samedi 13 mai 2023

L’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä au sommet de leur art dans Chostakovitch et Rachmaninov, avec pour invitée une éblouissante Beatrice Rana

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 10 mai 2023 

Klaus Mäkelä, Orchesre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Étincelant concert une fois de plus de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie de Paris dirigé par Klaus Mäkelä, son directeur musical, consacré à deux compositeurs russes du XXe siècle aux destinées fort distinctes, Serge Rachmaninov (1873-1943), qui choisit l’exil aux Etats-Unis au lendemain de la révolution bolchévique, et son cadet de trente ans, Dimitri Chostakovitch (1906-1975), qui décida de rester au risque d’être muselé et de subir les pressions du régime soviétique…

Beatrice Rana, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Certes, pour le cent-cinquantenaire de la naissance de Serge Rachmaninov, il eût été bienvenu de programmer une œuvre plus conséquente choisie parmi symphonies, concertos, cantates, oratorios et opéras, mais la Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur op. 43 qu’il composa en 1934 ne démérite pas, bien au contraire. Il s’agit en effet d’une œuvre parmi les plus significatives du genre. Ecrite sur le thème de l’ultime et plus fameux des 24 Caprices pour violon de Niccolo Paganini (1782-1840), l’œuvre est construite en un seul tenant. Il s’agit en fait d’une suite clairement découpée en trois mouvements, conformément à un concerto constitué de vingt-quatre variations, chiffre correspondant au numéro d’ordre du morceau dans lequel le thème a été puisé par Rachmaninov, qui en jouera la partie piano à la création à Baltimore avec l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Leopold Stokowski le 7 novembre 1934. Comme il l’a fait à six reprises, le compositeur-pianiste exploite ici pour la septième fois la séquence médiévale du Dies Irae qui évoque la colère divine intégrée dans la messe des morts de rite catholique, le virtuose compositeur Rachmaninov rendant ainsi clairement hommage au virtuose compositeur Paganini connu sous le sobriquet de « violon du diable ». Béatrice Rana, transcendante, à la fois virtuose, aérienne, poétique, souple, généreuse, brillante et confondante d’aisance, d’élégance, de naturel, se situe sur des cimes comparables à celles d'une Marta Argerich au même âge… 

Beatrice Rana, Orchesre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, la pianiste italienne a offert le dense onzième (Allegro assai en si majeur) des vingt-quatre Prélude op. 11 d’Alexandre Scriabine qui met à l’épreuve la main gauche, et la mobile Etude n° 5 « Pour les huit doigts » extraite du Livre II des Etudes de Claude Debussy.

Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Bruno Serrou

Qualifiée de « symphonie de guerre » aux côtés des Huitième et Neuvième, composée en cinq mois en juillet-décembre 1941, en partie à Leningrad tandis que le siège de la ville de Pierre-le-Grand commençait, la Symphonie n° 7 en ut majeur « Leningrad » op. 60 est la plus développée des quinze partitions du genre laissées par Dimitri Chostakovitch avec ses soixante-quinze minutes. Elle a la teneur d’un véritable hymne à l’humanité héroïque. Il s’agit en effet d’un immense cri de douleur et de révolte contre les terreurs et les atrocités de l‘invasion de l’Union soviétique par les hordes du IIIe Reich ajoutées à celles de la sanglante dictature stalinienne alliée de l’Allemagne nazie jusqu’au 22 juin 1941, date du début de l’« opération Barbarossa ». « Tout le monde avait peur de tout le monde, écrira Chostakovitch, le chagrin nous oppressait et nous suffoquait ». « Depuis Beethoven, constatera le chef d’orchestre et mécène russe exilé aux Etats-Unis Serge Koussevitzky patron du Boston Symphony Orchestra depuis 1924, aucun compositeur n’a su parler aux plus larges couches d’auditeurs avec une telle force de suggestion. »

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La Septième est la symphonie la plus populaire de son auteur. Elle doit sans doute son renom au succès fulgurant qu’elle connut aux Etats-Unis, où elle a été donnée pour la première fois le 19 juillet 1942 à New York sous la direction d’Arturo Toscanini et diffusée en direct sur les ondes de la NBC. Conçue en juillet 1941 sous forme de poème symphonique, achevée pendant le siège par l’armée allemande de la ville de Leningrad où vivait Chostakovitch et où l’activité culturelle continuait à s’épanouir malgré les bombes et la famine, constituant un soutien moral aux habitants. C’est ainsi que cette partition prit la dimension de symbole de la résistance soviétique contre le nazisme, Chostakovitch se gardant de toute allusion déclarée à la tyrannie communiste. L’Allegretto initial est d’ailleurs la traduction sonore d’une invasion guerrière avec ce rythme de marche qui broie tout sur son passage, y compris le thème initial qui semble carrément passer au laminoir. Néanmoins, dans ses Mémoires, le compositeur précisera que l’œuvre n’est pas dédiée au Leningrad de la guerre mais à celui des purges staliniennes qui ont précédé. Plus badin, le deuxième mouvement marque une pause au cœur de la tempête avec son caractère lyrique et suave, et ses nombreux solos instrumentaux qui semblent se délecter d’une polyphonie sautillante d’où sourdent des relents de bataille avec quelques fanfares belliqueuses. Ouvert sur un choral qui fait songer à Bach et à Stravinski, l’Adagio est une sorte de prière plus ou moins laconique entrecoupée de menaces de l’envahisseur jusqu’au retour vers la sérénité qui débouche sur le choral exposé au début du mouvement. Introduit par un thème hésitant ébauché aux cordes, le finale a d’abord le caractère sombre d’une marche funèbre qui ramène au climat du mouvement initial conduisant à l’apothéose triomphale qui aura longuement hésité à s’imposer.

 Klaus Mäkelä tend cette œuvre tel un arc, élaborant ses crescendos de façon magistrale, du pianissimo quasi inaudible au fortissimo le plus terrifiant, assuré que son orchestre tiendra quoi qu’il advienne, sans faillir, du son le plus ténu jusqu’au plus puissant. Côté cuivres, il sait que ses instrumentistes (les supplémentaires inclus) savent ne pas vibrer pour projeter des sons droits que seuls les musiciens les plus aguerris peuvent produire. Ainsi, avec des moyens opposés aux sonorités mordantes, rêches des formations russes, l’Orchestre de Paris a brillamment restitué la violence des contrastes de couleurs et de nuances caractéristiques de la musique de Chostakovitch qui conduit souvent à mésestimer ses œuvres à l’inspiration trop souvent qualifiée de primaire et d’une écriture rudimentaire. Interprétée de grandiose et douloureuse façon par un orchestre rutilant, virtuose, tendu, rayonnant, menant les crescendos avec précision et intensité, ménageant fureur et angoisse aux limites du vertige, proprement éblouissant dans les solos, particulièrement dans le deuxième mouvement (Moderato), Klaus Mäkelä, toujours plus sûr des qualités avérées de son orchestre et du talent des musiciens qui le composent, laisse de plus en plus souvent son orchestre jouer seul, prenant du recul le corps appuyé de sa main libre sur la garde-fou de l’estrade, tendant l’oreille et souriant, omettant de tourner les pages de son conducteur, levant à peine d’un geste sec et soutenu sa baguette dans la main droite aux moments cruciaux pour donner un départ ou souligner une intention. L’immense crescendo du mouvement initial a saisi d’effroi l’auditoire, jusqu’au point culminant qui met en jeu huit cors, six trompettes, six trombones (la moitié de ces deux derniers pupitres de cuivres étant installés derrière les cors à l’angle du fond côté jardin) et un tuba, tandis qu’une pointe d’humour a baigné judicieusement le deuxième mouvement, temps de respiration qui a mis d’autant plus en relief la tragédie, avec les nombreux solos qui ont permis aux chefs de pupitres de l’Orchestre de Paris de s’illustrer (bois, cuivres, timbales, percussion, piano, harpes, cordes).

Bruno Serrou 

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