mercredi 20 mars 2013

Saisissant Quartett de Luca Francesconi d’après Heiner Müller donné en version concert par l’Ensemble Intercontemporain pour les adieux parisiens de son directeur musical, Susanna Mälkki



Paris, Cité de la Musique, mardi 19 mars 2013


Luca Francesconi (né en 1956). Photo : DR


Pour son dernier concert parisien comme directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, Susanna Mälkki, après une courte adresse émue au public venu en nombre hier soir Cité de la Musique, a dirigé une saisissante partition lyrique d’une heure vingt, Quartett de Luca Francesconi, qu’elle a créée voilà vingt-trois mois dans la fosse de l’un des plus grands théâtres lyriques au monde, le Teatro alla Scala de Milan. C’est d’ailleurs à l’opéra que la chef d’orchestre entend se consacrer principalement désormais, et sa prochaine apparition à Paris se fera en septembre dans la fosse de l’Opéra Bastille dans l’Affaire Makropoulos de Leoš Janáček…  


Luca Francesconi, "Quartett". Production de la Scala de Milan mise en scène par Alex Ollé (2011). Photo : (c) Teatro alla Scala di Milano, DR



Créé le 26 avril 2011 à la Scala de Milan, son commanditaire en association avec les Wiener Festwochen et l’IRCAM, par la même équipe que celle réunie hier, mais dans une mise en scène d’Alex Ollé de La Fura dels Baus et avec l’Orchestre de la Scala de Milan, Quartett est un opéra en un acte d’une heure vingt. Pour son deuxième grand opéra, après Ballata dont la création le 29 octobre 2002 au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles sous la direction de Kazushi Ono et dans une mise en scène d’Achim Freyer fit sensation, Luca Francesconi a réalisé lui-même le livret, en anglais, à partir de la pièce éponyme que Heiner Müller (1929-1995) a librement adaptée en 1981 des Liaisons dangereuses de Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos (1741-1803). Le texte distribue l’histoire en douze scènes encadrées d’un prélude et d’un exorde. Sur scène, deux personnages, à l’instar de Die glücklische Hand op. 18 d’Arnold Schönberg, la Marquise de Merteuil (soprano) et le Vicomte de Valmont (baryton). Les deux chanteurs sont accompagnés par deux orchestres, un grand, invisible, et un petit, dans la fosse, sur le modèle de Trois sœurs (1999) de Péter Eötvös, un chœur et de l’électronique en temps réel. Le grand orchestre et le chœur ont été remplacés hier par une bande magnétique, et seule la petite formation, la partie instrumentale la plus exposée, émanait du plateau, confiée à l’Ensemble Intercontemporain. 

L’action de Quartett, huis-clos qui se déroule entre quatre murs, ceux d’un salon avant la Révolution française et ceux d’un bunker après la Troisième Guerre mondiale, met en exergue les aspects du roman en concordance avec l’actualité d’aujourd’hui, en particulier le sentiment de l’identité perdue « dans une multiplication infinie de miroirs où rien n’a de valeur », sorte de « métaphore de la civilisation occidentale » contemporaine. Tel un jeu de masques, les deux protagonistes échangent leurs rôles, se travestissent l’un l’autre, campent d’autres personnages, au point de former un quatuor. Véritable mise en abîme de deux êtres qui entendent échapper au sort réservé à leurs semblables n’aspirant qu’à accéder au pouvoir, voire à l’immortalité, le drame se présente sous forme de joute amoureuse à partir de laquelle les héros tentent d’abolir la jalousie, la compréhension de l’autre, le faux-semblant, ne craignant pas de ravaler leur personnalité au rang de pion sur un échiquier, leur identité s’annihilant dans un méandre de miroirs où plus rien n’a de sens. 

Né en 1956, formé à l’aune de Karlheinz Stockhausen et de Luciano Berio, dont il a été l’assistant, Luca Francesconi est non seulement un éminent musicien mais aussi un fin connaisseur de l’électronique musicale et du temps réel. Ces technologies sont avec lui non pas des outils mais de véritables instruments de musique dont il a largement participé à l’élaboration de l’organologie depuis 1975, année où il a fondé son propre studio de recherche électroacoustique, puis, en 1990 à Milan, l’institut AGON, centre de recherche et de composition assistée par ordinateur qu’il a dirigé jusqu’en 2006. 



Susanna Mälkki. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR


Donné hier sous forme concertante, l’action étant délimitée par des éclairages changeants évoquant plus ou moins l’enfermement, l’étouffement, l’espoir ou la lumière, et par les déplacements des chanteurs d’un côté ou de l’autre du plateau, Quartett s’est imposé comme une œuvre majeure, à l’instar de Ballata, mais de façon plus intime et physique quant au ressenti du spectateur. En effet, si Ballata usait aussi de l’électronique, l’ouvrage répondait davantage à l’esprit du « grand opéra » traditionnel. Mais cela est sans doute dû à l’absence du grand orchestre dont les sons qui s'y substituaient provenaient de haut-parleurs disséminés dans la salle mais simulant bel et bien le lointain, et qui, de façon ahurissante, a semblé d’un naturel confondant, avec ses timbres quasi réels et venant d’ailleurs, enveloppant d’un halo de mystère et de magie sonore les musiciens en chair et en os, les chanteurs, et le public. Le texte, d’une crudité et d’une violence saisissante, est d’une force pénétrante, le chant dense et varié, plus mélodieux que dans trop d’opéra contemporains, ce qui trahit l’italianité de son concepteur. La partition est emplie de sortilèges, les alliages de timbres et la fluidité de l’écriture instrumentale faisant entrer la musique dans le corps-même de l’auditeur. L’informatique musicale réalisée à l’IRCAM par Serge Lemouton donne une coloration extraordinairement pure à l’ensemble, et s’il se trouve des artifices, c’est qu’ils sont voulus par le compositeur, authentique musicien. 

La distribution est irréprochable, particulièrement le baryton Robin Adams, voix puissante, colorée et pleine, diction impeccable, qui campe un Vicomte de Velmont saisissant de vérité, tandis que la soprano Allison Cook, au vibrato un peu large et à l’articulation moins compréhensible, mais séduisante de timbre, est une Marquise de Merteuil sensuelle et spontanée. Sous la direction précise et solide de Susanna Mälkki, les vingt-deux musiciens de l’Ensemble Intercontemporain se sont donnés sans réserve, sonnant clair et grondant telle une entité humaine aux figures bigarrées. 
  
Cette version concertante laisse néanmoins sur la faim, et donne plus envie encore de goûter l’œuvre telle qu’elle a été conçue : pour la scène, d’autant que la réalisation d’Ollé est semble-t-il un petit bijou… L’Opéra de Lille l’annonce, et il arriverait à l’Opéra de Paris dans les bagages de Stéphane Lissner, son commanditaire à Milan… Néanmoins, il a été possible dès hier de juger de la qualité de l’opéra de Francesconi, qui a incontestablement le rang de grand-œuvre, pièce singulièrement dramatique dès l’abord, sans mise en scène ni scénographie.


Bruno Serrou

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