mardi 2 mai 2023

CD : Intense "Roméo et Juliette" de Berlioz par John Nelson et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg pour le label Erato

Le chef britannique John Nelson poursuit brillamment pour le label Erato (Warner Classics) son cycle Hector Berlioz entrepris avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg avec une version de Roméo et Juliette de très haute tenue 

Ex-directeur de l’Orchestre de Chambre de Paris qu’il dirigea de 1998 à 2009, universellement célébré pour ses affinités avec la musique française en général et celle d’Hector Berlioz en particulier, John Nelson se dirige peu ou prou vers une intégrale de l’œuvre avec orchestre du compositeur français, confirmant ainsi les profondes affinités des musiciens britanniques avec la création du maître du romantisme français. La Grande Messe des Morts avec le Philharmonia Orchestra, le Te Deum avec l’Orchestre de Paris, Béatrice et Bénédict avec les forces de l’Opéra de Lyon, les Nuits d’Eté avec Susan Graham et l’Orchestre du Covent Garden, puis avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg la Damnation de Faust et les Troyens, voici la symphonie dramatique Roméo et Juliette couplée avec la scène lyrique Cléopâtre

Peu courue au concert, la Symphonie dramatique Roméo et Juliette op. 17 H. 79 est plus présente au disque, où la concurrence est marquée. La forme et les effectifs hors normes classent de facto cette œuvre parmi les partitions les moins fréquentées du répertoire. Comme le précise Berlioz dans la préface de la partition, bien que les voix y soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie avec chœurs. Si le chant intervient rapidement dans le cours de l’exécution, ce n’est, toujours selon Berlioz, qui a confié le livret à Emile Deschamps, que pour préparer l’auditeur aux scènes dramatiques dont sentiments et passions ne peuvent et ne doivent être exprimées que par l’orchestre seul.

Ainsi, Berlioz est-il allé beaucoup plus loin en 1839 avec Roméo et Juliette que Beethoven avec sa Neuvième Symphonie en 1822-1824. Il s’agit en effet bel et bien ici de musique à programme, où l’orchestre est chargé de décrire l’action, les faits et gestes des héros tandis que les voix ne font que les ponctuer et les commenter, alors que le compositeur condense le drame de Shakespeare en éliminant quantité d’éléments tout en se focalisant sur certains et en amplifiant d’autres, ce que fera en 1906 par exemple Gustav Mahler dans sa Huitième Symphonie qui condense dans sa seconde partie le Second Faust de Goethe, mais chez Mahler la voix est quasi omniprésente. Mais là où cette dernière partition est lumineuse et optimiste, celle de Berlioz est sombre et douloureuse. Ses sept mouvements distribués en trois parties qui amalgament musique instrumentale et opéra, suivent les contours de la tragédie de Shakespeare. Seul Frère Laurence est vocalement incarné, tandis que les amants Roméo et Juliette ne chantent pas, Berlioz ne voulant à tout prix éviter les clichés du duo d’opéra. Avec la musique instrumentale seule, il peut se libérer du carcan opératique pour donner libre cours à son imagination et à celle de son auditoire. Il se libère ainsi du caractère impudique et limité du verbe pour exprimer dans sa symphonie dramatique sa passion pour l’actrice irlandaise Harriet Smithson qu’il découvre en 1827 dans les rôles d’Ophélie (Hamlet) et Juliette, et qu’il décrit musicalement dès la Symphonie fantastique en 1830, avant de l’épouser trois ans plus tard. Composé grâce au don de vingt mille francs dont l’a gratifié Niccolò Paganini en réparation de son refus de créer Harold en Italie, Roméo et Juliette, qui est dédié au célèbre violoniste virtuose italien, sera malgré sa forme atypique le plus grand succès de la carrière de son auteur.

