Lyon, Opéra, lundi 25 juin 2012
Carmen (Josè Maria Lo Monaco) et Don José (Yonghoon Lee)
Chaque production d’Olivier Py
constitue un événement en soi. Fort attendue, sa première Carmen ne déroge pas à la règle. Si la première représentation présentée
lundi à l’Opéra de Lyon (1) a été fortement chahutée aux saluts, l’orchestre
suscitant de plus vives réactions encore que la mise en scène, ce qui a donné l’impression
d’une confusion de la part du public entre le chef et le metteur en scène – un certain
nombre de spectateurs avaient même quitté la salle en cours de représentation –, elle
aura surtout tenu en haleine une salle qui s’est avérée jusqu’à la fin concentrée
et comme pétrifiée par la stupéfaction et la beauté de ce qui lui était donné à
voir et à écouter.
Fort éloigné des sempiternelles
espagnolades dont Bizet s’est sans doute servi pour escamoter aux yeux de la
bourgeoisie de son temps des sujets qui ne pouvaient manquer de la troubler,
Olivier Py et son inséparable scénographe Pierre-André Weitz sont retournés à l’essence-même
de la nouvelle de Prosper Mérimée qui a inspiré Georges Bizet et ses
librettistes Henry Meilhac et Ludovic Halévy, faisant de l’héroïne de l’opéra la
sœur aînée de Lulu, l’héroïne de Frank Wedekind et d’Alban Berg qu’Olivier Py a
si admirablement servie à l’Opéra de Genève en février 2010 : une femme libre qui
se débat contre le machisme environnant et que les sociétés contemporaines n’ont
toujours pas réussi à transgresser. Tirant parti du statut de mythe de cette femme
affranchie de toute contingence, féline, le cheveu noir et la peau
brune, respirant à pleins poumons la joie de vivre et exaltant la beauté mais indigente, Py en
fait à la fois le symbole de la liberté, de l’égalité des sexes à travers la
libération sexuelle qui ne craint ni la vie ni la mort, ne fait aucune distinction
entre le bien et le mal, se confrontant résolument à l’indifférence des hommes à
l’égard des femmes, des exclus, des proscrits, des sans-papiers, des sans
domicile fixe, de « tous les basanés et les bougnoules que la bourgeoisie
n’accepte que quand ils dansent et chantent » (Olivier Py).
Transposée de nos jours dans une
métropole française, véritable mise en abîme, théâtre dans le théâtre, l’action de cette Carmen se situe dans un quartier chaud de cœur de ville autour d'un
cabaret type Folies Bergères ou Paradis Latin situé entre hôtel louche et commissariat de police
peu reluisant. Les policiers sont pourris, violentent les femmes et rackettent
les hommes, Don José incarne mollement la loi et l’ordre, Escamillo est l’artiste
pompeux dont la lumière factice éblouit Carmen qui le voit défiant la vie. Le désir et
son corolaire, la possession, sont aussi des fils conducteurs de la vision du
metteur en scène, dont le regard sur Carmen confronte les valeurs bourgeoises
et chrétiennes à l’affirmation de la vie et au refus de toutes les
justifications morales et métaphysiques. Le décor tournant conçu par Weitz
permet à l’action de circuler entre quatre lieux distincts, la scène du cabaret
vue côté public et côté coulisses, le café Lillas Pastia et les
loges des artistes du cabaret, tandis qu’à la fin le plateau nu verra l’assassinat
de Carmen, qui, d’un geste théâtral, se relèvera pour se retirer lentement vers les coulisses, dos
au public, tandis que le rideau tombe sur un Don José à genoux, hébété… Réduits
par les hommes à l’état d’objets, les corps des femmes sont souvent dénudés
(chanteuses solistes et choristes portent des collants chair) et emplumés dans de superbes costumes dessinés
par Weitz, tandis qu’une multitude de petits personnages muets (protecteur de
Carmen, nain, danseurs, jongleurs, athlètes, etc.) accompagnent et soulignent l’action,
tandis que Py plonge l’œuvre au cœur de l’opéra du XXe siècle, avec
des clins d’œil au vérisme du Pagliacci
de Leoncavallo (Don José) et à l’expressionnisme de la Lulu de Berg (Carmen). Superbement éclairé par Bertrand Killy, le
spectacle est à dominante rouge (couleur du théâtre et du sang de la femme et
du meurtre) et noires (les hommes, la mort), avec un nuancier blanchâtre, clinique et glacial (le costume d'Escamillo est blanc vif), tandis qu’une tâche bleue, celle de la robe de la blonde Micaëla, évoque le salut.
La Carmen lyonnaise bouleverse les repères sur le
plateau comme dans la fosse. Tandis que ce qui est donné à voir éblouit l'œil,
ce que donne à entendre l’orchestre surprend l'oreille. Stefano Montanari allège les textures, dynamise les tempos, vivifie
la partition. Forgé à l’école baroque, chef Mozart par excellence, il dirige Carmen avec un élan
et une musicalité conquérante, enchâssant les séquences avec raffinement et
infiniment de naturel. Le chef italien ne grossit jamais le trait et laisse les
chanteurs s’exprimer tout en leur assurant une assise sûre et harmonieuse et donnant à l’orchestre sa part de drame et de vie. Ainsi, l’Orchestre
de l’Opéra de Lyon s'avère virtuose et prend volontiers des risques, ce qui
suscite de temps à autres de petits dérapages. Vivifiée par une direction d’acteur
d’une efficacité redoutable, la distribution est dominée par l’éblouissante et brûlante
Carmen de Josè Maria Lo Monaco au mezzo de bronze et au physique idéal. La voix
est colorée, charnue, solide, le chant d’une plastique conquérante. Yonghoon
Lee, son Don José, a du mal à s’échauffer, mais son deuxième acte convainc, puis
il s’impose pour camper dans les deux derniers actes un Don José mâle emporté par
une folle jalousie. Plus contestables sont l’Escamillo de Giorgio Caoduro,
malgré un port élégant et une voix au beau médium mais manquant de
graves et aux aigus aléatoires, et la Micaëla de Nathalie Manfrino (qui
remplaçait il est vrai au pied levé Sophie Marin-Degor, malade), qui n’a ni le
timbre (trop sombre), ni la voix (trop épaisse), ni la ligne de chant (vibrato
excessif), ni le physique de l’emploi. Les rôles secondaires sont bien tenus,
particulièrement les deux complices de Carmen, Mercedes (Angélique Noldus) et
Frasquita (Elena Galitskaya), fort séduisantes. Si le Zuniga de Vincent Pavesi
est légèrement en-deçà du rôle, il convient de saluer la présence décisive de
Christophe Gay (le Dancaïre), Carl Ghazarossian (Remendado), Pierre Doyen
(Moralès) et Cédric Cazottes (Lillas Pastia). Les chœurs et la Maîtrise de l’Opéra
de Lyon participent à la réussite de cette production qui devrait marquer l’histoire
de l’interprétation de l’universel chef-d’œuvre de Bizet.
Bruno Serrou
(1) Multidiffusion le 7 juillet en simultané et sur écran géant dans 14 villes de la
région Rhône-Alpes, sur Arte Live Web, sur le site Internet de l’opéra de Lyon
(http://www.opera-lyon.com/spectacles/opera) et sur France Musique. Diffusion ultérieure sur France Télévisions et sur
Mezzo.
Photos : © Stofleth / Opéra national de Lyon
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