vendredi 5 avril 2013

Avec "Claude" créé à l'Opéra de Lyon, Thierry Escaich entre avec éclat dans l’univers de l’opéra



Lyon, Opéra national de Lyon, mercredi 3 avril 2013

"Claude" : Jean-Sébastien Bou (Claude)
C’est une heureuse surprise qui attendait le monde lyrique à l’Opéra de Lyon avec la création du premier ouvrage scénique de Thierry Escaich. Il faut dire que, depuis Jean-Pierre Brossmann, le deuxième théâtre d’Opéra de France a pour habitude de se lancer dans de tels défis. Cela remonte à la commande à John Adams de The Death of Klinghoffer à la fin des années 1980, puis, surtout, du premier opéra de Péter Eötvös, Trois sœurs, dont le succès immédiat a lancé en 1999 la carrière lyrique du compositeur hongrois. Dès ces années-là, le théâtre n’attestait d’aucune exclusive, ni de style, ni d’école. Depuis lors, la politique de commande n’a pas changé, chaque année apportant son lot de créations, sans idée préconçue autre que la volonté de susciter des associations fortes entre un sujet, un compositeur, un librettiste et un metteur en scène. 


Ainsi, un an après Terre et Cendres de Jérôme Combier, Atiq Rahimi et Yoshi Oïda, et un an avant Steve V (King Different) de Roland Auzet et Fabrice Melquiot, Serge Dorny, directeur de l’Opéra de Lyon, après avoir lu la nouvelle Claude Gueux de Victor Hugo, a porté son choix sur un trio inédit, dont seul le metteur en scène avait fait jusqu’à présent ses preuves sur la scène lyrique, Olivier Py. Mais le compositeur, Thierry Escaich, et le librettiste, Robert Badinter, représentaient l’inconnue, tandis que Jérémie Rohrer, ancien élève d’Escaich lui-même compositeur, est surtout connu comme chef baroque et classique, répertoires où il excelle. 


« Fidèles à notre politique de commandes d’œuvres nouvelles, disait Serge Dorny peu avant la présentation de l’actuelle saison, notre festival "Justice / Injustice" sera le cadre de la création du premier opéra de Thierry Escaich, Claude, dont le thème central est la monstruosité de la peine capitale. Autre première pour cet ouvrage inédit, le livret signé Robert Badinter, qui connaît parfaitement le sujet puisqu’il est l’auteur du texte de loi qui abrogea en 1981 la peine de mort, le combat de sa vie. Or, c’est précisément l’une des grandes préoccupations de Victor Hugo, dont l’opéra adapte le roman Claude Gueux (1834) qui repose sur des faits réels, dénonce la peine capitale, et qui se conclut sur ces mots : "Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper ". Ce sujet rappelle le drame de la prise d’otages et le double meurtre perpétré dans la prison de Clairvaux en 1971 par Buffet et Bontems, qui seront tous les deux guillotinés, bien que le second ait été défendu en vain par Maître Badinter. » 


Organiste titulaire de la tribune de l’église Saint-Etienne-du-Mont à Paris où il a pris la succession de Maurice Duruflé, tout nouvellement élu à l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil de Jacques Taddei, professeur d’écriture et d’improvisation au Conservatoire de Paris, couvert de prix internationaux, Thierry Escaich, depuis longtemps membre de l’institution, est à 48 ans un compositeur reconnu par toute une frange de la musique qui « ne supporte pas ceux qui se fabriquent un style ou procèdent à des expérimentations instrumentales » et qui l’érige en figure tutélaire. Devenu ainsi, par son indubitable personnalité, tête de pont des tenants de la tradition et du retour à la tonalité, le reste étant réduit soit à de la dégénérescence soit à du formalisme, Escaich n’est pas des compositeurs qui se plaisent à surprendre et à s’aventurer sur des terres inconnues. Il me faut même reconnaître que ses œuvres me laissent indifférent voire au mieux perplexe, au point de me conduire à me demander à quoi bon réécrire ce qui a déjà été fait plus d’un siècle plus tôt, en mieux et en plus téméraire…

