samedi 15 décembre 2012

La sauvagerie de la Médée de Cherubini magnifiée par Warlikowski redonne au Théâtre des Champs-Elysées ses couleurs d’antan, suscitant la fureur du public



Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mercredi 12 décembre 2012


Nadja Michael (Médée) et John Tessier (Jason)


En cette saison du centenaire du Théâtre des Champs-Elysées, c’est non sans une certaine gourmandise que l’on retrouve le vent du scandale qui emporta à plusieurs reprises la belle salle de la prestigieuse avenue Montaigne. Cela dès ses premiers mois d’existence, avec la création houleuse le 29 mai 1913 du Sacre du Printemps, qui suscita l’un des scandales les plus marquants de l’histoire de la musique. Le tout nouveau théâtre édifié par les frères Perret inauguré quelques jours plus tôt avec une autre création des Ballets russes, Jeux , de Claude Debussy, en fut tout secoué. Il est vrai non pas à cause de la partition d’Igor Stravinski, mais pour la chorégraphie de Vaslav Nijinski. Cinquante et un an plus tard, un vacarme plus sonore encore, dû cette fois à la seule musique, lors de la première mondiale de Déserts d’Edgar Varèse, par l’Orchestre National de la RTF dirigé par Hermann Scherchen avec Pierre Henry aux potentiomètres, le 2 décembre 1954…


Nadja Michael (Médée), au fond John Tessier (Jason, à droite), Elodie Kimmel (Dircé, à gauche)


Depuis lors, le public huppé du Théâtre des Champs-Elysées a eu maintes fois l’occasion d’exprimer son émoi, de façon plus ou moins outrée. Quelques semaines avant son centenaire, c’est avec une œuvre née sous la Révolution française, dans le Paris du Directoire, que les murs du théâtre ont été ébranlés. Cette fois pour une question de mise en scène, qui fait de l’infanticide de la mythologie grecque notre contemporaine, le public faignant de ne pas voir la folie meurtrière de la magicienne de Colchide comme étant toujours d’actualité, comme en témoignent les nombreux faits divers qui encombrent les colonnes de nos journaux. En effet, dans cette production de Médée créée en 2008 Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles, Krzysztof Warlikowski fait de l’amoureuse qui a trahi son père et tué son frère pour gagner les faveurs de l’Argonaute Jason, et qui renoue avec le meurtre en s’en prenant cette fois à leurs propres enfants après avoir empoisonné la future épouse de celui qui l’a répudiée, une femme d’aujourd’hui que la passion et la jalousie dévorent au point de la conduire à se focaliser sur son seul ego outragé… 


Vincent Le Texier (Créon), Nadja Michael (Médée)


La deuxième représentation, celle à laquelle j’ai assisté, a été apparemment moins chahutée que la première, qui fut interrompue par les protestations du public. Ce qui n’a pas été le cas mercredi, bien que la fureur d’une partie des spectateurs se soit exprimée sans retenue. Il faut dire que dès l’entrée dans la salle, une première surprise les attendait : alors que les regards se portaient inconsciemment sur les ors et les sièges cossus du parterre, l’ouïe était attirée par une ambiance de boîte de nuit au temps de la dolce vita formant hiatus avec ce à quoi le public s’était préparé, venant de haut-parleurs distribués autour du cadre de scène où étaient projetées des images d’enfants et de fête de famille aux couleurs délavées sur un rythme saccadé de vieux films 16mm sur des chansons italiennes et anglaises des années 1960-1970 enchaînant twists et slows que deux adolescents dansaient sur l’avant-scène au pied d’une enceinte acoustique alors que la salle se remplissait peu à peu puis la fosse de ses musiciens.

Tandis que l’ouverture résonnait, la projection du film s'est poursuivie rideau fermé, au risque de perturber l’audition de la musique toute emprunte de classicisme de Luigi Cherubini. Une musique peu connue car peu jouée en France, mais célèbre principalement pour le témoignage discographique chanté en italien de Maria Callas dans ce rôle dirigée par Leonard Bernstein en 1953. Un enregistrement si célèbre au demeurant que Pier Paolo Pasolini fit appel à la cantatrice grecque pour incarner le rôle-titre de son film éponyme où elle reste muette du début à la fin. C’est pour ma part la toute première fois que je voyais cet ouvrage en trois actes composé en français par l’Italien Luigi Cherubini (1760-1842), qui venait d’être promu inspecteur de l’enseignement du tout nouveau Conservatoire de Paris. Créé le 13 mars 1797 au Théâtre Feydeau à Paris, la partition se fonde sur un livret de François-Benoît Hoffmann (1760-1828). Inspiré d’Euripide, Sénèque et Pierre Corneille, Médée est l'un des rares exemples de tragédie lyrique qui alterne numéros chantés et dialogues en alexandrins et réalise la fusion de la tragédie classique de l’école française avec l’opéra italien. Très vite, cet ouvrage a conquis une réputation enviable auprès des compositeurs, notamment Schubert, Weber, Spohr et Wagner, tandis que Brahms est allé jusqu’à affirmer que Médée est « le sommet de l’art lyrique ». 


