Genève (Suisse). Grand Théâtre. Mercredi 18 juin 2025
Pour sa dernière production de la
saison 2024-2025, le Grand Théâtre de Genève a porté son dévolu sur La
Traviata de Verdi. Ok, l’Orchestre de
la Suisse Romande dirigé par Paolo Carignani est au top. Ok, le Chœur du GTG
excelle. Ok, la distribution est homogène avec une brillante Ruzan Mantashyan
en « Violetta principale », à qui répondent les solides Germont père et
fils de Luca Micheletti et Enea Scala… Mais comment ont-ils tous pu accepter
l’horripilant tripatouillage de la partition et du livret selon la volonté de
la metteuse en scène allemande Karin Henkel, qui a tout restructuré, mettant
l’œuvre géniale de Verdi et Piave sens dessus dessous, inversant les scènes,
déplaçant des numéros dans l’un ou l’autre actes que ceux prévus par les
auteurs, multipliant les Violetta par quatre (une chanteuse principale, une
chanteuse numéro deux, une danseuse et une fillette), plaçant d’entrée l’héroïne
dans un cercueil pour introduire l’idée de flash-back, transformant le casino
en salle de boxe, le tout se passant dans les locaux des urgences d’un hôpital…
Opéra parmi les plus joués du répertoire, La Traviata de Giuseppe Verdi est considérée par les institutions
lyriques comme une œuvre acquise par le grand public. Tant et si bien qu’elle
est victime de toutes sortes de traitements, de tous les outrages, généralement
sur le plan scénique en dépit des didascalies et de la traduction en langue vernaculaire
par le biais du sur-titrage. Mais la partition était encore généralement respectée,
les metteurs en scène n’osant pas s’y opposer, du moins pas affronter les chefs
d’orchestre ou retenus par les directeurs des institutions qui programment l’un
des chefs-d’œuvre du répertoire mondial. Cette fois, l’Opéra de Genève présente
une « relecture » qui dénature La
Traviata. Impossible en effet de se retrouver en ce qui tient carrément de
la révision dans ce que propose le Grand Théâtre de Genève qui trahit l’idée-même
du drame inspiré de la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils - la pute au grand cœur qui accepte son triste sort et se
rachète dans la rédemption par l’amour - remarquablement mis en musique
par Verdi, la metteuse en scène allemande signant pour la
circonstance une véritable galimatias, texte et partition, du mythe de
la mondaine au cœur pur qui n’a cependant rien d’une actualisation stricto
sensu. Il s’agit en effet d’une réinterprétation de l’œuvre par une
metteuse en scène allemande, Karin Henkel, qui, pour sa première production
lyrique, signe ici ce qui restera espérons-le comme l’un des pires spectacles
vus sur la scène du théâtre genevois. Dans la série « plutôt que de
commander une œuvre nouvelle qu’il faudra vendre exploitons le filon de l’œuvre
la plus populaire possible et faisons-lui exprimer nos propres fantasmes et
perdre le mélomane pour convaincre à l’art lyrique un public vierge en lui
faisant raconter quelque chose de notre temps ». Cette fois, les limites ont
carrément explosé, au point que même le mélomane le plus averti perd pied dans
le développement et le sens de l’intrigue. A force de chercher par tous les
moyens à dénaturer un chef-d’œuvre, la « régisseuse », dans l’acception
allemande du terme, en oublie sa mission première, la direction d’acteur, chacun
des protagonistes semblant pétrifié par une atmosphère glaciale où toute
communication est impossible au milieu d’un fatras d’accessoires lugubres (chaises
en plastique, tag sur le mur du fond « Mon cadavre préféré », perfusion
sur déambulatoire, table d’opération, tables métalliques où reposent des
cadavres, cercueils le tout géré par le docteur Grenvil et son assistante
Annina) d’un vaste espace à la fois morgue, salle d’urgences d’hôpital, hall de
gare puis salle de boxe où se déroule la fête de chez Flora conçu par le
décorateur serbe Aleksandar Denić, parcouru par des protagonistes vêtus de costumes sans
charme signés Teresa Vergho.
En effet, qu’importe le livret de
Francesco Maria Piave ! Qu’importe la musique de Giuseppe Verdi ! Qu’importe
l’amour ! « Tout cela est d’un ringard, Ma Chère !... Faisons
’’moderne’’ ! Déstructurons pour perdre le Bourgeois et son confort
intellectuel ! Surtout qu’il est Suisse… » Qu’importent aussi l’émotion,
la compassion, l’empathie du public pour les personnages. Karen Henkel fonde sa
conception de la tragédie vécue par la bouleversante Violetta, qui sacrifie son
amour par respect des conventions au point d’en mourir. Utilisons le flash-back
pour évoquer le triste sort de la généreuse Violetta qui revoit toutes les
femmes qu’elle a été, depuis son enfance où elle était « à vendre », jusqu’à
son ultime état de cadavre, après avoir été la courtisane que son double
regarde courtiser, et intervertissons scènes et numéros musicaux, qui
commencent par la fin avec le second couplet (« Le gioie, i dolori… ») de l’air « Addio del passato » précédé du prélude du troisième
acte que chante Violetta numéro deux, tandis que le brindisi sera chanté à trois reprises, susurré dans un micro par la
Traviata-enfant puis à la fin, et que des pages d’orchestre, au lieu de venir
de la fosse, sortiront d’un haut-parleur de magnétophone posé dans le décor. Tout
cela a dû décontenancer les interprètes, bloquant la continuité de l’intrigue
et la fluidité musicale. Mais l’on est encore loin d’avoir touché le fond. Le
pire se trouve ailleurs, avec cette Violetta-enfant qui apparaît avec, accroché
au cou, le panneau « A vendre » comme exposée aux inanités de pédophiles
et de mâles toxiques, tandis qu’elle déambule dans la morgue d’un hôpital au
milieu de cadavres et de cercueils et qu’elle est achetée par Germont père.
Car Valérie n’est pas seulement dédoublée mais triplée, voire quadruplée, avec
deux cantatrices, une adolescente qui lit à haute voix devant un micro la
lettre en français d’Alfredo Germont à Violetta, et une ballerine, la
chorégraphe Sabine Molenaar, qui se déhanche en tous sens en des mouvements
saccadés qui donnent l’impression d’une poupée désarticulée se dispersant en
long, en large et en travers du plateau. Quant à la seconde titulaire du rôle
de Violetta, on se demande plus encore que les autres ce qu’elle apporte de
plus à ce déchirant personnage, si ce n’est de retirer de la voix de la
première une fraction de la partition, mais qui permet d’entrée de goûter la
voix brûlante aux sombres coulorations de Martina Russomanno.
La soprano dédouble à la
perfection, voire en mieux, la Violetta Valery numéro un, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, scéniquement
la plus crédible du plateau tant elle est engagée dans son personnage, mais
vocalement apparemment en-deçà de son potentiel, sans doute paralysée par le défi lancé par
la metteuse en scène, et malgré un timbre au grain fort séduisant, elle n’a pu exprimer
tout son potentiel vocal, notamment lorsque, debout sur une chaise, elle lance
à son amant planté à plus de mètres d’elle le déchirant « Amami, Alfredo ! » Ce dernier est campé par le
ténor italien Enea Scala, qui, sans forcer son talent, s’avère un Alfredo
Germont solide mais peu nuancé, clairement négligé par la metteuse en scène,
tandis que son compatriote Luca Micheletti excelle en Giorgio Germont, faisant de
son timbre séduisant un personnage à la fois noble et sombre, malgré le geste sidérant
que lui fait faire Henkel en renversant un plein bol de sang sur la tête de Violetta. Le reste de la distribution est homogène, avec notamment le
baryton-basse britannique David Ireland en baron Douphol, tandis que le chœur, vêtu de
costumes d’une laideur inqualifiable, essaye de s’exprimer au sein de cette
production déstructurée qui les laisse trop souvent dériver sans indication
scénique évidente, et à hurler dans les ensembles. Dans la fosse, l’Orchestre
de la Suisse Romande est délectable, avec ses cordes chaleureuses, ses bois
onctueux et ses cuivres feutrés, dirigé par le chef italien Paolo Carignani, qui
manque d’énergie tout en s’appliquant au mieux à défendre l’indéfendable, en
acceptant de trahir une partition pourtant irréprochable.
Bruno Serrou
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