vendredi 15 juin 2012

Renée Fleming, séduisante mais distante Arabella, enflamme Michael Volle, Mandryka puissant et éperdu, dans une production austère de Philippe Jordan et Marco Arturo Marelli


Paris, Opéra Bastille, jeudi 15 juin 2012 
 Affiche de la nouvelle production d'Arabella à l'Opéra de Paris tirée de la couverture du quatrième numéro de la revue sécessionniste Ver Sacrum de Gustav Klimt dessinée par Koloman Moser en 1899
Fruit ultime de l’extraordinaire collaboration de deux des plus grands artistes de langue allemande du XXe siècle, Arabella conclut par une comédie lyrique en trois actes un cycle unique dans l’histoire de l’opéra ouvert en 1911 par le Chevalier à la rose, comédie avec musique en trois actes (l’acte d’Elektra, qui la précède de trois ans, reposait pour l’essentiel sur une pièce de théâtre préexistante). Entre ces deux opéras, le cadre de l’action et le milieu sociologique décrit sont les mêmes, les sujets sont proches, seule l’époque diffère. Le Chevalier à la rose se situe à l’époque de la monarchie triomphante, celle de Marie-Thérèse d’Autriche qui dominait l’Europe alors que la haute noblesse était au sommet de sa puissance, tandis qu’Arabella se déroule au moment où l’empire des Habsbourg devenu Double-Monarchie, impériale et royale, en 1867 est en état de déliquescence, la capitale de l’empire de François-Joseph perdant de son identité germanique pour devenir une capitale polymorphe et plurinationale d’un empire gangrené que Robert Musil allait évoquer sous le nom de Cacanie dans son roman-fleuve l’Homme sans qualité paru en 1930-1932. Au-delà de la comédie en musique mettant en évidence les caractères humains, romantiques et touchants plus proches de la réalité que ceux des héroïnes inaccessibles des opéras qui ont précédé, qui soit plus viennoise et permette de faire entendre les voix de femmes si chères au compositeur, Hofmannsthal a offert à ce dernier un livret brossant un portrait sociologique de Vienne empli d’une nostalgie d’un monde délité approchant de sa fin, où l’on voit la noblesse paysanne se substituer à la noblesse de cour ruinée, exsangue et corrompue. Ainsi, autour des cinq personnages principaux - le comte Waldner, joueur invétéré, et son épouse Adélaïde, égoïste superstitieuse, leurs deux filles, les rêveuses Arabella et sa cadette Zdenka (cette dernière déguisée en garçon afin que l’aînée soit plus facile à marier), et le riche et puissant comte hongrois Mandryka venu à Vienne demander la main d’Arabella dont il est tombé amoureux fou après avoir découvert son portrait dans une lettre envoyée à son oncle décédé par le comte Waldner son ami… -, pas moins de treize rôles représentant tout un monde, original et burlesque voire pathétique, cartomancienne, cochers et leur mascotte Milli du Fiacre, prétendants d’Arabella, joueurs, serviteurs, ordonnances. L’action, qui se déroule dans un hôtel particulier et dans une salle de bal de Vienne un soir de Carnaval sous le règne de François-Joseph, conte l’histoire d’une famille ruinée dans la Vienne des années 1860 et le destin de sa fille aînée, Arabella. Celle-ci hésite entre plusieurs prétendants insipides et est pressée de choisir un mari par ses parents, qui sont criblés de dettes et espèrent une dote providentielle. Mais Arabella, sous ses dehors froids de femme coquette, attend celui qu’elle aimera de tout son être. Pendant ce temps, sa sœur Zdenka se désespère. Elle est amoureuse de Matteo, un jeune officier, soupirant éconduit d'Arabella. Zdenka lui remet des lettres d’amour qu’elle écrit elle-même et signe du nom de sa sœur. Ce qui suscite divers quiproquos qui seront tous résolus à la fin de l'opéra...
 Hugo von Hofmannsthal et Richard Strauss à Rodaun en 1915 
Tandis qu’il était en train de peaufiner les deuxième et troisième actes de l’opéra, à la demande de Richard Strauss, Hugo von Hofmannsthal fut emporté par la mort le 15 juillet 1929 des suites d’une crise cardiaque quelques heures après qu’il eût appris le suicide de son fils unique. A sa mort, seul le premier acte était parachevé, afin que Strauss puisse commencer à travailler sur sa partition. Par respect pour son collaborateur, le compositeur ne s’avisa à aucun moment de retoucher les deux derniers actes, qu’il laissa en l’état, et, après avoir envisagé de renoncer à écrire des opéras, il finit par décider de mettre en musique ce qu’Hofmannsthal avait laissé et porta le point final sur sa partition le 12 octobre 1932. La création de l’ouvrage eut lieu le 1er juillet 1933, cinq mois après la prise du pouvoir par Adolph Hitler, à l’Opéra d’Etat de Dresde, qui venait de perdre son directeur musical, Fritz Busch, pourtant dédicataire de l’œuvre, la première étant de ce fait dirigée par Clemens Krauss, à la demande expresse du compositeur, qui mit cette condition pour honorer son contrat.
