Pour la première édition de son nouveau festival, ManiFeste, qui succède à Agora en associant concerts et pédagogie, l’IRCAM a choisi de célébrer les 60 ans de Philippe Manoury, le plus emblématique de ses compositeurs après Pierre Boulez. Né le 19 juin 1952, aujourd’hui à la tête d’un catalogue qui compte plus de quatre-vingts œuvres couvrant tous les répertoires, de la musique soliste à l’opéra, Philippe Manoury a rejoint en 1981 l’institut fondé cinq ans plus tôt par Boulez et s’y est attaché à la recherche dans l’interaction en temps réel entre instruments acoustiques et informatique. Professeur de composition et de musique électronique au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon (1987-1997), il a été compositeur en résidence à l’Orchestre de Paris (1995-2001) et responsable de l’Académie Européenne de Musique du Festival d’Aix-en-Provence (1998-2000). De 2004 à 2012, il a partagé son temps entre l’Europe et les Etats-Unis, où il a enseigné la composition à l’Université de San Diego.
Bruno Serrou : S’il n’y avait pas eu
l’IRCAM, seriez-vous devenu ce que vous êtes ?
Philippe Manoury : Si j’ai beaucoup travaillé à l’IRCAM, j’ai aussi
composé quantité d’œuvres qui n’ont rien à voir avec l’institut. J’ai conçu
nombre de mes pièces de façon traditionnelle, à la main. Si j’ai participé à la
mise au point de nouvelles technologies, je ne suis pas pour autant un enfant
de l’IRCAM. Et avant d’y travailler, j’avais déjà composé plusieurs pièces.
BS : L’IRCAM serait-il devenu ce qu’il
est, sans vous ?
PM :
Peut-être, mais pas de la même façon… Le temps réel a, dès le début, été un
enjeu que Pierre Boulez avait mis en avant et il est vrai que j’ai beaucoup
œuvré dans ce domaine, et pendant longtemps j’ai été l’un des seuls
compositeurs à travailler dessus. Je suis arrivé à l’IRCAM à la fin de l’année
1979, et je me souviens des premières réunions que nous avions avec Pierre
Boulez, le physicien Giuseppe di Giunio et le flûtiste Larry Beauregard, qui était
alors membre de l’Ensemble Intercontemporain. Nous commencions à entrevoir le
système en temps réel. Ce sont des choses que l’on n’oublie pas. Avant de
partir au Brésil, en 1976, le bâtiment n’existait pas encore. L’IRCAM n’en
était qu’au stade de la préfiguration. J’ai rencontré Gérald Bennett et lui ai
soumis un projet de recherche que j’avais commencé à élaborer sur les sons
inharmoniques. Il m’avait reçu très gentiment, et quand je suis revenu du
Brésil après dix-huit mois d’absence, j’ai pris l’initiative de voir comment
l’IRCAM avait évolué, pensant que mon projet aurait été mis aux oubliettes.
C’est ainsi que j’ai rencontré David Wessel, qui dirigeait alors le département
« Pédagogie », qui m'a dit, au contraire, que mon projet les intéressait
beaucoup. J’ai donc suivi un stage de formation de deux mois qu’il me
proposait. Il y avait alors les 4A, 4B, 4C ainsi que la fameuse 4X avec
laquelle Pierre Boulez a composé Répons,
et qui avait la grandeur d'une armoire C’est ainsi que nous sommes allés jusqu’à
Moscou et Leningrad, où je garde l’image de la 4X transportée par les membres
de l’Armée rouge. C’était le tout début du temps réel. J’avais 29 ans, et je
participais aux premières expériences en ce domaine. J’avais déjà écrit une
pièce d’orchestre, Cryptophonos pour
piano pour Claude Helffer, un quatuor à cordes, deux partitions pour 2e2m, une
pièce pour clarinette et électronique qu’avaient créée Michel Portal et
l’Ensemble Musique Vivante. J’avais déjà huit œuvres à mon actif, avec celle
que j’avais composée au Brésil, une grande page d’orchestre que j’ai intitulée Numéro 8, parce qu’elle était ma
huitième partition. Puis j’ai composé Zeitlauf.
