Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mercredi 12 décembre 2012
Nadja Michael (Médée) et John Tessier (Jason)
En cette saison du centenaire du
Théâtre des Champs-Elysées, c’est non sans une certaine gourmandise que l’on
retrouve le vent du scandale qui emporta à plusieurs reprises la belle salle de
la prestigieuse avenue Montaigne. Cela dès ses premiers mois d’existence, avec
la création houleuse le 29 mai 1913 du Sacre
du Printemps, qui suscita l’un
des scandales les plus marquants de l’histoire de la musique. Le tout nouveau
théâtre édifié par les frères Perret inauguré quelques jours plus tôt avec une
autre création des Ballets russes, Jeux , de Claude Debussy, en fut tout
secoué. Il est vrai non pas à cause de la partition d’Igor Stravinski, mais pour
la chorégraphie de Vaslav Nijinski. Cinquante et un an plus tard, un vacarme plus
sonore encore, dû cette fois à la seule musique, lors de la première mondiale
de Déserts d’Edgar Varèse, par l’Orchestre
National de la RTF dirigé par Hermann Scherchen avec Pierre Henry aux
potentiomètres, le 2 décembre 1954…
Nadja Michael (Médée), au fond John Tessier (Jason, à droite), Elodie Kimmel (Dircé, à gauche)
Depuis lors, le public huppé du
Théâtre des Champs-Elysées a eu maintes fois l’occasion d’exprimer son émoi,
de façon plus ou moins outrée. Quelques semaines avant son centenaire, c’est
avec une œuvre née sous la Révolution française, dans le Paris du Directoire,
que les murs du théâtre ont été ébranlés. Cette fois pour une question de mise
en scène, qui fait de l’infanticide de la mythologie grecque notre
contemporaine, le public faignant de ne pas voir la folie meurtrière de la
magicienne de Colchide comme étant toujours d’actualité, comme en témoignent
les nombreux faits divers qui encombrent les colonnes de nos journaux. En
effet, dans cette production de Médée
créée en 2008 Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles, Krzysztof Warlikowski
fait de l’amoureuse qui a trahi son père et tué son frère pour gagner les
faveurs de l’Argonaute Jason, et qui renoue avec le meurtre en s’en prenant cette fois à
leurs propres enfants après avoir empoisonné la future épouse de celui qui l’a
répudiée, une femme d’aujourd’hui que la passion et la jalousie dévorent au
point de la conduire à se focaliser sur son seul ego outragé…
Vincent Le Texier (Créon), Nadja Michael (Médée)
La deuxième représentation, celle
à laquelle j’ai assisté, a été apparemment moins chahutée que la première, qui fut interrompue par les protestations du public. Ce qui n’a pas été le cas mercredi, bien
que la fureur d’une partie des spectateurs se soit exprimée sans retenue. Il faut
dire que dès l’entrée dans la salle, une première surprise les attendait :
alors que les regards se portaient inconsciemment sur les ors et les sièges cossus du
parterre, l’ouïe était attirée par une ambiance de boîte de nuit au temps de la
dolce vita formant hiatus avec ce à
quoi le public s’était préparé, venant de haut-parleurs distribués autour
du cadre de scène où étaient projetées des images d’enfants et de fête de
famille aux couleurs délavées sur un rythme saccadé de vieux films 16mm sur des chansons
italiennes et anglaises des années 1960-1970 enchaînant twists et slows que
deux adolescents dansaient sur l’avant-scène au pied d’une enceinte acoustique alors
que la salle se remplissait peu à peu puis la fosse de ses musiciens.
Tandis que l’ouverture résonnait, la projection du film s'est poursuivie rideau fermé, au risque de perturber l’audition de la musique toute emprunte de classicisme de Luigi Cherubini. Une musique peu connue car peu jouée en France, mais célèbre principalement pour le témoignage discographique chanté en italien de Maria Callas dans ce rôle dirigée par Leonard Bernstein en 1953. Un enregistrement si célèbre au demeurant que Pier Paolo Pasolini fit appel à la cantatrice grecque pour incarner le rôle-titre de son film éponyme où elle reste muette du début à la fin. C’est pour ma part la toute première fois que je voyais cet ouvrage en trois actes composé en français par l’Italien Luigi Cherubini (1760-1842), qui venait d’être promu inspecteur de l’enseignement du tout nouveau Conservatoire de Paris. Créé le 13 mars 1797 au Théâtre Feydeau à Paris, la partition se fonde sur un livret de François-Benoît Hoffmann (1760-1828). Inspiré d’Euripide, Sénèque et Pierre Corneille, Médée est l'un des rares exemples de tragédie lyrique qui alterne numéros chantés et dialogues en alexandrins et réalise la fusion de la tragédie classique de l’école française avec l’opéra italien. Très vite, cet ouvrage a conquis une réputation enviable auprès des compositeurs, notamment Schubert, Weber, Spohr et Wagner, tandis que Brahms est allé jusqu’à affirmer que Médée est « le sommet de l’art lyrique ».
Tandis que l’ouverture résonnait, la projection du film s'est poursuivie rideau fermé, au risque de perturber l’audition de la musique toute emprunte de classicisme de Luigi Cherubini. Une musique peu connue car peu jouée en France, mais célèbre principalement pour le témoignage discographique chanté en italien de Maria Callas dans ce rôle dirigée par Leonard Bernstein en 1953. Un enregistrement si célèbre au demeurant que Pier Paolo Pasolini fit appel à la cantatrice grecque pour incarner le rôle-titre de son film éponyme où elle reste muette du début à la fin. C’est pour ma part la toute première fois que je voyais cet ouvrage en trois actes composé en français par l’Italien Luigi Cherubini (1760-1842), qui venait d’être promu inspecteur de l’enseignement du tout nouveau Conservatoire de Paris. Créé le 13 mars 1797 au Théâtre Feydeau à Paris, la partition se fonde sur un livret de François-Benoît Hoffmann (1760-1828). Inspiré d’Euripide, Sénèque et Pierre Corneille, Médée est l'un des rares exemples de tragédie lyrique qui alterne numéros chantés et dialogues en alexandrins et réalise la fusion de la tragédie classique de l’école française avec l’opéra italien. Très vite, cet ouvrage a conquis une réputation enviable auprès des compositeurs, notamment Schubert, Weber, Spohr et Wagner, tandis que Brahms est allé jusqu’à affirmer que Médée est « le sommet de l’art lyrique ».
Médée (Nadja Michael) et ses deux enfants
Composé sous le Directoire, Médée de Cherubini est l’enfant du sang
et des larmes de la Révolution française. Personnage de la dimension de ceux d'Elektra
et de sa mère Clytemnestre dans la pièce d'Hugo von Hofmannsthal mise en musique par Richard
Strauss dans son opéra en un acte créé en 1909 - année du grand retour de l’opéra
de Cherubini sur la scène lyrique, à la Scala de Milan, chanté en italien -, Médée
est l’allégorie de la femme forte, sauvage, indépendante, monstrueuse. La Médée
de Warlikowski met mal à l’aise, et ce n’est que naturel considérant l’horreur
du personnage. « Il n’y pas dans l’histoire, déclarait Warlikowski à l’un de mes confrères
(1), de meilleur exemple d’une femme qui tue ses enfants dans un élan de folie
que celui de Médée, dont la tragédie nous choque, nous offre une catharsis
parce qu’elle touche au tabou. » Le metteur en scène polonais fait de
Médée une séductrice de notre époque, qu’il met à nu sous les traits de la
chanteuse populaire Amy Winehouse, accoutrant l’extraordinaire tragédienne Nadja
Michael de la coiffure et des tatouages destroy de son modèle retrouvée morte
en juillet 2011 à l’âge de 27 ans. « Nadja Michael a été une vraie découverte, car elle m’a permis d’exprimer
cette dureté », reconnaît Warlikowski (2).
En fourreau de cuir noir, les bras recouverts de tatouages, perchée sur d’impressionnantes chaussures à talons, la soprano allemande n’est que bruit et fureur. Féline et d’une sensualité spontanée suffocante, véritable bête fauve, elle porte toute l’histoire de la Femme et de l'étranger rejeté par la communauté. Pour mieux souligner la pérennité de la tragédie, le metteur en scène polonais a fait réécrire les dialogues parlés originellement en alexandrins avec des mots d’aujourd’hui ou fusent les termes « sexe », « bordel », « sperme », jetés au visage de « Médée la sorcière » ou « Médée l’Arabe », ce qui crée un singulier contraste avec le texte chanté, resté en l'état. Ce qui ne manque pas de déchaîner l’ire des spectateurs bien pensants qui fréquentent en nombre ce haut lieu de la bourgeoisie. Le tout est exprimé dans un décor unique éclairé des lumières crues de Felice Ross qui écrasent les reliefs, amplifient la noirceur des personnages, allant en s’intensifiant à mesure que la personnalité de Médée s'impose. L’acte final est éblouissant, au point de faire l’unanimité du public, qui applaudit de bon cœur lorsque que les lumières s’éteignent soudain - il faut attendre la venue sur le plateau de l’équipe scénographique pour que les lazzi se ravivent, vite écrasés par les cris de satisfaction - : une fois ses crimes accomplis, Médée apparaît, comme enceinte, cachant sous son pull les vêtements ensanglantés de ses fils qu'elle finit par plier soigneusement avant de les ranger dans le tiroir d’une commode et d’attendre la fermeture du rideau de fer, dont elle franchit le seuil avant de claquer la porte pour disparaître.
En fourreau de cuir noir, les bras recouverts de tatouages, perchée sur d’impressionnantes chaussures à talons, la soprano allemande n’est que bruit et fureur. Féline et d’une sensualité spontanée suffocante, véritable bête fauve, elle porte toute l’histoire de la Femme et de l'étranger rejeté par la communauté. Pour mieux souligner la pérennité de la tragédie, le metteur en scène polonais a fait réécrire les dialogues parlés originellement en alexandrins avec des mots d’aujourd’hui ou fusent les termes « sexe », « bordel », « sperme », jetés au visage de « Médée la sorcière » ou « Médée l’Arabe », ce qui crée un singulier contraste avec le texte chanté, resté en l'état. Ce qui ne manque pas de déchaîner l’ire des spectateurs bien pensants qui fréquentent en nombre ce haut lieu de la bourgeoisie. Le tout est exprimé dans un décor unique éclairé des lumières crues de Felice Ross qui écrasent les reliefs, amplifient la noirceur des personnages, allant en s’intensifiant à mesure que la personnalité de Médée s'impose. L’acte final est éblouissant, au point de faire l’unanimité du public, qui applaudit de bon cœur lorsque que les lumières s’éteignent soudain - il faut attendre la venue sur le plateau de l’équipe scénographique pour que les lazzi se ravivent, vite écrasés par les cris de satisfaction - : une fois ses crimes accomplis, Médée apparaît, comme enceinte, cachant sous son pull les vêtements ensanglantés de ses fils qu'elle finit par plier soigneusement avant de les ranger dans le tiroir d’une commode et d’attendre la fermeture du rideau de fer, dont elle franchit le seuil avant de claquer la porte pour disparaître.
Nadja Michael (Médée), Vincent Le Texier (Créon), Elodie Kimmel (Dircé) et John Tessier (Jason)
Certes, les amateurs de beau
chant n’auront pas eu leur content, dans cette production. Mais, s’il ne rend
pas justice à la partition, ce « mal canto » ne va pas à l’encontre
des personnages de la tragédie qui ne sont que bruit et fureur, trahison et
possession, amour et haine, sang et larmes. Criant, détimbrant, chantant
souvent faux, mais voix de bête vociférant, magnifique tragédienne au corps à
la souplesse de danseuse, Nadja Michael habite littéralement le personnage, au
point de l’investir entièrement, rappelant ainsi une autre
cantatrice-tragédienne, la galloise Gwynneth Jones, voix souvent défaillante
mais toujours véritable bête de scène. Dominée par cette magnifique présence, l’ensemble
de la distribution convainc par sa musicalité, même si Vincent Le Texier a la ligne
de chant qui bouge et qui apparaît un peu brute de décoffrage, mais sa voix de stentor
en impose en Créon. Voix de velours, solide, onctueuse, toute en nuances, John
Le Tessier est un séduisant Jason, le seul membre de la troupe bien chantant. Elodie
Kimmel est une Dircé plutôt pâle, et Verduhi Abrahamyan une Néris discrète, à l’instar
d’Anne-Fleur Inizan (seconde servante), et, quoique plus épanouie, d’Ekaterina
Isachenko (première servante). Malgré des attaques pas toujours justes et de
légers décalages, les Talens lyriques ont fait honneur à l’orchestre de Luigi
Cherubini, injustement négligé en France, dirigé avec tact et conviction par
Christophe Rousset.
Bruno Serrou
1) Entretien avec Mehdi Mahdavi pour Altamusica, 6 décembre 2012. http://www.altamusica.com/entretiens/document.php?action=MoreDocument&DocRef=5063&DossierRef=4643
2) Idem
Photos : (c) Vincent Pontet-WikiSpectacle/Théâtre des Champs-Elysées
Photos : (c) Vincent Pontet-WikiSpectacle/Théâtre des Champs-Elysées
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire