Lyon, Opéra national de Lyon, mercredi 3 avril 2013
"Claude" : Jean-Sébastien Bou (Claude)
C’est une heureuse surprise
qui attendait le monde lyrique à l’Opéra de Lyon avec la création du premier
ouvrage scénique de Thierry Escaich. Il faut dire que, depuis Jean-Pierre
Brossmann, le deuxième théâtre d’Opéra de France a pour habitude de se lancer dans de tels défis. Cela remonte à la commande à John Adams de The Death of Klinghoffer
à la fin des années 1980, puis, surtout, du premier opéra de Péter Eötvös, Trois sœurs, dont le succès immédiat a
lancé en 1999 la carrière lyrique du compositeur hongrois. Dès ces années-là, le théâtre
n’attestait d’aucune exclusive, ni de style, ni d’école. Depuis lors, la
politique de commande n’a pas changé, chaque année apportant son lot de
créations, sans idée préconçue autre que la volonté de susciter des
associations fortes entre un sujet, un compositeur, un librettiste et un
metteur en scène.
Ainsi, un an après Terre et Cendres de Jérôme Combier, Atiq
Rahimi et Yoshi Oïda, et un an avant Steve
V (King Different) de Roland Auzet et Fabrice Melquiot, Serge Dorny, directeur
de l’Opéra de Lyon, après avoir lu la nouvelle Claude Gueux de Victor Hugo, a porté son choix sur un trio inédit,
dont seul le metteur en scène avait fait jusqu’à présent ses preuves sur la
scène lyrique, Olivier Py. Mais le compositeur, Thierry Escaich, et le
librettiste, Robert Badinter, représentaient l’inconnue, tandis que Jérémie
Rohrer, ancien élève d’Escaich lui-même compositeur, est surtout connu comme
chef baroque et classique, répertoires où il excelle.
« Fidèles à notre politique de commandes
d’œuvres nouvelles, disait Serge Dorny peu avant la présentation de l’actuelle
saison, notre festival "Justice / Injustice" sera le cadre de la
création du premier opéra de Thierry Escaich, Claude, dont le thème central est la monstruosité de la peine capitale. Autre première pour cet ouvrage
inédit, le livret signé Robert Badinter, qui connaît parfaitement le sujet
puisqu’il est l’auteur du texte de loi qui abrogea en 1981 la peine de mort, le
combat de sa vie. Or, c’est précisément l’une des grandes préoccupations de
Victor Hugo, dont l’opéra adapte le roman Claude
Gueux (1834) qui repose sur des faits réels, dénonce la peine capitale, et qui
se conclut sur ces mots : "Cette tête de l’homme du peuple,
cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la,
utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper ". Ce sujet
rappelle le drame de la prise d’otages et le double meurtre perpétré dans la
prison de Clairvaux en 1971 par Buffet et Bontems, qui seront tous les deux
guillotinés, bien que le second ait été défendu en vain par Maître Badinter. »
Organiste titulaire de la
tribune de l’église Saint-Etienne-du-Mont à Paris où il a pris la succession de
Maurice Duruflé, tout nouvellement élu à l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil
de Jacques Taddei, professeur d’écriture et d’improvisation au Conservatoire de
Paris, couvert de prix internationaux, Thierry Escaich, depuis longtemps membre
de l’institution, est à 48 ans un compositeur reconnu par toute une frange de
la musique qui « ne supporte pas ceux qui se fabriquent un style ou
procèdent à des expérimentations instrumentales » et qui l’érige en figure tutélaire. Devenu ainsi, par
son indubitable personnalité, tête de pont des tenants de la tradition et du
retour à la tonalité, le reste étant réduit soit à de la dégénérescence soit à du
formalisme, Escaich n’est pas des compositeurs qui se plaisent à surprendre et
à s’aventurer sur des terres inconnues. Il me faut même reconnaître que ses
œuvres me laissent indifférent voire au mieux perplexe, au point de me
conduire à me demander à quoi bon réécrire ce qui a déjà été fait plus d’un
siècle plus tôt, en mieux et en plus téméraire…
"Claude" : Jean-Philippe Lafont (le Directeur), Jean-Sébastien Bou (Claude)
Pourtant… Pourtant, je dois
avouer qu’avec son premier opéra, Claude,
Thierry Escaich m’a positivement surpris. Pour ce premier essai, il signe en effet une partition
de quatre vingt dix minutes impressionnante, magistralement orchestrée. Un grondement
sourd et permanent crée une tension étourdissante qui prend l’auditeur à la
gorge pour ne plus le lâcher. L’œuvre se situe dans la ligne du Wozzeck d’Alban Berg - sans la diversité
vocale néanmoins -, mais comment en eut-il été autrement avec un tel sujet ? La
