Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, dimanche 2 décembre 2012
Le Quatuor Diotima (de gauche à droite : Pierre Morlet, Franck Chevalier, Guillaume Latour, Yun Peng Zhao) en répétition Théâtre des Bouffes du Nord. Photo : Daanaka - Marion Gravrand, ProQuartet
Poursuivant son cycle initié par
l’association ProQuartet-CEMC présidée par Georges Zeisel sur le modèle du
festival qu’Elizabeth Sprague Coolidge, mécène de la musique de chambre
commanditaire des deux derniers quatuors à cordes d’Arnold Schönberg
(1874-1951), organisa pour les étudiants de l’Université de Californie à Los
Angeles à l’occasion de la création de l’ultime quatuor à cordes du maître de
la Seconde Ecole de Vienne en janvier 1937, le Quatuor Diotima constitué de Yun
Peng Zhao et Guillaume Latour (violon), Franck Chevalier (alto) et Pierre
Morlet (violoncelle) a proposé hier le troisième quatuor de Schönberg et le quatorzième
de Beethoven qu’ils ont mis en résonance avec l’un des mouvements du Livre pour quatuor de Boulez, cette fois
le deuxième.
Arnold Schönberg, autoportrait au crayon, 1927. Photo : DR
C’est avec le Quatuor à cordes n° 3 op. 30 d’Arnold
Schönberg que les Diotima ont ouvert le troisième de leurs quatre concerts de
la présente série (1). Il s’agit de la dernière des œuvres de musique de chambre
que le maître de la Seconde Ecole de Vienne a conçues en Europe avant son exil
aux Etats-Unis, en 1933. Sa genèse a occupé son auteur les trois premiers mois
de l’année 1927, et sa création eut lieu à Vienne le 19 septembre de la même
année par le Quatuor Kolisch, dont le leader, Rudolf Kolisch (1896-1978), a été
l’élève de Schönberg avant d’en devenir le beau-frère. Déjà, cette partition
doit beaucoup à Miss Coolidge, puisqu’elle en est la commanditaire, tout comme
elle le sera dix ans plus tard pour le Quatrième
Quatuor à cordes. Composé vingt ans après le précédent quatuor, l’opus 10
avec soprano, l’opus 37 est la première partition du genre à utiliser le
système fondé sur la série de douze sons que Schönberg a mis au point au débuts
des années vingt. Schönberg retourne néanmoins à la forme traditionnelle en
quatre mouvements présentés dans l’ordre classique à l’instar du Quintette à vent op. 26, le premier mouvement,
Moderaro, fondé sur la sonate
classique traitée librement, même si Schönberg précise que ce mouvement et
celui qui le suit s’écartent des structures conventionnelles et « ne
ressemblent à des formes cataloguées qu’à certains égards » (2). Ce
quatuor se particularise en effet par la permanence d’un motif rythmique de quatre
croches et l’omniprésence de deux notes répétées qui assurent l’unité de la
partition, car exposées et variées à l’infini tout au long de l’œuvre. L’Adagio est présenté par Schönberg comme
un rondo avec thème et variations exposées alternativement. Les deux derniers
mouvements se placent sous l’idée de rondo. L’Intermezzo est en fait un scherzo avec menuet et trio, tandis que le refrain du rondo final avec son chant et ses rythmes
de danse se place également dans la même tradition classique viennoise, simple
et aisément reconnaissable, ce qui peut apparaître paradoxal au sein d’une
écriture dodécaphonique dont la polyphonie est complexe par essence.
Le Quatuor
Diotima joue avec souplesse et légèreté sur le rebond de l’archet, associant
sans les fusionner des sonorités un peu dures au premier violon, rondes et
charnues mais jamais grasses à l’alto et au violoncelle, feutrées et à l’alliage
d’une beauté confondante côté second violon et alto, le premier se fondant parfaitement
aux timbres du second. La vision des Diotima confine au classicisme viennois, l’œuvre
coulant à flux continu, les quatre musiciens donnant à la partition son unité
et instillant une poésie qui dit combien cette œuvre exigeante et complexe peut
désormais toucher un vaste public.