 "Claude" : Jean-Philippe Lafont (le Directeur), Jean-Sébastien Bou (Claude)
Pourtant… Pourtant, je dois avouer qu’avec son premier opéra, Claude, Thierry Escaich m’a positivement surpris. Pour ce premier essai, il signe en effet une partition de quatre vingt dix minutes impressionnante, magistralement orchestrée. Un grondement sourd et permanent crée une tension étourdissante qui prend l’auditeur à la gorge pour ne plus le lâcher. L’œuvre se situe dans la ligne du Wozzeck d’Alban Berg - sans la diversité vocale néanmoins -, mais comment en eut-il été autrement avec un tel sujet ? La musique envoûte et saisit l’esprit et le corps, avec son aptitude étonnante à restituer l’atmosphère enfermée, moite et haineuse du propos. Pas de tunnel, au contraire une tension continue qui submerge et conquiert l’oreille. L’univers carcéral, la tragédie du confinement sont magistralement exprimés par l’orchestre, qui exhale un climat de puits sans fond qui asphyxie l'auditeur. A une ou deux exceptions près, il ne cite jamais et s’il le fait c’est du « à la manière de » ou très ouvertement et subtilement réalisé, avec des colorations Renaissance (comptines) ou façon Chostakovitch (scène du procès). L’écriture est variée, féconde, l’instrumentation luxuriante. L’orchestre trahit l’étouffement carcéral et psychologique avec ses bourdonnements d’orgue, la clarté opaque de l’accordéon, la lumière trompeuse du célesta et de la harpe qui se font rarement consolatrices, même dans les moments de rêve et de présence plus ou moins concrète des enfants fantasmés par Claude (celui du gardien dans la cour ; le propre enfant de Claude au dehors qu’il ne reverra jamais). Constitué de bois et cuivres par deux, timbales, deux percussionnistes (quinze et vingt-deux instruments chacun), piano, célesta, harpe, accordéon, orgue, cordes en proportion, auxquels s’ajoutent deux trompettes, piano droit, accordéon et contrebasse en coulisse, l’orchestre est le protagoniste central et polymorphe de l’ouvrage, étant tous les personnages à la fois, en leur âme et conscience. Non-dits, élans, haines, désespoirs, désolation, souvenirs qui broient les hommes de bonne volonté, l’amitié, l’entraide sont exprimés dans la fosse avec maestria, et le metteur en scène n’a plus qu’à se laisser porter par ce flot continu. Le bruit des machines à tisser impose une violence extrême, à l’instar de la machine à tisser qui lamine inexorablement le héros, tandis que l’opéra se conclue sur des accords d’une poignante douceur. Escaich transcende ainsi le texte par trop manichéen et un peu simpliste de Badinter pour lui donner le tour d’une passion. Cela dès la deuxième scène, cadre de la rencontre de Claude et d’Albin. Le partage du pain évoque indubitablement le Jeudi-saint, tandis que l’amorce de la passion s’inscrit avec les premiers supplices infligés par le Directeur-Hérode pour se conclure sur les juges, Pilate à trois têtes, tandis que la crucifixion est évoquée à travers la guillotine… 


Thierry Escaich, qui se plait à écrire pour des effectifs choraux, a choisi d'en utiliser deux, un premier choeur pour voix d’hommes seules qui participe à l’action, un second pour voix mixtes qui la commente et la ponctue, dissimulé en fond de scène, créant ainsi une sorte de nuage éthéré qui ajoute au tragique des situations. Les voix sont souvent divisi, fondant et dissociant avec virtuosité dans un même ensemble voix solistes et ripieno. Les effets de reliefs et d’espace sont remarquablement rendus avec les seuls moyens acoustiques, il est vrai fort bien aidés par la scénographie mouvante de Pierre-André Weitz qui n'est pas sans rappeler le dispositif déjà utilisé dans Carmen ici même, cette fois en plus sombre et moins coloré. 



Pour les chanteurs solistes, parmi lesquels Escaich n’a pu résister à la vogue actuelle des contre-ténors, l’écriture est un peu trop systématiquement cantonnée dans le registre de la déclamation, loin de la variété de Wozzeck. Escaich a pourtant la capacité de faire chanter, comme l’attestent les duos prisonnier (basse)/Claude, Albin/Claude, les chansons aux contours traditionnels venues de la Renaissance joliment harmonisées et confiées aux enfants, tenus par deux mezzo-sopranos, seules voix de femmes de l’opéra avec celles du chœur mixte. 


 "Claude" : Jean-Sébastien Bou (Claude)

Le livret de Robert Badinter ne se situe pas au même niveau que la musique d’Escaich. Mais il a le mérite d’avoir inspiré au compositeur une partition qui le transcende. Puisée dans le court roman de Victor Hugo, l’action a pour cadre la centrale de Clairvaux de sinistre mémoire. Poussé au crime par la misère due à la mécanisation des métiers de la soie, le canut Claude est incarcéré au lendemain des barricades dressées en plein centre de Lyon en 1831, et doit travailler sur des machines à tisser à un rythme toujours plus soutenu pour répondre aux exigences d’un entrepreneur pour qui le directeur de la centrale fait œuvrer les internés. Véritable colosse, Claude ne peut rassasier son corps avec la maigre pitance qui lui est distribuée. Il se lie d’une amitié fraternelle puis amoureuse avec son compagnon de cellule, Albin, qui lui offre une large part de son pain et lui écrit ses lettres. Mais ils sont séparés par le directeur, qui voue une haine viscérale à l’égard de Claude, dont le charisme attire à lui l’amitié et le respect de tous ses compagnons d’infortune. Pour se venger, Claude commet l’irréparable, assassinant le directeur de la prison, ce qui le conduit à la guillotine au terme d’un procès expéditif. Réparti en seize courtes scènes qui s’enchaînent, encadrées d’un prologue et d’un épilogue et ponctué de deux inter-scènes, le texte de l’ex-garde des sceaux présente l’avantage de la fluidité et de la clarté. En outre, l’aspect politique et social est bien mis en évidence. Néanmoins, le personnage de l’Entrepreneur inventé de toute pièce par le librettiste, incarne de façon trop réductrice ce capitalisme qui écrase toute humanité. Ce qui se trouve de prosaïque et de trop directement manichéen est compensé par la musique, qui sonde les caractères, leur donner vie, scrute le cœur du drame. Confiés au chœur, un certain nombre de textes de Victor Hugo sont adroitement incorporés dans la narration. Aussi brèves que brutales, tant coups et humiliations abondent, les scènes vont crescendo dans l’arbitraire d’un directeur de prison convaincu que la manière forte est la seule qui puisse convenir à la « vermine ». 

 "Claude" : Jean-Sébastien Bou (Claude), Rodrigo Ferreira (Albin)

Olivier Py, l’un de nos trop rares metteurs en scène à pouvoir lire la musique, n’a eu qu’à adosser à la partition son immense talent et son art exceptionnel de directeur d’acteur pour réaliser un spectacle d’une redoutable efficacité. La figure christique de Claude ne pouvait qu’inspirer le meilleur à cet homme de foi et d’humanisme. Py fait des chanteurs des êtres de chair et de sang, dans une mise en scène travaillée au cordeau. Ainsi, chaque geste, le moindre regard, la plus petite étreinte ou l’antagonisme le plus brutal sont saisissants de vérité. Même Jean-Philippe Lafont convainc en directeur de prison obtus, haineux, noir, sans état d’âme, inaccessible à la pitié. Les lumières laiteuses et acérées tour à tour de Bertrand Killy, les superbes décors tournant monumentaux de Pierre-André Weitz actionnés par les détenus conduisent à une scène finale d'un onirisme prenant, avec cette ballerine tournant autour de Claude, assis sur une humble chaise de bois, emportée petit à petit dans son élan avant de tomber au sol sans vie au pied de la guillotine...

 "Claude", scène finale : Jean-Sébatien Bou (Claude), Laura Ruiz Tamayo (danseuse)

Tous les protagonistes, jusqu’au plus petit rôle, portent ainsi leur part de la grande réussite de cette impitoyable tragédie, dominée par la présence hallucinante de Jean-Sébastien Bou, Claude d’une densité, d’une grandeur poignante, véritable force de la nature, homme de bonne volonté, généreux, charismatique, impitoyablement meurtri, véritable Christ venu de l’Evangile selon saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini. Convaincant dans Re Orso de Marco Stroppa en mai 2012 Salle Favart, Rodrigo Ferreira déçoit en Albin, qu’il incarne certes avec force mais la voix paraît ici étonnamment gracile. Ce qui n’est pas le cas de Laurent Alvaro, Entrepreneur redoutable et Surveillant général impérieux. Vocalement usé, ne maîtrisant plus vraiment les écarts de puissance et de hauteur, Jean-Philippe Lafont incarne avec minutie un Directeur monolithique et obsessionnel. Les personnages du prologue qui reviennent ponctuellement dans le cours de l’action jusqu’à la scène finale, sont judicieusement incarnés par les ténors Philip Sheffield (second personnage) et, surtout, Rémy Mathieu (premier personnage), également second et premier surveillants. Les jeunes voix d’enfant d’Anaël Chevalier et Yannick Berne sont lumineuses, et les seconds rôles, tous tenus par des membres des Chœurs de l’Opéra de Lyon, sont sans défaut. 

La centrale de Clervaux au XIXe siècle. Photo : DR

Préparés par Alan Woodbridge, les chœurs sont remarquables de précision, d’homogénéité et de polyphonie. Dirigé avec énergie, lyrisme et un sens des contractes saisissant par Jérémie Rohrer, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon fait un quasi sans faute, transporté par le déferlement sonore de la partition.

Bruno Serrou

Photos du spectacle :  ®copyrightStofleth / Opéra national de Lyon

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