musique envoûte et saisit l’esprit et le corps, avec son aptitude étonnante à restituer
l’atmosphère enfermée, moite et haineuse du propos. Pas de tunnel, au contraire
une tension continue qui submerge et conquiert l’oreille. L’univers carcéral, la
tragédie du confinement sont magistralement exprimés par l’orchestre, qui
exhale un climat de puits sans fond qui asphyxie l'auditeur. A une ou deux
exceptions près, il ne cite jamais et s’il le fait c’est du « à la manière
de » ou très ouvertement et subtilement réalisé, avec des colorations Renaissance
(comptines) ou façon Chostakovitch (scène du procès). L’écriture est variée, féconde,
l’instrumentation luxuriante. L’orchestre trahit l’étouffement carcéral et
psychologique avec ses bourdonnements d’orgue, la clarté opaque de l’accordéon,
la lumière trompeuse du célesta et de la harpe qui se font rarement
consolatrices, même dans les moments de rêve et de présence plus ou moins
concrète des enfants fantasmés par Claude (celui du gardien dans la cour ; le
propre enfant de Claude au dehors qu’il ne reverra jamais). Constitué de bois
et cuivres par deux, timbales, deux percussionnistes (quinze et vingt-deux
instruments chacun), piano, célesta, harpe, accordéon, orgue, cordes en
proportion, auxquels s’ajoutent deux trompettes, piano droit, accordéon et
contrebasse en coulisse, l’orchestre est le protagoniste central et polymorphe de
l’ouvrage, étant tous les personnages à la fois, en leur âme et conscience. Non-dits,
élans, haines, désespoirs, désolation, souvenirs qui broient les hommes de
bonne volonté, l’amitié, l’entraide sont exprimés dans la fosse avec maestria,
et le metteur en scène n’a plus qu’à se laisser porter par ce flot continu. Le
bruit des machines à tisser impose une violence extrême, à l’instar de la
machine à tisser qui lamine inexorablement le héros, tandis que l’opéra se conclue
sur des accords d’une poignante douceur. Escaich transcende ainsi le texte par
trop manichéen et un peu simpliste de Badinter pour lui donner le tour d’une
passion. Cela dès la deuxième scène, cadre de la rencontre de Claude et d’Albin.
Le partage du pain évoque indubitablement le Jeudi-saint, tandis que l’amorce
de la passion s’inscrit avec les premiers supplices infligés par le Directeur-Hérode
pour se conclure sur les juges, Pilate à trois têtes, tandis que la crucifixion
est évoquée à travers la guillotine…
Thierry Escaich, qui se plait à
écrire pour des effectifs choraux, a choisi d'en utiliser deux, un premier choeur pour voix d’hommes
seules qui participe à l’action, un second pour voix mixtes qui la commente et la
ponctue, dissimulé en fond de scène, créant ainsi une sorte de nuage éthéré qui
ajoute au tragique des situations. Les voix sont souvent divisi, fondant et dissociant avec virtuosité
dans un même ensemble voix solistes et ripieno.
Les effets de reliefs et d’espace sont remarquablement rendus avec les seuls
moyens acoustiques, il est vrai fort bien aidés par la scénographie mouvante de
Pierre-André Weitz qui n'est pas sans rappeler le dispositif déjà utilisé dans Carmen ici même, cette fois en plus sombre
et moins coloré.
Pour les chanteurs solistes,
parmi lesquels Escaich n’a pu résister à la vogue actuelle des contre-ténors, l’écriture
est un peu trop systématiquement cantonnée dans le registre de la déclamation, loin
de la variété de Wozzeck. Escaich a pourtant
la capacité de faire chanter, comme l’attestent les duos prisonnier (basse)/Claude,
Albin/Claude, les chansons aux contours traditionnels venues de la Renaissance joliment
harmonisées et confiées aux enfants, tenus par deux mezzo-sopranos, seules voix
de femmes de l’opéra avec celles du chœur mixte.
"Claude" : Jean-Sébastien Bou (Claude)
Le livret de Robert Badinter
ne se situe pas au même niveau que la musique d’Escaich. Mais il a le mérite d’avoir
inspiré au compositeur une partition qui le transcende. Puisée dans le court
roman de Victor Hugo, l’action a pour cadre la centrale de Clairvaux de
sinistre mémoire. Poussé au crime par la misère due à la mécanisation des
métiers de la soie, le canut Claude est incarcéré au lendemain des barricades
dressées en plein centre de Lyon en 1831, et doit travailler sur des machines à
tisser à un rythme toujours plus soutenu pour répondre aux exigences d’un
entrepreneur pour qui le directeur de la centrale fait œuvrer les internés.
