dimanche 22 juin 2025

La Traviata de Verdi explosée façon puzzle à Genève par la metteuse en scène allemande Karin Henkel

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Mercredi 18 juin 2025 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Ruzan Mantashyan (Violetta), Enea Scala (Alfredo Germont)
Photo : (c) GTC / Carole Parodi

Pour sa dernière production de la saison 2024-2025, le Grand Théâtre de Genève a porté son dévolu sur La Traviata de Verdi. Ok, l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Paolo Carignani est au top. Ok, le Chœur du GTG excelle. Ok, la distribution est homogène avec une brillante Ruzan Mantashyan en « Violetta principale », à qui répondent les solides Germont père et fils de Luca Micheletti et Enea Scala… Mais comment ont-ils tous pu accepter l’horripilant tripatouillage de la partition et du livret selon la volonté de la metteuse en scène allemande Karin Henkel, qui a tout restructuré, mettant l’œuvre géniale de Verdi et Piave sens dessus dessous, inversant les scènes, déplaçant des numéros dans l’un ou l’autre actes que ceux prévus par les auteurs, multipliant les Violetta par quatre (une chanteuse principale, une chanteuse numéro deux, une danseuse et une fillette), plaçant d’entrée l’héroïne dans un cercueil pour introduire l’idée de flash-back, transformant le casino en salle de boxe, le tout se passant dans les locaux des urgences d’un hôpital… 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Les quatre Violetta Valery
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

Opéra parmi les plus joués du répertoire, La Traviata de Giuseppe Verdi est considérée par les institutions lyriques comme une œuvre acquise par le grand public. Tant et si bien qu’elle est victime de toutes sortes de traitements, de tous les outrages, généralement sur le plan scénique en dépit des didascalies et de la traduction en langue vernaculaire par le biais du sur-titrage. Mais la partition était encore généralement respectée, les metteurs en scène n’osant pas s’y opposer, du moins pas affronter les chefs d’orchestre ou retenus par les directeurs des institutions qui programment l’un des chefs-d’œuvre du répertoire mondial. Cette fois, l’Opéra de Genève présente une « relecture » qui dénature La Traviata. Impossible en effet de se retrouver en ce qui tient carrément de la révision dans ce que propose le Grand Théâtre de Genève qui trahit l’idée-même du drame inspiré de la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils - la pute au grand cœur qui accepte son triste sort et se rachète dans la rédemption par l’amour - remarquablement mis en musique par Verdi, la metteuse en scène allemande signant pour la circonstance une véritable galimatias, texte et partition, du mythe de la mondaine au cœur pur qui n’a cependant rien d’une actualisation stricto sensu. Il s’agit en effet d’une réinterprétation de l’œuvre par une metteuse en scène allemande, Karin Henkel, qui, pour sa première production lyrique, signe ici ce qui restera espérons-le comme l’un des pires spectacles vus sur la scène du théâtre genevois. Dans la série « plutôt que de commander une œuvre nouvelle qu’il faudra vendre exploitons le filon de l’œuvre la plus populaire possible et faisons-lui exprimer nos propres fantasmes et perdre le mélomane pour convaincre à l’art lyrique un public vierge en lui faisant raconter quelque chose de notre temps ». Cette fois, les limites ont carrément explosé, au point que même le mélomane le plus averti perd pied dans le développement et le sens de l’intrigue. A force de chercher par tous les moyens à dénaturer un chef-d’œuvre, la « régisseuse », dans l’acception allemande du terme, en oublie sa mission première, la direction d’acteur, chacun des protagonistes semblant pétrifié par une atmosphère glaciale où toute communication est impossible au milieu d’un fatras d’accessoires lugubres (chaises en plastique, tag sur le mur du fond « Mon cadavre préféré », perfusion sur déambulatoire, table d’opération, tables métalliques où reposent des cadavres, cercueils le tout géré par le docteur Grenvil et son assistante Annina) d’un vaste espace à la fois morgue, salle d’urgences d’hôpital, hall de gare puis salle de boxe où se déroule la fête de chez Flora conçu par le décorateur serbe Aleksandar Denić, parcouru par des protagonistes vêtus de costumes sans charme signés Teresa Vergho.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata.
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