Médée (Nadja Michael) et ses deux enfants


Composé sous le Directoire, Médée de Cherubini est l’enfant du sang et des larmes de la Révolution française. Personnage de la dimension de ceux d'Elektra et de sa mère Clytemnestre dans la pièce d'Hugo von Hofmannsthal mise en musique par Richard Strauss dans son opéra en un acte créé en 1909 - année du grand retour de l’opéra de Cherubini sur la scène lyrique, à la Scala de Milan, chanté en italien -, Médée est l’allégorie de la femme forte, sauvage, indépendante, monstrueuse. La Médée de Warlikowski met mal à l’aise, et ce n’est que naturel considérant l’horreur du personnage. « Il n’y pas dans l’histoire, déclarait Warlikowski à l’un de mes confrères (1), de meilleur exemple d’une femme qui tue ses enfants dans un élan de folie que celui de Médée, dont la tragédie nous choque, nous offre une catharsis parce qu’elle touche au tabou. » Le metteur en scène polonais fait de Médée une séductrice de notre époque, qu’il met à nu sous les traits de la chanteuse populaire Amy Winehouse, accoutrant l’extraordinaire tragédienne Nadja Michael de la coiffure et des tatouages destroy de son modèle retrouvée morte en juillet 2011 à l’âge de 27 ans. « Nadja Michael a été une vraie découverte, car elle m’a permis d’exprimer cette dureté », reconnaît Warlikowski (2). 

En fourreau de cuir noir, les bras recouverts de tatouages, perchée sur d’impressionnantes chaussures à talons, la soprano allemande n’est que bruit et fureur. Féline et d’une sensualité spontanée suffocante, véritable bête fauve, elle porte toute l’histoire de la Femme et de l'étranger rejeté par la communauté. Pour mieux souligner la pérennité de la tragédie, le metteur en scène polonais a fait réécrire les dialogues parlés originellement en alexandrins avec des mots d’aujourd’hui ou fusent les termes « sexe », « bordel », « sperme », jetés au visage de « Médée la sorcière » ou « Médée l’Arabe », ce qui crée un singulier contraste avec le texte chanté, resté en l'état. Ce qui ne manque pas de déchaîner l’ire des spectateurs bien pensants qui fréquentent en nombre ce haut lieu de la bourgeoisie. Le tout est exprimé dans un décor unique éclairé des lumières crues de Felice Ross qui écrasent les reliefs, amplifient la noirceur des personnages, allant en s’intensifiant à mesure que la personnalité de Médée s'impose. L’acte final est éblouissant, au point de faire l’unanimité du public, qui applaudit de bon cœur lorsque que les lumières s’éteignent soudain - il faut attendre la venue sur le plateau de l’équipe scénographique pour que les lazzi se ravivent, vite écrasés par les cris de satisfaction - : une fois ses crimes accomplis, Médée apparaît, comme enceinte, cachant sous son pull les vêtements ensanglantés de ses fils qu'elle finit par plier soigneusement avant de les ranger dans le tiroir d’une commode et d’attendre la fermeture du rideau de fer, dont elle franchit le seuil avant de claquer la porte pour disparaître.


Nadja Michael (Médée), Vincent Le Texier (Créon), Elodie Kimmel (Dircé) et John Tessier (Jason)


Certes, les amateurs de beau chant n’auront pas eu leur content, dans cette production. Mais, s’il ne rend pas justice à la partition, ce « mal canto » ne va pas à l’encontre des personnages de la tragédie qui ne sont que bruit et fureur, trahison et possession, amour et haine, sang et larmes. Criant, détimbrant, chantant souvent faux, mais voix de bête vociférant, magnifique tragédienne au corps à la souplesse de danseuse, Nadja Michael habite littéralement le personnage, au point de l’investir entièrement, rappelant ainsi une autre cantatrice-tragédienne, la galloise Gwynneth Jones, voix souvent défaillante mais toujours véritable bête de scène. Dominée par cette magnifique présence, l’ensemble de la distribution convainc par sa musicalité, même si Vincent Le Texier a la ligne de chant qui bouge et qui apparaît un peu brute de décoffrage, mais sa voix de stentor en impose en Créon. Voix de velours, solide, onctueuse, toute en nuances, John Le Tessier est un séduisant Jason, le seul membre de la troupe bien chantant. Elodie Kimmel est une Dircé plutôt pâle, et Verduhi Abrahamyan une Néris discrète, à l’instar d’Anne-Fleur Inizan (seconde servante), et, quoique plus épanouie, d’Ekaterina Isachenko (première servante). Malgré des attaques pas toujours justes et de légers décalages, les Talens lyriques ont fait honneur à l’orchestre de Luigi Cherubini, injustement négligé en France, dirigé avec tact et conviction par Christophe Rousset. 

Bruno Serrou

1) Entretien avec Mehdi Mahdavi pour Altamusica, 6 décembre 2012. http://www.altamusica.com/entretiens/document.php?action=MoreDocument&DocRef=5063&DossierRef=4643

2) Idem

Photos : (c) Vincent Pontet-WikiSpectacle/Théâtre des Champs-Elysées

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