Véritable colosse, Claude ne peut rassasier son corps avec la maigre pitance
qui lui est distribuée. Il se lie d’une amitié fraternelle puis amoureuse avec
son compagnon de cellule, Albin, qui lui offre une large part de son pain et lui
écrit ses lettres. Mais ils sont séparés par le directeur, qui voue une haine
viscérale à l’égard de Claude, dont le charisme attire à lui l’amitié et le
respect de tous ses compagnons d’infortune. Pour se venger, Claude commet
l’irréparable, assassinant le directeur de la prison, ce qui le conduit à la
guillotine au terme d’un procès expéditif. Réparti
en seize courtes scènes qui s’enchaînent, encadrées d’un prologue et
d’un épilogue et ponctué de deux inter-scènes, le texte de l’ex-garde
des sceaux présente l’avantage de la fluidité et de la clarté. En outre, l’aspect
politique et social est bien mis en évidence. Néanmoins, le personnage de
l’Entrepreneur inventé de toute pièce par le librettiste, incarne de façon trop
réductrice ce capitalisme qui écrase toute humanité. Ce qui se trouve de
prosaïque et de trop directement manichéen est compensé par la musique, qui
sonde les caractères, leur donner vie, scrute le cœur du drame. Confiés au
chœur, un certain nombre de textes de Victor Hugo sont adroitement incorporés
dans la narration. Aussi brèves que brutales, tant coups et humiliations abondent,
les scènes vont crescendo dans l’arbitraire
d’un directeur de prison convaincu que la manière forte est la seule qui puisse
convenir à la « vermine ».
"Claude" : Jean-Sébastien Bou (Claude), Rodrigo Ferreira (Albin)
Olivier Py, l’un de nos trop
rares metteurs en scène à pouvoir lire la musique, n’a eu qu’à adosser à la
partition son immense talent et son art exceptionnel de directeur d’acteur pour
réaliser un spectacle d’une redoutable efficacité. La figure christique de
Claude ne pouvait qu’inspirer le meilleur à cet homme de foi et d’humanisme. Py
fait des chanteurs des êtres de chair et de sang, dans une mise en scène travaillée
au cordeau. Ainsi, chaque geste, le moindre regard, la plus petite étreinte ou l’antagonisme
le plus brutal sont saisissants de vérité. Même Jean-Philippe
Lafont convainc en directeur de prison obtus, haineux, noir, sans état d’âme,
inaccessible à la pitié. Les lumières laiteuses et acérées tour à
tour de Bertrand Killy, les superbes décors tournant monumentaux de Pierre-André Weitz actionnés par
les détenus conduisent à une scène finale d'un onirisme prenant, avec cette ballerine tournant autour de Claude, assis sur une humble chaise de bois, emportée petit à petit dans son élan avant de tomber au sol sans vie au pied de la guillotine...
"Claude", scène finale : Jean-Sébatien Bou (Claude), Laura Ruiz Tamayo (danseuse)
Tous les protagonistes, jusqu’au plus petit rôle, portent
ainsi leur part de la grande réussite de cette impitoyable tragédie, dominée
par la présence hallucinante de Jean-Sébastien Bou, Claude d’une densité, d’une
grandeur poignante, véritable force de la nature, homme de bonne volonté, généreux,
charismatique, impitoyablement meurtri, véritable Christ venu de l’Evangile selon saint Matthieu de Pier
Paolo Pasolini. Convaincant dans Re Orso
de Marco Stroppa en mai 2012 Salle Favart, Rodrigo Ferreira déçoit en Albin, qu’il
incarne certes avec force mais la voix paraît ici étonnamment gracile. Ce qui n’est
pas le cas de Laurent Alvaro, Entrepreneur redoutable et Surveillant général impérieux.
Vocalement usé, ne maîtrisant plus vraiment les écarts de puissance et de
hauteur, Jean-Philippe Lafont incarne avec minutie un Directeur monolithique
et obsessionnel. Les personnages du prologue qui reviennent ponctuellement dans
le cours de l’action jusqu’à la scène finale, sont judicieusement incarnés par les
ténors Philip Sheffield (second personnage) et, surtout, Rémy Mathieu (premier personnage),
également second et premier surveillants. Les jeunes voix d’enfant d’Anaël
Chevalier et Yannick Berne sont lumineuses, et les seconds rôles, tous tenus
par des membres des Chœurs de l’Opéra de Lyon, sont sans défaut.
La centrale de Clervaux au XIXe siècle. Photo : DR
Préparés par Alan Woodbridge, les chœurs sont
remarquables de précision, d’homogénéité et de polyphonie. Dirigé avec énergie, lyrisme et un sens des
contractes saisissant par Jérémie Rohrer, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon fait un
quasi sans faute, transporté par le déferlement sonore de la partition.
Bruno Serrou
Photos du spectacle : ®copyrightStofleth / Opéra national de Lyon
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire