lundi 17 décembre 2012

Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra imposent à Paris Karol Szymanowski en immense symphoniste



Paris, Salle Pleyel, samedi 15 et dimanche 16 décembre 2012


Commencé en mai dernier, le cycle que la Salle Pleyel et le London Symphony Orchestra, sur l’initiative de Pierre Boulez, ont consacré à Karol Szymanowski à l’occasion du cent-trentième anniversaire de sa naissance et du soixante-quinzième de sa mort, s’est conclu ce week-end. Placée aux confluences françaises (Debussy, Ravel, Roussel) et russes (Scriabine, Stravinski), la musique de Karol Szymanowski (1882-1937) fusionne expressionnisme poétique et impressionnisme coloriste. Peinture sonore luminescente avivée par un sens supérieur de la narration, du renouvellement des idées le tout exalté par une spontanéité qui pourrait perturber repères et écoute s’il ne s’y trouvait des périodes de repos, la musique du compositeur polonais possède tous les atouts pour acquérir une place majeure dans le répertoire. Malgré ses amitiés avec les grands musiciens de son temps, comme son compatriote le pianiste Arthur Rubinstein, sa musique n’a pas connu de son vivant la résonance à laquelle elle peut prétendre, et il a fallu attendre les années 1990 pour qu’elle rencontre quelque écho en Occident. La série de six concerts symphoniques que lui a dédiée en trois vagues (mai, octobre et décembre 2012) la Salle Pleyel en collaboration avec l’Orchestre Symphonique de Londres a assurément constitué une consécration pour l’un des plus grands compositeurs polonais de l’Histoire, dont seul l’opéra le Roi Roger s’était jusqu’à présent imposé en France, bien qu’il lui ait fallu attendre juin 2009 pour entrer à l’Opéra de Paris. 

Karol Szymanowski (1882-1937) dans sa maison de Zakopane. Photo : DR
C’est sur ses deux pages symphoniques les plus connues que s’est conclue cette première intégrale parisienne de l’œuvre pour orchestre de Szymanowski. Samedi, l’éblouissante Symphonie n° 3 op. 27 « Chant de la nuit », couronnait le concert et aura sans doute été le sommet du cycle entier. Une Troisième qui a littéralement scotché l’auditoire dans les fauteuils de Pleyel. Lecture puissante, tendue, dramatique, comme Valery Gergiev sait admirablement le faire, exaltée par un chœur somptueux de cohésion et un ténor à la voix claire, droite, se faisant entendre sans forcer malgré la vigueur de l’orchestre. Composée en Ukraine entre 1914 et 1916, créée à Varsovie en 1921, cette symphonie présente une synthèse des voyages du compositeur polonais en Afrique du Nord et en Egypte. Illustrant des vers aux élans érotiques du poète mystique soufi persan Djalâl ad-Dihn ar-Rumi, elle n’a rien d’un exotisme de pacotille mais se veut au contraire cosmique, à l’instar de la quête d’un Scriabine dont l’influence est ici confortée par la forme en un mouvement unique de grande ampleur intégrant plusieurs segments. Musique passionnée construite en trois mouvements d’une durée totale de vingt-cinq minutes, l’introduction du Moderato assai initial est d’un effet stupéfiant, avec son halo sonore instauré par les bois, les harpes et le piano au milieu de l’orchestre sur un fond de percussion qui précèdent l’entrée des cors en écho à la mélodie des violons qui introduit la première entrée du ténor solo suivi du chœur pour une brève intervention qui se dissipe imperceptiblement pour laisser chanter le premier violon dans l’aigu. Un premier violon dont la voix solitaire est omniprésente tut au long de l’œuvre, un violon remarquablement tenu par Roman Simovic, soliste du London Symphony Orchestra. La symphonie se poursuit ainsi sur une vingtaine de minutes qui s’écoulent à la vitesse de la lumière, interprétée avec passion par un solide ténor au timbre éclatant, Toby Spence, un London Symphony Chorus puissant et homogène, et un London Symphony Orchestra tout de nuances, de précision, d’énergie. Un chant de la nuit tellurique et ardent, dont Gergiev et ses pupitres solistes restituent les climats sur un ton épique, tandis que leur Naturlaut fait songer à Alban Berg. Le violon solo est d’une beauté évanescente, le cor anglais bruit comme la forêt, cor, trompette, trombones, flûte, clarinette, basson, mais aussi harpe, piano, et ces contrebasses, sont impressionnants de couleurs et de générosité. Les contrastes de dynamique sont spectaculaires, les ppp toujours propres et précis, les fff jamais confus ni saturés. Un plaisir autant pour les sens que pour l’esprit. Plus saisissant que Péter Eötvös en mai dernier qui, remplaçant Pierre Boulez au pied levé, semblait plus distancié et analytique, Valery Gergiev était à son meilleur. Pierre Boulez, qui était présent dans la salle samedi, au côté de l’Ambassadeur de Pologne en France qui lui avait remis dans l’après-midi plusieurs hautes distinctions.

Consacrée à Johannes Brahms, la première partie du programme avait été moins convaincante. En effet, la Symphonie n° 3 en fa majeur op. 90 s’est avérée touffue, ne chantant guère, ne respirant pas, s’asphyxiant même tant la lumière n’entrait ni ne sortait de cette lecture trop univoque, plus tragique qu’héroïque. Aucune nostalgie, aucune tendresse, la vision s’est faite opaque et blafarde, la rythmique sèche et lourde. Cette exécution a été sauvée par les pupitres solistes de l’orchestre, onctueux, précis, oniriques (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor), exaltant des sonorités d’une beauté confondante, à l’instar des basses grondantes, profondes, feutrées. Introduites par les instruments à vent solistes s'exprimant sans chef, chantant donc librement, les Variations sur un thème de Haydn - thème tiré du Choral de saint Antoine de Haydn - ont été plus brahmsiennes, le chef donnant enfin la priorité au chant et au lyrisme, certaines variations s’enflammant avec une fougue toute romantique, d’autres se faisant plus introspectives. 

 Valery Gergiev. Photo : Antonio Olmos, DR

Tout au long du concert, ainsi que celui du lendemain, Valery Gergiev a dirigé avec son habituel cure-dent, qui doit être difficilement repérable pour les musiciens, la main gauche tremblant constamment pour marquer l’intonation, le regard plongeant comme pour aller chercher le son dans les abysses de l’orchestre, et le corps penché sur la partition. 


Denis Matsuev. Photo : Aline Paley/Festival de Verbier. DR


Dimanche, Gergiev a commencé son programme sur la Symphonie n° 4 pour piano et orchestre op. 60 que Karol Szymanowski a composée en 1932. Dédiée à Arthur Rubinstein mais écrites en fonction des facultés pianistiques de son auteur relativement modestes et qui entendait pouvoir gagner sa vie en la jouant, cette symphonie concertante de moins de vingt-cinq minutes a été créée à Poznań le 9 octobre 1932 par Szymanowski, au piano, dirigé par Gregor Fitelberg. Il s’agit donc en fait d’une symphonie avec piano obligé dans la ligne des concertos de Johannes Brahms mais d’une technique pianistique faisant plutôt songer à Prokofiev, avec en plus un fondu de l’instrument soliste dans les sonorités de l’orchestre par ses timbres et ses harmonies rehaussés par les pupitres divers du London Symphony, tandis que les couleurs et la rythmique puisent chez Stravinski, particulièrement les Noces, singulièrement dans le finale à la verve populaire. Œuvre aux arêtes acérées puisant aux sources des traditions montagnardes des Tatras à la façon d’un Bartók en Transylvanie, cette symphonie en forme de concerto, soulignée par ses trois mouvements classiques, est certes virtuose mais surtout puissante et riche en pigmentations. Dimanche, une même virtuosité triomphante a réuni l’orchestre et le piano qui se sont unis dans la conclusion festive de l’œuvre, le London Symphony Orchestra brillant de mille feux et Denis Matsuev jouant sans emphase, les doigts courant simplement mais avec assurance sur le clavier, le pianiste russe jouant comme tous les pupitres partition ouverte, visiblement plus pour se rassurer que par nécessité. 


Leonidas Kavakos. Photo : DR


Dédié à son grand ami le violoniste Pawel Kochánski, à l’instar du Concerto pour violon n° 1 de 1917, composé en 1933 peu après la symphonie concertante, le Concerto pour violon n° 2 op. 61 de Szymanowski foisonne des mêmes sonorités et des mêmes rythmes incisifs du pays natal du compositeur. Dans cette œuvre splendide mais plus élémentaire que le premier concerto pour violon en trois mouvements en un seul tenant ou le piano, au sein de l’orchestre, joue un rôle central, tandis que le violon solo se limite souvent à son registre médian, Leonidas Kavakos est remarquable d’aisance et de dynamisme, laissant néanmoins chanter son violon, notamment dans la cadence écrite par Kochánski, magnifique d’ampleur et de souffle, jusque dans le finale qui danse joyeusement dans la tonalité de la majeur. L’orchestre est somptueux de colorations et de flexibilité, jouant comme un seul homme. Gergiev toujours vouté, a tendance à raser le sol, tenant toujours son dard entre le pouce et l’index de la main droite. Rappelé par le public, Kavakos s’est lancé sans attendre dans ce qui était apparemment un Caprice de Nicolo Paganini - partition chère à Szymanowski, qui en arrangea trois pour le piano -, l’archet rebondissant sur les cordes avec une légèreté saisissante, puis il a brièvement salué en signifiant d’un geste qu’il avait un avion à prendre... 


Johannes Brahms (1833-1897). Photo : Tully Potter. DR

 
Pour conclure son cycle de quatre concerts Brahms/Szymanowski, Valery Gergiev a brossé une Quatrième Symphonie en mi mineur op. 98 de Johannes Brahms aux antipodes de la Troisième. D’une ampleur épique, son approche s’est imposée par l’unité du discours, l’opulence du phrasé, les tensions tour à tour dramatiques et apaisées, l’onirisme du mouvement lent, le scherzo virevoltant et ludique, surtout côté bois solistes qui se répondaient gaiement. Orchestre magnifique de feu et de braise, virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des fusées, ont magnifié cette ultime symphonie de Brahms. Une interprétation tendue comme un arc au point que le temps est passé tel l’éclair, Gergiev portant l’œuvre avec conviction et dramatisme. Arêtes vives, interprétation dense, métrique parfaite. Bref, Gergiev comme on l’aime, vif, rigoureux, quasi opératique.

Bruno Serrou

1 commentaire:

  1. Bonjour,
    Bravo pour cette belle analyse.
    J'étais à cette représentation et j'ai particulièrement apprécié le bis de Matsuev, une courte oeuvre dont je n'ai pu retrouver le nom. Pourriez-vous m'aider?

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