Mon background n’était pas du tout
électronique, mais uniquement instrumental. Je n’ai pas fait les classes du
GRM, par exemple.
BS : Avez-vous travaillé avec Pierre
Boulez sur la genèse de ses œuvres avec électronique ?
PM :
Non chacun travaillait dans son coin, mais nous nous rencontrions fréquemment
pour parler de problèmes théoriques comme le suivi de partition et la
transformation des sons instrumentaux et leurs implications dans le domaine de
la composition. Je n’ai jamais été son assistant, mais nous avions formé dans
les années 1980 une petite équipe que Boulez appelait « groupe d’écriture
et technologie » dans lequel se trouvaient Marco Stroppa, Marc-André
Dalbavie, Thierry Lancino, et moi-même. Nous nous présentions nos travaux,
échangions des réflexions théoriques. C’était intéressant, bien que ce soit
assez mal vu au sein-même de l’IRCAM parce que nos réunions étaient ressenties
comme plus ou moins secrètes, les compositeurs étant entre eux, à l’exclusion
des techniciens, des assistants, des chercheurs qui voyaient ce groupe comme
une assemblée occulte. Mais, malgré cette vision, il est clair que nos réunions ont eu un effet direct sur
l'évolution des recherches menées à cette époque. On ne parlait pas de
technique informatique, mais seulement de technique musicale.
BS : Pourriez-vous aujourd’hui diriger
l’IRCAM, s’il vous était proposé, à l’instar de son fondateur ?
PM :
Non. Ce n'est absolument pas dans mes cordes. Je serais un piètre organisateur
et négociateur, notamment pour discuter avec les politiques. Quand Boulez a
créé l’IRCAM dans les années 1970, tout était à faire au niveau technologique.
C’était l’ère des pionniers. Boulez a pu
le faire et il voulait voir développer ce centre de recherche à un niveau
international. Contrairement à ce que l’on a abondamment colporté, il n’a
jamais fermé la porte à l’esthétique des autres, même s’il se montrait parfois
très critique. John Cage, Gérard Grisey, Steve Reich, pour ne citer qu’eux, ont
réalisé des œuvres ici du temps de Boulez. Il n’était pas du tout le personnage
sectaire que certains dénoncent. Je me souviens des attaques qui ont été menées
dans la presse par Iannis Xenakis ou Jean-Claude Eloy, reprises par Maurice
Fleuret qui cumulait alors à la fois le poste de Directeur de la Musique au
Ministère de la Culture et de critique musical au Nouvel Observateur ! Xenakis dirigeait un centre de recherche qui
s’appelait le CEMAMU, qui ne s’est pas écroulé faute de moyens mais parce que
l’on ne pouvait pas y faire autre chose que du Xenakis ! Il fallait une
personnalité telle que Boulez, déterminée, ayant une vision et qui pouvait
discuter avec le pouvoir politique au plus haut niveau. Même aujourd'hui, il
faut que le Directeur soit en phase avec tous les acteurs de la culture, qui
aille voir les décideurs, industriels, politiques, et qui cherche de l’argent.
Il ne peut pas décider uniquement en fonction de ses critères esthétiques
personnels. Par exemple, aujourd’hui, la danse et le théâtre sont entrés dans
les studios de l’IRCAM, ce qui était inimaginable il y a vingt-cinq ans. La
technologie d’aujourd'hui est très différente de ce qu’elle était à cette
époque-là, et il faut prendre en compte ces mutations.
BS : Y avez-vous néanmoins quelque
projet, en dehors de votre propre création ?
PM :
J’ai en effet un grand projet, que j'aimerais voir aboutir. Il s’agirait de
créer une chaire de « composition et technologie » qui associe
l’IRCAM et l’Université Paris VI. Ce serait le moyen de faire des cours de
composition d’un style nouveau qui incluent la recherche, en associant des
jeunes chercheurs et des jeunes compositeurs. J’ai rédigé un projet détaillé, mais
il convient d’abord de trouver un parrainage parce que ni l’Ircam ni Paris VI
ne peuvent le financer, les chaires d’excellence devant l’être par des
entreprises privées et des particuliers.
BS : Composer est un acte solitaire,
mais confrontez-vous néanmoins vos idées avec assistants et techniciens ?
PM :
Oui. Je peux dire avoir envie d’obtenir tel ou tel résultat, et certains
techniciens me montrent constamment de nouvelles choses que je ne connais pas.
Il faut bien comprendre la situation : l'informatique évolue tout le temps
et demande une continuelle remise à niveau des connaissances. Un compositeur
qui, par ailleurs doit composer des opéras et des œuvres symphoniques, ne
dispose pas du temps nécessaire pour réactualiser ses connaissances techniques à
une telle vitesse. La composition prend un temps très long si l’on veut
vraiment aller au fond des choses. Nous ne pouvons donc pas nous passer de ces
personnes qui, elles, sont constamment à la pointe des nouvelles recherches. Je
propose souvent un parallèle avec le cinéma. Un metteur en scène ne peut pas
maîtriser à lui seul toutes les techniques, lumière, son ou traitement de
l’image. Il a besoin de spécialistes dans ces domaines. C’est la même chose
pour nous. Cela dit, l’œuvre reste l’œuvre d'un seul et ne devient pas
collective pour autant. Est-ce que vous croyez que l’architecte Frank Gehry
serait capable de mouler une poutre en béton ?
BS : Comment naît une œuvre de Philippe
Manoury ?
PM :
J'ai toujours plein de choses en tête, des esquisses un peu partout, et je
pense que j'en ai peut-être suffisamment pour le reste de ma vie. Heureusement
je vais en abandonner certaines et de nouvelles vont surgir. Par exemple, depuis des années je souhaitais réaliser une œuvre dans
laquelle la musique de synthèse se compose en temps réel par rapport à ce que
jouent les instrumentistes. J'en avais parlé, il y a plusieurs années à mon
vieil ami Miller Puckette et je pensais qu’il l’avait oublié. Un matin, il
débarque chez moi à San Diego, et me dit qu’il a concocté un petit programme
qui pourrait peut-être m’intéresser. Il avait « simplement » trouvé
la solution pour réaliser cette intuition que j’avais en tête depuis plusieurs
années. J’ai demandé alors à Gilbert Nouno de l’adapter pour mon deuxième quatuor
à cordes, Tensio. Il y a souvent une
idée intuitive au début, mais cela prend souvent beaucoup de temps pour trouver
la solution qui permettra de la réaliser. Pas plus tard qu’aujourd'hui j’ai
parlé à des chercheurs de l’IRCAM qui travaillent sur ce que l’on appelle les
« descripteurs de sons » qui permettent d’analyser certaines
structures internes et complexes du son. J’entrevois très bien l’intérêt de
leur utilisation mais pour le moment, ils ne fonctionnent pas comme je le
souhaiterais. Il faut que je leur explique comment ils me seraient utiles afin
qu’ils les développent. Peut-être que dans quelques mois, l’un de ces
chercheurs trouvera la solution au problème et je pourrai alors les utiliser.
BS : Quel est le processus ?
PM :
Cela se passe avec des choses qui ne marchent pas. Je les mets de côté et je me
dis que je verrai plus tard. Dernièrement, dans Echo- Daimónon, mon
concerto pour piano et orchestre qui a été créé en ouverture de ManiFeste, ce
que je tenais à réaliser consiste dans le fait que le pianiste joue à un
certain moment sans pédale tandis que la résonnance du son se fait non pas dans
le coffre du piano, mais dans une caisse artificielle d’un piano virtuel dont
on pourrait changer l’accordage des cordes, mettre des doigts sur les cordes
pour que le tout sonne avec des harmoniques, etc. Pour ce faire, j’ai imaginé
tout un environnement qui reçoit le son du piano, le met en vibrations, mais
des vibrations différentes de celle du piano naturel. J’ai fait des
expériences, mais par rapport à la sonorité du piano, le son s’est avéré
vraiment très pauvre. J’ai donc décidé de ne pas utiliser cette idée dans ce
concerto. Mais peut-être que dans deux ans, ou même dès l’année prochaine,
quelqu’un va trouver un système qui permettra d’aller dans ce sens. Je tiens en
effet à ce que l’on ne sente pas de différence entre le son d’un piano
acoustique et celui d’un piano artificiel. Très souvent, j’ai des idées mais je
n’arrive pas à les réaliser, à moins de disposer de cinq ou six ordinateurs, ce
qui nécessiterait trop de calculs. Donc j’attends. Quand j’ai conçu Partita pour alto, je voulais ajouter
une corde virtuelle, associer six haut-parleurs chacun ayant une corde
virtuelle mise en vibration par l’altiste quand il joue. On entendrait alors
des sons de cordes qui varieraient en tension, en longueur, en résonance. Mais
à l’époque c’était pratiquement impossible, et sitôt que j’ai terminé la pièce,
quelqu’un m’a présenté une personne qui avait découvert quelque chose qui
allait dans ce sens et que j’ai également utilisé dans Tensio. Ainsi, après le concerto pour piano, Freiburg m’a commandé
une pièce pour deux pianos et électronique, peut-être que d’ici là le système
de résonance pour le piano aura vu le jour...
BS : Qu’y a-t-il donc dans ce concerto
pour piano ?
PM :
Si j’ai choisi le titre Echo-Daimónon c’est parce que la partition associe un piano acoustique
soliste à une électronique qui constitue quatre claviers virtuels. Le son est
créé à partir de ceux de pianos préexistants. C’est comme si l’on avait quatre
pianistes cachés dont la prestation était retransmise par haut-parleurs. Ces
pianos ne sonnent pas comme dans une salle, puisqu’ils sont censés être à
l’extérieur, ils n’ont donc pas tout à fait le son du vrai piano, qui est plus
présent. Les pianos virtuels réagissent, contredisent, imitent le soliste
qu’ils cherchent à déstabiliser (d’où le terme démons dans le titre), tandis
que le pianiste cherche à juguler leurs attaques. Mais à la fin, un petit geste
dit clairement que le soliste participe à la diablerie, au point que l’on se
demande finalement s’il n’est pas l’un des leurs, voire leur maître.
L’orchestre fait corps avec le piano, comme dans un concerto de Brahms mais
avec la présence de solistes virtuels supplémentaires. Pour cette œuvre, j’ai
continué à travailler, mais de façon différente, sur la chaîne de Markov (1)
que j’avais utilisée dans Pluton. Ce
que fait l’ordinateur n’est pas déterministe ; ce que font les musiciens
de l’orchestre est entièrement écrit ainsi que ce que fait le pianiste. L’action
de l’ordinateur repose sur la théorie des probabilités, et le chef ne peut
pas prévoir ce que va faire l’ordinateur. Cette œuvre est donc un mélange de
déterminisme et d’indéterminisme.
BS : Quelle a été la première de vos
œuvres que vous avez considérée comme achevée ?
PM :
Jupiter, en 1986. Mais il y avait eu
auparavant Zeitlauf, où j’utilisais
des synthétiseurs analogiques et la bande magnétique. C’est là que j’ai appris
les techniques de synthèse. Mais la première œuvre vraiment importante a été Jupiter, parce que j’y ai introduit le
suivi de partition et l’interaction entre l’instrument et l’électronique en
temps réel. Ensuite ce fut Pluton, où
je suis allé beaucoup plus loin dans le domaine de l’interaction et de la
théorie.
BS : Chacune de vos œuvres livre une
nouvelle technique. Pourquoi ?
PM :
En vérité, chaque partition part de la précédente. Pas systématiquement du
point de vue musical mais toujours sur le plan technologique. Jupiter (1986), Pluton (1987), Partition du
ciel et de l’enfer (1988), Neptune
(1991), En écho (2001), etc. ont des
principes communs. J’y développe ce que j’ai mis en place dans la précédente et
y apporte des éléments nouveaux.
