samedi 21 juin 2025

Soirée d’une bouleversante spiritualité à la Philharmonie avec l’émouvante «Musikalische Exequien» d’Heinrich Schütz par la Los Angeles Master Chorale et Peter Sellars le soir de la mort d’Alfred Brendel

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 16 juin 2025 

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien
Photo : (c) Brian Feinzimer 

Peter Sellars a proposé mardi soir à la Philharmonie de Paris un spectacle de circonstance en cette triste soirée où l’on apprenait le décès de l’immense Alfred Brendel, les Musikalische Exequien d’Heinrich Schütz. Ce premier requiem écrit en langue vernaculaire de l’histoire est une œuvre introspective d’une douceur et d’une spiritualité envoûtantes chantée par les vingt-quatre voix admirables de la Los Angeles Master Chorale dirigée avec une intime émotion par Grant Gershon simplement accompagnés d’un orgue positif et d’une viole de gambe, la mise en scène de Peter Sellars ayant la dimension de témoignage 

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikaclische Exequien. Grant Gershon (directeur de la Los Angeles Master Chorale)
Photo : (c) Brian Feinzimer

Un chef-d’œuvre comme les Musikalische Exequien (Funérailles musicales) d’Heinrich Schütz (1585-1672) était-il envisageable dans la vaste enceinte de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris ? En effet, les effectifs sont des plus réduits, avec un simple chœur mixte d’où émergent quelques solistes accompagné d’un continuo de deux instrumentistes, donc plus limités encore que ceux d’un Jean-Sébastien Bach, un siècle plus tard. Les Musikalische Exequien SWV 279–281 (op. 7) appartiennent au répertoire sacré pour voix et basse continue (orgue positif et viole de gambe). Elles ont été composées pour l'enterrement de son suzerain Heinrich II de Reuss-Gera surnommé « le Posthume » (1572-1636) le 4 février 1636 en l’église Saint-Jean de Gera, et ont été éditées à Dresde la même année. Le mot latin ex(s)equiae couramment utilisé à l’époque, signifie « funérailles ». Il s’agit donc d’un Requiem proprement dit.

Henrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien. Los Angeles Master Chorale, Lisa Edwards (orgue positif), Eva Lymenstull (viole de gambe). Photo : (c) Bruno Serrou

Le chant funèbre Canticum B. Simeonis célébré le jour de l’enterrement du suzerain, qui l’avait voulu ainsi, est au cœur de la partition de Schütz. Cependant, le règlement de la cour de Gera, qui aura souhaité une cérémonie plus économique qu’initialement prévu en raison de la guerre de Trente Ans, de la peste, du froid et de la famine, ne donne aucune indication d'une exécution de la musique de Schütz. Il est peu probable qu'elle ait été réellement jouée. Dans le cadre de la représentation royale et du culte du souvenir, les gravures musicales et les inscriptions funéraires revêtaient une signification symbolique importante au-delà du jour du décès. Schütz lui-même considérait les Exequies en musique non seulement comme une œuvre occasionnelle, mais les incluait en tant qu'opus 7 parmi ses autres recueils. De son vivant, le prince avait compilé un recueil de versets bibliques et de textes de chants qui devaient être gravés sur son cercueil. Après sa mort, sa veuve offrit ce même recueil à Schütz, qui l'utilisa comme base de la première partie des Exequies, avant le sermon. Après l’homélie sur le texte « Seigneur, si seulement je t'avais » (Psaume LXXIII, 25-26), Schütz ouvre la seconde partie des Exequies en reprenant ce même texte sous forme de motet. Lors de la dépose du cercueil dans la crypte familiale sous l'église, le motet final à cinq voix se fonde sur le chant de louanges de Siméon, « Seigneur, laisse maintenant ton serviteur partir en paix ». Schütz précisait dans sa préface aux Exequien qu’il avait « rassemblé et mis en musique en une œuvre concertante les citations bibliques et les versets d’hymnes gravés sur le cercueil unique du prince ».

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien. Peter Sellars (midse en scène)
Photo : (c) Brian Feinzimer

Les Musikalische Exequien pour voix et basse continue, se subdivisent en trois parties qui adoptent autant de formes différentes. La première, qui compte vingt-sept numéros alternant soli et capella précédés d’un Concert en forme de Messe allemande SWV 279 , est à six voix (deux sopranos, alto, deux ténors, basse, bien qu’il soit indiqué une seconde basse dans la partie d’alto). Dans la préface de l'édition imprimée, Schütz explique que des chanteurs ripieno supplémentaires peuvent se joindre à chaque partie dans les sections marquées « Capella ». La deuxième partie, le motet Herr, wenn ich nur dich habe SWV 280 (Seigneur, si seulement je t’avais), requiert une subdivision en deux ensembles, chacun composé de soprano, alto, ténor et basse. La troisième partie, le motet tiré de l’Evangile selon saint Luc Canticum B. Simeonis « Herr, nun lässest du deinen Diener in Frieden fahren » SWV 281 (Seigneur, maintenant tu laisses ton serviteur partir en paix), oppose un ensemble « a Capella » à cinq voix (soprano, alto, 2 ténors, basse) un autre à trois voix solistes (2 sopranos et un baryton jouant deux séraphins dans le Beata Anima), qui doivent être spatialisés, chaque ensemble vocal étant réparti en un maximum de trois lieux différents de la salle. Les textes allemands soigneusement choisis par Schütz, qui, compte tenu du contexte de son existence (guerres, épidémies), savait combien la mort appartient au processus de la vie, évoquent le salut de l’âme du défunt vouée au réconfort des vivants restés dans la « vallée des larmes » qui lui inspire une musique que Peter Sellars décrit avec justesse comme « réservée, sobre, exquise, tendre, sincère et très modeste, bien loin des tendances sentimentales et mélodramatiques de notre époque », annonçant à deux cent trente deux ans de distance le climat d’Un Requiem allemand de Johannes Brahms.

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien
Photo : (c) Bruno Serrou

Considérant l’espace dégagé par le vaste plateau de la Philharmonie de Paris, l’ensemble vocal à qui a été confié l’exécution de cette œuvre magistrale a compté vingt-quatre chanteurs venus de Californie, la Los Angeles Chorale dirigé par son directeur artistique depuis vingt-trois ans, le chef d’orchestre états-unien Grant Gershon. Le dispositif scénique s’appuyait sur des chaises disposées tout d’abord à la façon d’une église, les chanteurs personnifiant l’assemblée des fidèles assistant à l’office funèbre, les deux instrumentistes installés côté cour. Le chœur à 24 chanteuses et chanteurs à trois ou quatre par voix, pas moins de dix-huit d’entre eux assurent des parties solistes à divers moments de l’œuvre afin de transmettre le « sentiment de deuil collectif et de partage d’histoires personnelles qui caractérise l’œuvre », comme le précise le chef de chœur Grant Gershon. Le rituel que ce dernier donne à entendre et Sellars à voir est en effet d’une spiritualité à la fois introvertie, tendre, douloureuse et résignée portée par un souffle d’une poésie aussi évanescente que profondément authentique et emplie d’humanité. Le metteur en scène pennsylvanien ne cherche pas à tirer du requiem de Schütz un spectacle fourre-tout fait de ses fantasmes et de ses obsessions personnelles, mais en souligne l’humble ferveur, proposant un véritable office liturgique non pas marqué par la terreur de la mort mais exaltant les tournures consolatrices, donnant la primauté à la musique, introspective, d’une douceur et d’une spiritualité envoûtantes, remarquablement interprétée par les voix somptueuses de couleurs, de ton, d’homogénéité, de nuances, de musicalité de la Los Angeles Master Chorale dirigée avec compassion et délicatesse par Grant Gershon, qui s’avère aussi discret qu’efficace, à l’instar des continuistes Isa Edwards (orgue positif) et Eva Lymenstull (viole de gambe).

Bruno Serrou

 

 

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