Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 23 juin 2025
Lundi soir, la Philharmonie de Paris proposait une Liederabend d’une tenue exemplaire avec deux chanteurs de très grande classe qui s’entendent à merveille, la soprano Diana Damrau et le ténor Jonas Kaufmann, avec en partenaire le piano magnétique de Helmut Deutsch. Une première partie entièrement consacrée à Richard Strauss avec neuf lieder sur des poèmes d’Hermann von Gilm (op.10 et 84a) et huit autres lieder tirés de divers recueils, les deux chanteurs alternant de façon un peu trop monochrome, avant une sublime seconde partie, commençant par neuf lieder de Mahler, les trois premiers chantés par Diana Damrau, puis Jonas Kaufmann s’est fait déchirant puis bouleversant dans d’intenses Quatre Rückert Lieder à tirer les larmes, avant un retour à Strauss par Damrau, puis Kaufmann dans de merveilleux Heimliche Aufforderung et Ruhe, meine Seele, et Damrau de conclure sur …Morgen… et Cäcilie. Trois bis en duos, un Wunderhorn Lied de Mahler (Trost im Unglück), Wiener Blut de Johann Strauss fils, et un musical (Spring Wind) du britannique Eric Harding Thiman
Salle comble pour une soirée de lieder. Au point que l'on se serait cru à Salzbourg pour une Liederabend d'exception. Plus de deux mille trois cents personnes particulièrement attentives ont assisté à un moment d’intimité partagée entre deux voix et un piano, le récital de mélodies germaniques chanté par deux des chanteurs parmi plus réputés de la scène lyrique contemporaine, la soprano Diana Damrau et le ténor Jonas Kaufmann pour une soirée digne de celles du Festival de Salzbourg. Deux Bavarois chantant deux des compositeurs les plus fameux du répertoire postromantique germanique nés à quatre ans de distance et à quelques kilomètres l’un de l’autre en terre catholique, le Juif converti au catholicisme Gustav Mahler (1860-1911) et le catholique athée Richard Strauss (1864-1949), qui furent tous deux directeurs de l’Opéra de Vienne, le premier de 1897 à 1907, le second de 1919 à 1925. Mais si le premier introduisit le lied dans la symphonie en puisant l'essence de ses premières œuvres du genre dans les trois volumes de poèmes populaires du Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant) collectés et publiés entre 1805 et 1808 par Clemens Brentano et Achim von Arnim, le second forgea dans le lied sa verve lyrique que le conduisit à composer quinze opéras complets, tandis que tous deux ont écrit directement pour la voix et l’orchestre quelques-uns des plus beaux lieder du genre, le premier dès ses jeunes années avec les quatre Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant) pour baryton en 1884-1885, le second à la toute fin de sa vie, réunis de façon posthume sous le titre Vier letzte Lieder (Quatre derniers Lieder) pour soprano en 1948.
