion de Gilles. Vingt ans plus
tard et trois semaines après la mort de ce premier commanditaire, la création d’Au Monde aura été dédiée à la mémoire de
celui qui a donné à l’Opéra de Bruxelles sa renommée mondiale et a fait que
Boesmans est devenu un compositeur lyrique. Dans une scénographie noire et étouffante
d’Eric Soyer, une direction d’acteur au réglée cordeau par Pommerat, et direction
musicale irréprochable de Patrick Davin à la tête d’un brillant Orchestre symphonique
de la Monnaie, Patricia Petibon, omniprésente, est une flamboyante
seconde sœur, Stéphane Degout, sombre Ori,
bouleverse par ses hésitations, Yann Beuron est un mari remarquable
d’ambivalence, Frode Olsen est un père pathétique de
sénilité graduelle, Charlotte Hellekant est une sœur aînée insouciante du monde
qui l’entoure, Fflur Wyn une benjamine énigmatique et touchante dans sa quête
d’identité.
Bruno Serrou
1) Au Monde est retransmis
en streaming du 23 avril à 20h au 13 mai inclus sur le site Internet de la
Monnaie, http://www.lamonnaie.be.
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