BS : Envisagez-vous après la Partita pour alto de composer des pièces
pour divers instruments solistes et électronique ?
PM :
Je suis en train de travailler sur Partita
II pour violon, qui sera créé en juillet au Festival Messiaen au Pays de La
Meije puis reprise quelques semaines plus tard au Festival de Lucerne. Mais
j’ai d’autres projets pour des effectifs plus larges, notamment une pièce pour
la Südwestrundfunk qui sera créée par l’Orchestre de la SWR
Freiburg-Baden-Baden et l’Ensemble Modern et dirigée par François-Xavier Roth.
BS : Dans l’opéra, que cherchez-vous à
démontrer ?
Pour ce
qui concerne le théâtre lyrique comme dans les autres domaines, je cherche à
aller plus loin que ce que j’ai fait précédemment. Ainsi, dans la Nuit de Gutenberg, commande de l’Opéra de Strasbourg qui l’a créé en septembre
2011 lors du Festival Musica, je ne voulais plus me focaliser sur la forme
opératique, c’est-à-dire une histoire avec des personnages, mais au contraire
essayer de trouver un sujet - c’est le sujet qui est important - que je puisse
aborder sous différents angles. J’y suis plus ou moins parvenu, introduisant un
madrigal, une scène vidéo, une scène muette… Je ne veux plus rester uniquement
dans la forme narrative linéaire, vocale, mais j’entends utiliser des éléments
visuels, sonores et les diversifier.
BS :
L’œuvre d’art totale dont rêvait Richard
Wagner ?
PM :
Je connais bien la musique de Richard Wagner que j’analyse souvent dans mes
cours. Mais je ne vois pas pour autant ce que j’envisage comme de l’art total mais
plutôt comme quelque chose qui fait que l’on peut aborder un sujet central sous
divers angles qui convergent vers ledit sujet. Quelque chose qui, au premier
abord, serait vu comme un patchwork et qui ne passe pas forcément par la voix
et la dramaturgie. J’ai souvent en tête l’Ulysse de Joyce, que j’ai
relu récemment, et dans lequel chaque chapitre est traité suivant un point de
vue narratif différent avec des techniques et des formes diverses. Cela
n’empêche pas que l'œuvre ait une profonde unité.
BS : Le cinéma ne pourrait-il pas vous
aider ?
PM :
Je ne pense pas beaucoup au cinéma. Il est trop industriel, trop
formaté, pour qu’un compositeur y trouve sa liberté. Je n’aimerais pas
qu’un producteur vienne me dire : « Vous
devriez changer l’orchestration de tel ou tel passage. » Je lui
répondrais, comme l’a fait Claude Debussy à Serge Diaghilev : « Ne vous mêlez pas de ma chimie personnelle. » Pour moi,
l’opéra devrait faire intervenir l’image, qui pourrait analyser le son - le son
peut d’ores et déjà partir de l’analyse de l’image -, l’orchestre, la voix, le
théâtre, la pantomime… Par le langage numérique, il suffit de dessiner ce que
l’on veut faire. Ce n’est pas toujours évident à réaliser, mais…
BS : Envisagez-vous d’écrire un jour
votre propre livret ?
PM :
C’est possible, mais j’aime travailler avec les gens du théâtre.
BS : Comment vivez-vous le fait que vos
60 ans suscitent autant de célébrations ?
PM :
Avoir 60 ans m’indiffère. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les
chiffres ne m’inspirent pas. Conduit à manipuler les chiffres à une
quantité singulière, je mesure combien ils ne représentent finalement pas
grand-chose. Mais je me félicite de cet anniversaire, parce qu’il marque mon
retour en France, après huit années passées entre Europe et Etats-Unis. Je
quitte en effet l’Université de Californie à San Diego en décembre prochain.
