mercredi 12 décembre 2012

Présences de Pierre Boulez, avec le Livre pour quatuor par le Quatuor Diotima et sur Incise par l’Ensemble Intercontemporain



Paris, Théâtre des Bouffes du Nord et Cité de la musique, lundi 10 et mardi 11 décembre 2012

 
Pierre Boulez entouré des membres du Quatuor Diotima, Théâtre des Bouffes du Nord. Photo : (c) ProQuartet

Les trois dernières semaines écoulées ont permis de retrouver le compositeur français référent de la création contemporaine, Pierre Boulez, à qui le Quatuor Diotima a consacré quatre concerts, cycle achevé lundi, et l’Ensemble Intercontemporain celui de mardi, chacune des formations mettant sa musique en regard de celle d’Arnold Schönberg. 

Le quatrième et dernier concert voué à l’intégrale des quatuors de Schönberg, aux quatre ultimes quatuors de Beethoven et au Livre pour quatuor de Boulez a été donné en présence de ce dernier, qui, interrogé par Georges Zeisel, directeur fondateur de l’association ProQuartet-CEMC initiatrice et organisatrice de cette série, a évoqué la genèse de cette œuvre conçue en 1948-1949, immédiatement après la Sonate n° 2 pour piano (1947-1948), et qui se situe dans la descendance de l’opus 106 de Beethoven. Des problèmes de micro qui ont tardé à être résolus, les techniciens-son du Théâtre des Bouffes du Nord ne se manifestant qu’au bout d’une dizaine de minutes non sans avoir offert un concert d’effets larsen assourdissant, ont retardé la présentation, malgré la bonne volonté du compositeur, dont l’élocution claire et rythmée rendait néanmoins ses propos audibles, a contrario de ceux de son interlocuteur dont la voix feutrée ne laissait percer le moindre mot. A la question de savoir s’il considérait cette œuvre définitivement achevée, le compositeur a répondu qu’il poursuivait la genèse du mouvement IV, et considérait le reste désormais exécutable, tout en convenant qu’il lui fallait de toute façon songer à laisser cette partition vivre sa vie, indépendamment de lui…

C’est donc en présence de Pierre Boulez, contrairement aux trois précédents, que s’est déroulé cet ultime volet des concerts des Diotima, ce qui a attiré plus de public aux Bouffes du Nord. A l’instar du deuxième mouvement du Livre, sa partie VI, titrée Partition, programmée lundi, réplique de II (Développement) auquel est combiné ici le rétrograde de Ib (Mouvement), est un double canon par mouvement contraire où la note mi occupe une place capitale au début. Elle est conduite par une écriture extraordinairement éclatée qui permet une différentiation extrême des nuances et des modes de jeu, chaque note étant pourvue de sa dynamique propre et de son mode d’attaque. Le Quatuor Diotima a donné de ces sept minutes de musique une interprétation vive, précise, jouant sur le rebond à la façon d’une balle de tennis, ce qui n’a pas été sans évoquer Jeux de Claude Debussy, chaque pupitre prenant la balle à tour de rôle et se la disputant, au point de donner à ces pages un côté juvénile, une fraîcheur et une spontanéité singulièrement communicative.

Arnold Schönberg enseignant à l'Université de Los Angeles

Encadrant ce sixième forment du Livre pour quatuor de Boulez, à l’instar de ce cycle de concerts commencé aux Bouffes du Nord le 19 novembre, un programme conforme à celui du festival qu’Elisabeth Sprague Coolidge, mécène de la musique de chambre commanditaire des deux derniers quatuors à cordes d’Arnold Schönberg, organisa pour les étudiants de l’Université de Californie à Los Angeles à l’occasion de la création de l’ultime quatuor à cordes du maître de la Seconde Ecole de Vienne en janvier 1937, les mettant en résonance avec les quatre derniers quatuors à cordes de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Composé entre le 27 avril et le 26 juillet 1936, année où son auteur s’est installé à Los Angeles où il venait d’être nommé professeur à l’Université de Californie, le Quatuor à cordes n° 4 op. 37 est donc le fruit d’une commande de Mrs Coolidge, qui en a offert la création à Los Angeles le 9 janvier 1937 interprétée par le fidèle Quatuor Kolisch. Dix années séparent ce quatuor du précédent. Pourtant, tout en se fondant sur la série de douze sons divisée ici en deux formules de six sons, il en conserve la structure traditionnelle en quatre mouvements classiques, vif-vif-lent-vif, le premier apparenté à la forme sonate, tandis que le finale s’inspire du rondo, que le compositeur cherche à réactualiser en renouvelant continuellement la musique et en diversifiant les modes de jeux, notamment dans les harmoniques et dans la technique d’archet, tout en déployant la polyphonie. De cette œuvre attachante, plus mélodique que rythmique, contrairement au Quatuor n° 3 op. 30, les Diotima ont brossé une lecture dense et chatoyante, lui donnant un tour judicieusement viennois, magnifiant notamment ses côtés dansants et mélancoliques qui trouvent leur point culminant dans le finale Allegro au rythme de marche d’où émerge une valse de fin d’un monde qui se termine, sans pour autant conclure, sur un tendre adieu au quatuor à cordes délicatement nostalgique et qui finit par s’évaporer dans l’éther, Schönberg semblant signifier qu’il signe ici la fin d’un genre né au temps de Haydn… A l’instar de leur opus 30, l’approche des Diotima exalte le classicisme viennois, l’œuvre coulant sous leurs archets à flux continu, les quatre musiciens donnant à la partition son unité et instillant une poésie qui sied à cette œuvre merveilleusement mélodique et expressive. 

Ludwig van Beethoven en 1825

Des quatre derniers quatuors à cordes de Beethoven, le Quatuor à cordes n° 15 en la mineur op. 132 est le premier à avoir été composé, puisque, esquissé dès 1823, il a été achevé en août 1825, deux mois avant le treizième. Créé au Prater de Vienne par le Quatuor Schuppanzigh le 9 septembre 1825, ce quinzième quatuor est dédié au prince Galitzine, tout comme les quatuors opus 127 et 130. La genèse parallèle des treizième et quinzième quatuors fait que l’on retrouve dans les deux œuvres un matériau et une atmosphère communs, tandis que le mouvement initial du quinzième se place dans le prolongement de la Grande Fugue qui concluait le treizième dans sa forme originelle avant d’en être détachée en 1827 comme opus 133. Dans la continuité également de l’opus 130 divisé en six mouvements, l’opus 133 compte en compte cinq, le premier étant relativement court (deux cent soixante mesures d’Allegro précédées d’une introduction lente), tandis que le scherzo qui le suit est plutôt développé. Celui-ci introduit le troisième mouvement, un immense Molto adagio d’une vingtaine de minutes qui se présente comme un « chant de grâce d’un convalescent à la divinité » dans lequel le compositeur célèbre son rétablissement après une grave inflammation intestinale, et où, du coup, il est fait usage du mode lydien de la liturgie romaine sur un rythme dansant trahissant la joie du convalescent. Deux derniers mouvements vifs s’enchaînent ensuite, l’Allegro appassionato final étant précédé d’un court Alla marcia. Dans ce somptueux chef-d’œuvre de trois quarts d’heure, le Quatuor Diotima s’est montré plus en phase avec l’univers de Beethoven que dans les trois concerts auxquels j’ai précédemment assisté, le premier violon, malgré quelques approximations de justesse dans certaines attaques et de doigtés dans les montées chromatiques, s’avérant plus lumineux et sensuel. Mais il se pourrait que les réserves formulées dans mes comptes-rendus antérieurs aient été suscitées par la place que j’occupais alors, ledit premier violon me tournant jusqu’à présent le dos, tandis que lundi je me retrouvais face à lui, placé au centre de la salle. 


Sur Incises

 

David Robertson. Photo : DR

C’est avec plaisir que l’on retrouvait le lendemain la bonne humeur et l’énergie de David Robertson à la tête de l’Ensemble Intercontemporain dont il fut le directeur musical de 1992 à 1999. Nous gardons de lui un excellent souvenir, et chaque retour à Paris est salué avec chaleur, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire dans ce blog lors de son concert Salle Pleyel en ce début de saison 2012-2013, à la tête de son Orchestre Symphonique de Saint-Louis (voir en date du septembre 2012). La seule réserve que j’ai lui ai formulée lorsqu’il vivait à Paris, est d’avoir introduit à l’EIC ses compatriotes répétitifs et minimalistes américains. En présence du compositeur, apparu en excellente forme (1), le chef états-unien a dirigé sur Incises pour trois pianos, trois harpes et trois percussions que Pierre Boulez composa entre 1996, dans la perspective du quatre vingt dixième anniversaire de Paul Sacher, et 1998, et que Robertson connaît fort bien pour en avoir donné la création le 30 août 1998 à Edimbourg avec l’Ensemble Intercontemporain. Extension pour neuf instrumentistes sur une quarantaine de minutes d’Incises pour piano, pièce de trois minutes créée en 1994 lors d’un concours organisé par Maurizio Pollini puis développée en 2001 pour devenir l’une des partitions pour piano les plus magistrales du répertoire contemporain, sur Incises compte deux parties s’enchaînant sans interruption. La première, qui est précédée d’un prélude lent, puise son matériau dans la pièce originelle, transcendée par une effusion continue de sons, de timbres et de rythmes tous plus chatoyants, tandis que la seconde partie est plus intériorisée, contenue, contemplative, enchâssant virtuosité du jeu et longues résonances. L’instrumentarium choisi - trois pianos, trois harpes formant trois couples harpe-piano, et trois percussionnistes installé derrière chaque couple et jouant principalement des claviers (deux vibraphones, un marimba), auxquels s’ajoutent ponctuellement cloche-tubes, glockenspiel, steel drums et timbales -, permet en fait une extension du piano d’Incises dont ils renforcent les propriétés (les harpes représentent les cordes, la percussion sa caisse de résonance, les steel drums évoquant un piano préparé) dont il démultiplie les combinaisons sonores, les colorations, les résonances, suscitant une véritable étude de timbres et de rythmes dans un geste singulièrement virtuose suscitant un flux sonore d’une continuité absolue et une flexibilité du son infinie. 

Pierre Boulez. Photo : DR

« J’ai pensé que nous avions trois pianistes à l’Ensemble Intercontemporain, me confiait Pierre Boulez lorsque je l’interrogeais à propos de sur Incises, en 1998. Alors pourquoi ne pas faire quelque chose pour trois pianos. La littérature est très rare, contrairement au piano et percussion. Je crois que de ce que je connais et de ce qui est joué, pas très souvent d’ailleurs, c’est le Concerto de Mozart pour trois pianos, qui ne m’a pas beaucoup influencé. J’ai donc commencé par trois pianos. Mais je me suis dit que j’aimerais amplifier ce genre de sonorités par des instruments résonnants aussi mais de natures différentes. C’est ainsi que sont intervenues les trois harpes ou les trois percussions, je ne me souviens plus de l’ordre dans lequel l’idée m’est venue. Trois percussions, mais pas des peaux uniquement des claviers, c’est-à-dire avec des hauteurs précises. Il y a naturellement vibraphone, xylophone, marimba, mais aussi d’autres instruments comme les timbales, que Bartók a d’ailleurs utilisées dans sa Sonate, comme les steel drums que Bartók n’a pas utilisées – les steel drums sont de forme cylindrique dont le dessus est très cabossé formé de petites plaques qui sont délimitées et qui font des notes prédéterminées très en usage dans les Antilles en particulier où il y a des orchestres entiers de steel drums. J’ai déjà utilisé cet instrument dans deux de mes œuvres pour orchestre, en particulier dans Visage nuptial, lorsque je l’ai réorchestré. Mais pour en jouer c’est coton parce que la succession des notes n’est pas du tout chromatique, il faut chercher le fa dièse d’un côté, le sol de l’autre, le ré d’un troisième côté, etc. C’est vraiment très difficile, alors je n’écris pas des partitions de grande vitesse pour le steel drums. Cette combinaison m’a permis de trouver des sonorités que je n’aurais jamais découvertes autrement. Sur Incises est un piano qui se réfléchit dans plusieurs miroirs. Il s’agit donc chaque fois d’un point de vue différent. Ce qui m’a intéressé dans sur Incises est la réflexion  dans le miroir rythmique. Il s’y trouve des ostinati rythmiques qu’il n’y avait peut-être pas chez moi auparavant, mais qui sont trafiqués, on entend les pointes, on repère qu’il y a un ostinati et en même temps on voit bien que l’ostinato est constamment manipulé, interrompu, remanié, etc. Il y a aussi des choses qui sont aussi très libres, et alors une façon de concevoir la forme avec non pas des thèmes mais une façon de concevoir des motifs qui se répètent mais de façon inattendue. Il y a donc dans sur Incises une structure thématique beaucoup plus forte que dans certaines autres œuvres, et, en même temps, justement parce que l’on peut se raccrocher à des choses qu’on éléments repérables, l’œuvre peut être beaucoup plus inventive, si bien qu’au final, elle n’a plus rien à voir avec une forme classique. »

David Robertson et l'Ensemble Intercontemporain dans sur Incises de Pierre Boulez. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain/DR

De cette œuvre étincelante et cristalline qu’il connaît bien, David Robertson, dirigeant avec entrain et projetant une vraie joie de vivre, a fait un véritable tableau polychrome vivant, dirigeant le geste large, accueillant et précis, neuf musiciens de l’Ensemble Intercontemporain - enrichi de deux harpes supplémentaires -, dont un seul membre a participé à la création, voilà quatorze ans, la harpiste Frédérique Cambreling. Il n’empêche que l’interprétation s’est avérée taillée au cordeau, virtuose, acérée, onirique, étincelante. Venu saluer sur l’insistance de Robertson, Boulez a été cordialement salué, ovationné par un public conquis par cette œuvre d’une sensualité quasi charnelle. 

En seconde partie de concert, qui s’insérait dans un cycle intitulé « B.A.C.H. », le nom du cantor signifiant dans la notation musicale allemande si bémol la do si, David Robertson a dirigé quatorze autres musiciens de l’Intercontemporain dans une pièce de Harrison Birtwistle (né en 1934) intitulée Bach Measures. Cette œuvre de vingt-trois minutes conçue en 1996 réunit en fait huit pièces de Jean-Sébastien Bach extraites de l’Orgelbüchlein composé entre 1713 et 1716, arrangées et retravaillées pour flûte/flûte picolo, flûte en sol, hautbois/cor anglais, clarinette/clarinette basse, bosson/contrebasson, cor, trompette, trombone, percussion, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse. Cette version du compositeur britannique permet en fait d’admirer en écorché le squelette et les entrailles des pièces de Bach, dont les entrelacs rebondissent d’un pupitre à l’autre. Il faut donc un ensemble virtuose pour interpréter ces pages, et la réalisation de l’Intercontemporain s’est avérée excellente. 

Pour finir ces journées Boulez, et à l’instar des concerts du Quatuor Diotima, c’est une fois encore Arnold Schönberg qui a fait résonance avec l’un de ceux qui l’ont le plus défendu avant de l’imposer définitivement en France. Pour ce faire, l’Orchestre du Conservatoire de Paris s’est joint à l’Ensemble Intercontemporain, qui ont revêtu pour l’occasion le costume de chefs de pupitres dans les Variations pour orchestre op. 31 dans lesquelles le maître de la Seconde Ecole de Vienne rend hommage au cantor de Leipzig avec le motif B.A.C.H. de l’Art de la fugue. Sans doute tétanisés par l’enjeu, les étudiants du Conservatoire de Paris se sont montrés contraints et comme paralysés, quoique plus libres dans les variations rapides où ils ont parfois trébuché, mais plats et sans relief dans les mouvements lents. Heureusement, les solistes de l’EIC se sont montrés sous leur meilleur, tirant l’œuvre dans le panache, particulièrement Antoine Curé, dont les sonorités de la trompette se sont faites triomphales. David Robertson, particulièrement à l’aise avec les masses et les transparences des orchestres symphoniques, a mené l’œuvre avec entrain, poussant sans relâche ses jeunes musiciens à la virtuosité et les assurant nettement de leurs potentialités. 

Antoine Curé faisant ses adieux à ses pairs de l'Ensemble Intercontemporain entouré de l'Orchestre du Conservatoire de Paris. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain/DR

Cette soirée était la dernière d’Antoine Curé, qui quitte l’Ensemble Intercontemporain dont il a été l’un des membres pendant trente ans. 

Bruno Serrou

Annoncé à la tête de l’Orchestre de Paris mardi et mercredi prochains, sous la Pyramide du Louvre et Salle Pleyel, dans un programme Ravel Pierre Boulez ne pas dirigera finalement pas les deux concerts, en raison de son œil dont les capacités ne sont pas tout a fait rétablies. Il sera remplacé par le jeune chef finlandais Mikko Franck

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