Les mains de Pierre Boulez corrigeant un exemplaire du Livre pour quatuor, en 2012. Photo : Daanaka - Marion Gravrand, ProQuartet
Créé
à Donaueschingen en octobre 1955 en même temps que le premier par le Quatuor
Marschner, le deuxième des six mouvements du Livre pour cordes de Pierre Boulez, qui, rappelons-le, en a révisé
le contenu avec les Diotima dans la perspective de ces concerts, est en un seul
tenant, contrairement aux deux qui l’entourent. Dans cette deuxième partie,
intitulée Développements de cette
grande partition restée en l’état de Work
in progress dans laquelle il se réfère à Stéphane Mallarmé, Boulez, se
situe dans la résonance wébernienne. Alternant trois tempos rapides (Vif, Assez
vif, Moins vif) et trois
développements, la partition utilise ici des particularités sonores peu usitées
jusqu’alors avec le jeu des musiciens avec le bois de l’archet pendant la
longue séquence centrale, ainsi que de la double opposition de modes de jeu (col legno tratto / battuto) et de
dynamiques (ff / mf) qui emporte cette partie entière. Il
s’agit sans doute de la séquence la plus immédiatement accessible et séduisante
du Livre, avec ses rebonds naturels
et l’élasticité de son écriture qui font songer à un match entre quatre pongistes.
Les Diotima bondissent et rebondissent tel un jeu de questions / réponses d’une
ductilité et d’une vivacité ahurissante, émettant des harmoniques et des pizzicati aériens et acérés avec une
précision et une maîtrise technique si exceptionnelle que les quinze minutes de
ce morceau difficile d’interprétation et d’écoute laissent l’auditeur à bout de
souffle.
Manuscrit du Quatuor à cordes op. 131 de Beethoven. (c) Berlin, Staatsbibliothek-Musikabteilung.
Composé
entre décembre 1825 et octobre 1826, le Quatuor
à cordes n° 14 en ut dièse mineur op. 131
de Beethoven est en fait la pénultième partition du genre du compositeur. D’aucuns
considèrent ce quatuor comme le plus beau de tous, à l’instar de Richard Wagner
qui, qualifiant l’œuvre de « poème sonore », y voyait la méditation d’un
saint muré dans sa surdité à l’écoute exclusive de ses voix intérieures. Il s’agit
aussi sans doute du quatuor le plus porteur d’avenir, tant l’on y perçoit les
hardiesses de la Seconde Ecole de Vienne et de Bartók, ne serait-ce que la
forme cyclique. Débutant sur une fugue (« qui renferme le mouvement le
plus mélancolique exprimé en musique » (R. Wagner)) qui sera reprise deux
fois dans le finale, l’œuvre se déploie en un mouvement unique, tel un poème
symphonique en sept parties continues (dont deux si courtes – 3e (11
mesures) et 6e (28 mesures) - qu’elles se présentent comme des introductions
à celles qui les suivent), liées en outre entre elles par des relations harmoniques
et rythmiques étroitement imbriquées. Le Quatuor Diotima magnifie les sonorités
graves donnant à cette partition une assise expressive prenante, Pierre Morlet
exaltant le chant somptueux que réserve Beethoven au violoncelle, tandis que l’alliage
du second violon (Guillaume Latour) et de l’alto (Franck Chevalier) s’avère l’épicentre
de cette interprétation, le premier violon (Yun Peng Zhao) s’avérant trop sec
et âcre. Phénomène d’autant plus marquant qu’il est absent dans le cinquième
mouvement (Presto) et ses deux
expositions du Scherzo et Trio où les quatre archets s’enflamment et rayonnent
de concert.
Bruno Serrou
1) Le quatrième et dernier concert
du cycle sera donné aux Bouffes du Nord le 10 décembre 2012 à 20h30, en
présence de Pierre Boulez, qui présentera son Livre pour quatuor.
2) Les textes de présentation, les analyses et des lettres d’Arnold Schönberg ont été publiés dans le coffret que le Quatuor
LaSalle a consacré aux quatuors à cordes des trois Viennois
(Schönberg/Berg/Webern) publié chez DG en 1971 et réédité en CD en 1987.
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