En effet, qu’importe le livret de Francesco Maria Piave ! Qu’importe la musique de Giuseppe Verdi ! Qu’importe l’amour ! « Tout cela est d’un ringard, Ma Chère !... Faisons ’’moderne’’ ! Déstructurons pour perdre le Bourgeois et son confort intellectuel ! Surtout qu’il est Suisse… » Qu’importent aussi l’émotion, la compassion, l’empathie du public pour les personnages. Karen Henkel fonde sa conception de la tragédie vécue par la bouleversante Violetta, qui sacrifie son amour par respect des conventions au point d’en mourir. Utilisons le flash-back pour évoquer le triste sort de la généreuse Violetta qui revoit toutes les femmes qu’elle a été, depuis son enfance où elle était « à vendre », jusqu’à son ultime état de cadavre, après avoir été la courtisane que son double regarde courtiser, et intervertissons scènes et numéros musicaux, qui commencent par la fin avec le second couplet (« Le gioie, i dolori… ») de l’air « Addio del passato » précédé du prélude du troisième acte que chante Violetta numéro deux, tandis que le brindisi sera chanté à trois reprises, susurré dans un micro par la Traviata-enfant puis à la fin, et que des pages d’orchestre, au lieu de venir de la fosse, sortiront d’un haut-parleur de magnétophone posé dans le décor. Tout cela a dû décontenancer les interprètes, bloquant la continuité de l’intrigue et la fluidité musicale. Mais l’on est encore loin d’avoir touché le fond. Le pire se trouve ailleurs, avec cette Violetta-enfant qui apparaît avec, accroché au cou, le panneau « A vendre » comme exposée aux inanités de pédophiles et de mâles toxiques, tandis qu’elle déambule dans la morgue d’un hôpital au milieu de cadavres et de cercueils et qu’elle est achetée par Germont père. Car Valérie n’est pas seulement dédoublée mais triplée, voire quadruplée, avec deux cantatrices, une adolescente qui lit à haute voix devant un micro la lettre en français d’Alfredo Germont à Violetta, et une ballerine, la chorégraphe Sabine Molenaar, qui se déhanche en tous sens en des mouvements saccadés qui donnent l’impression d’une poupée désarticulée se dispersant en long, en large et en travers du plateau. Quant à la seconde titulaire du rôle de Violetta, on se demande plus encore que les autres ce qu’elle apporte de plus à ce déchirant personnage, si ce n’est de retirer de la voix de la première une fraction de la partition, mais qui permet d’entrée de goûter la voix brûlante aux sombres coulorations de Martina Russomanno.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Ruzan Mantashyan (Violetta), Elsa Bédénes (Annina)
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

La soprano dédouble à la perfection, voire en mieux, la Violetta Valery numéro un, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, scéniquement la plus crédible du plateau tant elle est engagée dans son personnage, mais vocalement apparemment en-deçà de son potentiel, sans doute paralysée par le défi lancé par la metteuse en scène, et malgré un timbre au grain fort séduisant, elle n’a pu exprimer tout son potentiel vocal, notamment lorsque, debout sur une chaise, elle lance à son amant planté à plus de mètres d’elle le déchirant « Amami, Alfredo ! » Ce dernier est campé par le ténor italien Enea Scala, qui, sans forcer son talent, s’avère un Alfredo Germont solide mais peu nuancé, clairement négligé par la metteuse en scène, tandis que son compatriote Luca Micheletti excelle en Giorgio Germont, faisant de son timbre séduisant un personnage à la fois noble et sombre, malgré le geste sidérant que lui fait faire Henkel en renversant un plein bol de sang sur la tête de Violetta. Le reste de la distribution est homogène, avec notamment le baryton-basse britannique David Ireland en baron Douphol, tandis que le chœur, vêtu de costumes d’une laideur inqualifiable, essaye de s’exprimer au sein de cette production déstructurée qui les laisse trop souvent dériver sans indication scénique évidente, et à hurler dans les ensembles. Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse Romande est délectable, avec ses cordes chaleureuses, ses bois onctueux et ses cuivres feutrés, dirigé par le chef italien Paolo Carignani, qui manque d’énergie tout en s’appliquant au mieux à défendre l’indéfendable, en acceptant de trahir une partition pourtant irréprochable.

Bruno Serrou

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