S’ils sont venus à deux autour du piano-orchestre de Helmut Deutsch, ce n’est pas pour autant que Diana Damrau et Jonas Kaufmann se sont donné la réplique, au plus se sont-ils pris à témoin dans chacun des lieder en parfaite connivence, se connaissant et s’appréciant en authentiques partenaires à la scène, et il faudra attendre les bis pour qu’ils chantent ensemble en duo pour brosser d’authentiques saynètes. Mais en vérité, des saynètes, il y en aura eu tout le récital durant. En effet, avec art, raffinement et cohérence, chaque lied a été choisi pour faire écho au précédent et pour préluder au suivant comme s’il s’agissait de conter une histoire d’amour et de mort et constituer un opéra miniature, chacun des protagonistes enchaînant plusieurs lieder avant de laisser le chant à son/sa partenaire, chacun chantant avec simplicité, délicatesse et élégance, créant un dialogue entre deux personnages, qui, d’une page à l’autre, s’interpellent, se répondent, flirtent, badinent, exprimant leur trouble, leurs peurs et leur joie de façon d’autant plus crédible que le timbre de heldentenor de Jonas Kaufmann, riche en harmoniques, a une suprême aptitude aux colorations de baryton, tandis que le spectateur peut suivre les circonvolutions de leur ressenti en suivant les surtitres. C’est à Richard Strauss que la première partie était entièrement consacrée. Ainsi, tandis que les chanteurs apparaissent tour à tour sur le plateau pour chanter, les huit Lieder op 10 fondés sur des vers du poète autrichien Hermann von Gilm (1812-1864) auquel a été ajouté le lied Wer hat’s getan op. 84a, un premier bouquet étant chanté par Diana Damrau avant d’être relayée par Jonas Kaufmann, tandis que le lien musical est maintenu vaillamment dans sa continuité par le céleste et pénétrant Helmut Deutsch, suivi de lieder opp. 29, 32, 37, 48 (Ich liebe dich délicieusement enchaîné à Freundliche Vision, et 69, et de conclure avec Wir sollten wir geheim sie halten (Comment pourrions-nous la garder secrète) op. 19/4 sur un texte d’Adolf Friedrich von Schack. Malgré cette organisation judicieusement agencée, cette première partie est apparue légèrement monochrome, peut-être en raison de l’absence de partenariat entre les deux chanteurs, chacun apparaissant sur le plateau le temps de quelques lieder avant de se retirer pour céder la place à l’autre.
En effet, la seconde partie allait être plus diverse et vivante, la scène étant cette fois partagée en permanence par les trois protagonistes, ce qui leur a permis d’instaurer de véritables saynètes construites à partir de lieder de deux compositeurs que tout rapproche et que tout sépare… A Diana Damrau sont revenus la joie juvénile des cinq lieder extraits du Knaben Wunderhorn (deux lieder) et des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chants de Jeunesse, trois lieder) de Gustav Mahler auxquels elle a donné un charme contagieux, et à Jonas Kaufmann quatre déchirants Rückert Lieder (il aura manqué Um Mitternacht) d’une gravité lugubre et nue dans la voix aux sombres nuances du ténor allemand (Ich leb’ allein in meinem Himmel, / In meinem Lieben, in meinem Lied! - Je vis seul dans mon paradis, Dans mon amour, dans mon chant !), chant de douleur d’une profonde et authentique humanité aux contours proprement vertigineux dans l’interprétation de Kaufmann qui saisit d’émotion l’auditoire entier. C’est au même Heldentenor que reviennent les Strauss héroïques, tandis que la soprano lyrique s’empare du bouquet final, arrêtant le cours du temps dans des …Morgen… (…Demain…) op. 27/4 et Cäcilie (Cécile) op. 27/2 d’anthologie, se plaçant dans la continuité des hautes sphères atteintes par son partenaire dans de merveilleux Heimliche Aufforderung (Invitation secrète) op. 27/3 et Ruhe, meine Seele (Calme-toi, mon âme) op. 27/1.
Diana Damrau et Jonas Kaufmann, en réponse au tonnerre d’applaudissements que leur Liederabend venait de susciter, se retrouvent rapidement devant le coffre du Steinway joué par Helmut Deutsch pour un ultime bouquet de trois mélodies, cette fois en authentique duo, se répondant avec esprit et grâce dans « Trost im Unglück » (Consolation dans le malheur) extrait du Knaben Wunderhorn de Gustav Mahler, puis le rafraîchissant « Wiener Blut » (Sang viennois) op. 354 de Johann Strauss fils (1825-1899), à l’origine valse symphonique composée pour le mariage de la princesse Gisèle d’Autriche et du prince Léopold de Bavière avant d’être intégrée dans l’opérette du même nom arrangée par Adolf Müller Jr sur des paroles de Victor Léon et Leo Stein, « Des eine kann ich nicht verzehen » (Je ne peux pardonner à aucun d’entre eux), enfin une courte mélodie anglaise, « Spring Wind » d’Eric Harding Thiman (1900-1975) sur un texte de Christina Georgina Rossetti.
Bruno Serrou
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