La production présentée à Bastille ne fait pas oublier la magnifique Arabella mise en scène voilà dix ans au Théâtre du Châtelet par Peter Mussbach, qui signait également un impressionnant décor, dominé par un immense escalier doré comparable à celui d’un grand magasin, cadre qui suggérait la cupidité et la corruption de cette famille viennoise sur le point de vendre sa fille à un étranger, avec une distribution exceptionnelle, Karita Mattila dans le rôle-titre, Barbara Bonney en Zdenka, Thomas Hampson en Mandryka et Rosalind Plowright en Adélaïde dirigés par Christoph von Dohnanyi à la tête d’un excellent Philharmonia Orchestra, plus sonore et contrasté que l’Orchestre de l’Opéra de Paris, qui résonne il est vrai à Bastille dans une fosse plus grande, plus glaciale et moins réverbérante que le Châtelet. 
 Décor de Marco Arturo Marelli pour Arabella à l'Opéra de Paris
A l’instar de Mussbach, Marco Arturo Marelli signe à la fois la mise en scène et le décor. Un mur trop vaste et tournant continuellement jusqu’à donner le vertige qui empiète sur la fosse et dans la salle, artifice sensé rapprocher le public du trop vaste vaisseau Bastille pour cet opéra intimiste, malgré son orchestration foisonnante mais traitée de façon chambriste, et un plateau pivotant qui fait apparaître divers ustensiles (fauteuils, tables, calèche, etc.), personnages, danseurs, serviteurs, etc., tandis que dans l’acte final, l’escalier si essentiel est réduit au strict minimum, alors qu’une toile si légère qu’elle ne cesse de voler dans le courant d’air de l’arrière-scène, représente un immeuble (l’Opéra d’Etat ?) de Vienne voisin de l’hôtel Waldner. Sans avoir la force de celle de Mussbach, la direction d’acteur de Marco Arturo Marelli est servie par des chanteurs ayant le sens de la comédie, particulièrement Kurt Rydl, Michael Volle, Joseph Kaiser et Julia Kleiter. Renée Fleming, Maréchale du Chevalier à la rose à Bastille et Comtesse Madeleine de Capriccio à Garnier au charme naturel mais marmoréenne, est égale à elle-même en Arabella. La voix est lumineuse et ensorceleuse, mais la cantatrice états-unienne se contente d’imposer son port noble, qui produit toujours son effet, mais si la grâce et la stature altière sont bien dans le personnage, il lui manque la chair et l’engagement que savaient y mettre Lisa della Casa, qui avait fait d’Arabella son rôle fétiche, Karita Mattila, voire Kiri Te Kanawa scéniquement plus engagée que Fleming mais à la voix plus puissante quoique le timbre soit comparable. Face à elle, Michael Volle campe un Mandryka farouche et spontané, extrêmement touchant. Sa voix est puissante et colorée, le chant est beau, le jeu naturel, l’engagement constant. Il est l’unique protagoniste à être continuellement audible sans jamais forcer. Seul le vieux routier Kurt Rydl peut en faire autant, brossant en outre un Comte Waldner fin de race étourdissant. Julia Kleiter est une Zdenka généreuse et impulsive, tandis que Doris Soffel semble fatiguée et ne peut donner toute sa force au personnage d’Adélaïde, indifférente à sa famille et qui va jusqu’à se jeter subrepticement dans les bras de l’un des prétendants évincés de sa fille aînée. Joseph Kaiser est un Matteo tout d’une pièce, bien chantant et le timbre enjôleur, mais les pièges de l’écriture de Richard Strauss, qui n’aimait pas les ténors, lui sont insurmontables dans l’aigu. Le reste de la distribution constitue un monde polychrome, d’où émerge la Fiakermilli d’Iride Martinez, qui fait un sans faute dans les vocalises d’une terrifiante difficulté, mais la voix manque de coffre. 
 Costumes de Dagmar Niefind pour Arabella et Fiakermilli
La lecture claire et sans maniérisme de Philippe Jordan permet une grande lisibilité, mais elle ne peut transcender la vision d’ensemble qui s’avère trop distanciée, malgré un premier acte d’une force pénétrante où le chef laisse l’orchestre s’exprimer sans contrainte pour déployer un lyrisme et une théâtralité conquérants, prenant le risque de couvrir les voix, qui passent difficilement la rampe à cause d’un décor en polystyrène avaleur de sons au lieu du bois plus réverbérant. Tant et si bien que, prenant sans doute conscience du phénomène, Philippe Jordan se résolut à brider la fosse afin que les chanteurs deviennent plus audibles, au risque cette fois d’asphyxier le lyrisme fébrile de l’acte final, particulièrement le duo ultime entre Arabella et Mandryka, sommet de la partition, comme c’est toujours le cas chez Richard Strauss, curieusement éteint hier. Il convient néanmoins de saluer violon et cor solos, particulièrement choyés par Richard Strauss et qui ont su lui rendre hommage avec brio.
Bruno Serrou

1 commentaire:

  1. Amigos, j'ai vu 2fois Arabella au Châtelet, mais Renée Fleming dépasse tout le monde : humaine, forte, elle sait tout faire, elle a sa voix de rêve, peut être manque t'il un Mandryka plus séduisant, mais vive l'Arabella de la Bastille!!!!Pour Fleming, comme d'habitude, c'est magnifique

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