J’y ai enseigné à des compositeurs, des interprètes, des musicologues plus
attirés par l’enseignement que par la composition. J’ai aussi très bien
travaillé pour moi, mais je ne pense pas que ces années m’ont esthétiquement
apporté grand chose. La civilisation anglo-saxonne est fondée sur l’efficacité,
le pragmatisme, l’organisation, mais dès que l’on aborde des questions
esthétiques cela devient difficile. L’esthétique ne peut pas se mesurer, et
c’est là que j’ai rencontré beaucoup de problèmes aux Etats-Unis. C’était très
bien pendant ces huit années mais j’ai fait le tour de la question, et je ne
veux pas tourner en rond.
BS : C’est pourtant un très grand pays, où
la culture pourrait avoir toute sa place…
PM :
Le déficit esthétique est considérable aux Etats-Unis. Les mentalités sont très
pragmatiques. Ce qui touche à la technique est très bien vu, intégré, contrôlé,
mais dès que l’on passe à des choses moins précises, qui tiennent davantage de
l’esthétique, il n'y a guère de discours. C’est un pays qui est trop
standardisé pour mon goût. L’Amérique a engendré de magnifiques écrivains et de
grands peintres, mais elle n’a pas produit beaucoup de grands compositeurs si
on la compare à un petit pays tel que l’Italie, par exemple. Ce n’est pas parce
que les gens sont moins doués aux USA qu’ailleurs, mais cela tient à leurs
structures et aussi à leur mode d’éducation. C’est assez intéressant parce que
d’une certaine façon c’est une preuve de la démocratie. C’est-à-dire que si
l’on prend l’art en général, ce n’est pas quelque chose de vraiment
démocratique puisqu’il y a des gens doués et d’autres qui le sont moins, et que
le travail n’est pas récompensé au même titre que dans d’autres activités. Il y
a des artistes qui en très peu de temps réalisent des œuvres magnifiques et
d’autres qui vont passer un temps fou pour faire des choses de moins bonne
qualité. Il n’y a pas d’égalitarisme possible en matière d’art. Or, cette notion
est absente des mentalités américaines, même des plus évoluées. Tout ce qui
touche à l’esthétique ne peut se comptabiliser, ce qui est totalement étranger
à la civilisation américaine, qui est très pragmatique et, finalement
extrêmement collectiviste.
BS : Il se trouve aux Etats-Unis de plus
en plus d’hispanophones, dont les mentalités sont a priori plus proches de
l’Europe méditerranéenne. Quelle place occupent-ils ?
PM :
Les hispaniques ont du mal à s’en sortir. Comme j’ai pu le constater à San Diego,
le monde universitaire fait le maximum quand il s’agit d’accueillir un
professeur, d’engager une secrétaire. La priorité est donnée aux hispanophones.
Dès qu’il faut les aider, cela se fait, sans problème. Ce qui est très bien,
d’ailleurs, bien qu’il convienne d’être vigilent sur la qualité des personnes
engagées plutôt que sur leurs origines. Mais cette ouverture ne fonctionne pas
au niveau des étudiants. Tant que les études seront payantes et chères, ce
qu’elles deviennent de plus en plus parce qu’il y a de moins en moins de
mécènes, les frais d’inscription, qui augmentent continuellement, éliminent les
moins favorisés.
BS : Les conditions de travail des
compositeurs nord-américains sont-elles comparables à celles de leurs confrères
européens ?
PM :
La création musicale aux Etats-Unis est concentrée dans les universités. Il n’y
a pas de festivals comme ManiFeste, Musica, Présences, etc. La seule
perspective d’avenir pour les étudiants des classes de composition est de
devenir à leur tour professeurs de composition. C’est comme le latin et le
grec, on enseigne à des gens qui vont enseigner à des gens qui vont enseigner à
des gens… Il ne doit y avoir en tout et pour tout qu’une quinzaine de
compositeurs qui vivent de leur art, et pour cela ils doivent écrire des
musiques très conventionnelles et facilement acceptées par le grand public.
Pour ce qui me concerne, je revenais six à sept fois par an en France, ma vie
de compositeur se passant principalement en Europe, puis en Asie et en Amérique
du Sud : le Japon, le Mexique et le Brésil, où vit désormais mon fils.
BS : Avec le recul que vous avez pris
ces huit dernières années, comment voyez-vous la situation de la musique dans
la France d’aujourd’hui ?
PM :
Il m’apparaît urgent d’élaborer une véritable éducation artistique dans les
écoles. Pour que les Français aient enfin une vraie culture musicale – je ne
parle pas ici des futurs professionnels –, il convient de faire en sorte que
les œuvres musicales fassent partie de la vie des gens. Si l’on n’y arrive pas,
c’est la mort de notre art. L’Education nationale se doit de s’y engager, mais
il nous faut en faire le siège pour la convaincre voire la forcer, tout en
évitant d’être vindicatifs. Les exemples ne manquent pas, à commencer par le
Venezuela, avec tous ces orchestres qui ont émergé. Il faut à tout prix tenir
compte de ces pays qui ont réussi à faire de la musique un art qui n’est pas
lié à un contexte de classe sociale. Or, le problème de la musique en France
est qu’elle est attachée à une classe de plus en plus rejetée, la bourgeoisie.
La musique étant « savante », le problème qui se pose est que nous ne
pourrons pas convaincre élites et édiles directement parce qu’elles n’ont pas
elles-mêmes de culture musicale, n’y ayant pas été éduquées. Nous n’avons donc
pas à leur en vouloir. Elles ont été formées à une culture littéraire, une
culture cinématographique, elles ont au mieux une culture jazzique… Je suis
horrifié de voir que le Châtelet programme le
Couronnement de Poppée en version pop’ music. Pourquoi ne pas réécrire Madame Bovary en jargon de
banlieue et les pièces de Racine en langage rap ?... Mais on ne va
pas toucher à la littérature, parce qu’on la respecte. Pas la musique. Il faut
donc prendre au sérieux l’écoute musicale, en faisant en sorte que l’on
apprenne aux gens à écouter, quel que soit le type de musique, comme on leur
apprend à lire et à regarder. On vit, dans le milieu urbain, dans un monde où
la musique est partout, mais elle pollue. Lorsqu’un homme politique s’exprime à
la télévision ou à la radio, il se trouve un public qui les écoute à avoir
suffisamment de culture pour décoder leurs discours et prendre du recul, parce
qu’ils ont des armes pour le faire. En musique, c’est la même chose. Or, les
gens sont dans un bain sonore et n’ont aucune arme contre lui. La seule arme
possible est une formation qui permette de faire sinon la différence du moins
ne pas être totalement passif. Contre le milieu ambiant totalement
mercantile et économique dans lequel nous sommes contraints de vivre, la seule
arme est l’éducation. Et tant que nous n’aurons pas fait cela, nous aurons des
gens incapables de faire la part des choses. La complexité des langages
musicaux est comme les langues question d’éducation. Lorsque j’écoute du
chinois, je ne comprends rien. Je pourrais donc dire que c’est abscons, rien
que des bruits. Mais je sais fort bien que pour ceux qui la parlent, cette
langue est signifiante, mais je n’ai pas les codes pour les comprendre. En
musique, c’est la même chose. Si les gens la trouvent abscons, c’est parce
qu’ils n’ont pas les codes pour la comprendre. S’ils les avaient, ils
comprendraient. Le problème de la musique c’est le problème des langues :
tout est question de familiarisation, d’éducation, pas seulement à l’école.
C’est aussi de la responsabilité des médias, surtout les grands que sont la
télévision et la radio.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, jeudi 24 mai 2012
(1) Du
nom de son inventeur, Andreï Markov (1856-1922), qui s’appuie sur les
probabilités pour prédire le futur à partir du présent en faisant abstraction
du passé. Cette chaîne est souvent considérée comme les prémices de la théorie
du calcul stochastique. La chaîne de Markov résulte de l’étude en 1913 de la
succession des lettres dans le roman Eugène Onéguine de Pouchkine dans
laquelle Markov nota que les lettres utilisées, qui se répartissent selon les
statistiques spécifiques de l’alphabet russe, suivent en fait des contraintes
très précises, chaque lettre dépendant étroitement de la précédente.
Photos : DR
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