Bien que d’aucuns émettent encore quantité de réserves sur la partition, il n’en demeure pas moins que Roméo et Juliette est sans doute l’œuvre de Berlioz la plus accomplie et puissamment originale. Dans ce pur joyau de l’Histoire de la musique, l’usage des effectifs choraux dénote le sens du discours dramatique de Berlioz, qui fait tout d’abord appel à quatorze choristes, avant de faire entendre plus loin le chœur d’hommes des Capulet derrière la scène, puis dans la cérémonie funèbre l’effectif entier assemblant hommes et femmes du clan des Capulet, avant de réunir Capulet et Montagu autour du frère Laurence, et de conclure avec les trois chœurs pour la scène de réconciliation. Celles du jardin et du cimetière, le dialogue des amants, les apartés de Juliette, les élans passionnés de Roméo, les duos d’amour et de désespoir sont confiés au seul orchestre, les mots n’ayant ici plus la capacité d’exprimer l’insondable et ayant au contraire l’aptitude de donner chair à ce qui pour Berlioz tenait d’un supra-langage, la musique pure allant ici bien au-delà de la simple description.

Joyce DiDonato, John Nelson, Orchestre Philharmonique de Strasbourg pendant l'enregistrement de Roméo et Juliette d'Hector Berlioz. Photo : DR

Fin connaisseur de l’univers de Berlioz, John Nelson excelle dans cette œuvre inspirée de Shakespeare. De fait, il donne de Roméo et Juliette une interprétation vibrante, énergique et tendue, emplie de soubresauts, dans des tempi tendus, notamment dans la Scène d’amour, délicatement inspirée, remarquablement suggestive, d’une prégnante sensualité, mettant pleinement en évidence combien le duo de Tristan und Isolde de Wagner doit à ce troisième mouvement de la symphonie dramatique de son aîné de dix ans. Il s’agit ici d’extase sonore, à l’instar de ce que propose Pierre Boulez dans son enregistrement live de l’œuvre avec l’Orchestre de Cleveland en 2000 (2 CD DG). C’est dire combien l’oreille est comblée, même les textures de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg n’ont rien à envier à celles de l’Orchestre de Cleveland. Maître des équilibres sonores et des contrastes, le chef britannique, véritable poète des sons qui magnifie les déchaînements lyriques comme la fluidité délectable des passions nocturnes, brosse un Scherzo de La Reine Mab étincelant. Il met parfaitement en valeur les infinis détails de l’orchestration exposés en toute limpidité, tandis que les combats entre Capulet et Montaigu s’imposent dans leur virulente singularité. Altos, violoncelles et contrebasses s’illustrent par leurs sonorités feutrées et le velouté de leur chant, à l’instar des bois et des cuivres, et la fusion entre les pupitres est toujours sereine.

Les solistes forment un trio harmonieux, si ce n’était une articulation pas toujours précise de la part de l’ardente soprano étatsunienne Joyce DiDonato, voix puissante et colorée au registre grave généreux et au legato somptueux, tandis que le ténor français Cyrille Dubois impose sa voix puissante, claire et bien timbrée. Le baryton-basse britannique Christopher Maltman, impressionnant Frère Laurence, est hélas doté d’un vibrato trop marqué et son français n’est pas toujours précis dans son récit, son accent anglais étant trop marqué. Excellemment préparés par Jorge Matta et Alessandro Zuppardo, les Chœurs Gulbenkian de Lisbonne et de l’Opéra national du Rhin sont autant de véritables personnages aux multiples individualités qu’entité d’une exceptionnelle homogénéité.

Dans la Scène lyrique pour soprano et orchestre H 36 que Berlioz composa pour le Prix de Rome de 1829, Joyce DiDonato est une déchirante Cléopâtre, voix puissante et dramatique à souhait qui restitue tout le tragique de la reine d’Egypte s’apitoyant sur sa sinistre destinée en ses ultimes instants, rejetée à la fois par Rome et par les siens.

Bruno Serrou

2 CD Erato 5054197481383 (Warner Classics). Durée : 1h 51mn 55s. Enregistré : 3-9 juin 2022. DDD

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire