Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 3 mai 2023
Dernier concert de la troisième Biennale Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. En l’absence de Daniel Barenboïm, de nouveau souffrant, son Boulez Ensemble de Berlin a brillé sous la direction de Michael Wendeberg, ex-pianiste de l’Ensemble Intercontemporain.
Le programme-hommage à Pierre Boulez
disparu voilà sept ans, le 5 janvier 2016, mettait en regard le fondateur de
l’IRCAM et initiateur de la Philharmonie de Paris avec la figure a priori
improbable de Wolfgang Amadeus Mozart…
La première partie était entièrement
consacrée à la Sérénade n° 10 en si bémol
majeur « Gran Partita » KV. 361/370a de 1784. Ce divertissement
instrumental en sept mouvements alternant danses et pages de musique pure a sans
doute été composé pour l’orchestre d’instruments à vent de l’empereur Joseph
II. Contrairement aux moqueries exprimées par l’un de mes confrères
autoproclamé les plus savants, qui m’assurait bien fort d’un air docte que les
deux clarinettes basses sont des cors de basset, il s’agissait bien de
« clarinettes graves inventées vers 1770 » (Hélène Cao), et que
si je voyais bien quatre cors, ils étaient accordés différemment - ce qui
n’empêche qu’il s’agit bel et bien de cors, et non pas de cors aux pieds. Bref…
Tout cela pour en venir au fait que cette partition écrite pour douze
instruments à vent et contrebasse est d’une longueur extrême, et ses
trois-quarts de tour d’horloge sont interminables, même remarquablement jouée
comme ce fut le cas par le Boulez Ensemble de Berlin dirigé avec enthousiasme
par Michael Wendeberg. Pierre Boulez avait enregistré cette sérénade pour son
ultime disque studio (CD Philips aujourd’hui Decca) avec les musiciens de
l’Ensemble Intercontemporain dans un couplage assez bizarre si ce n’est
l’instrumentarium partiellement commun puisqu’il s’agissait du Kammerkonzert pour violon, piano et ensemble
d’instruments à vent d’Alban Berg avec Christian Tetzlaff et Mitsuko Uchida
en solistes.
C’est avec plaisir en revanche que l’on
retrouvait la musique scintillante et sensuelle de Pierre Boulez en seconde
partie. Une seconde partie qui a semblé fort courte, malgré sa quarantaine de
minutes, après le long pensum mozartien du début du concert. Bâtie à partir
d’une courte pièce pour piano intitulée Incises, sur Incises
réunit trois pianos, trois harpes et trois percussionnistes qui amplifient par
leurs qualités de résonnance sonorités, timbres et harmonique du piano. Pierre
Boulez composa cette œuvre entre 1996, dans la perspective du quatre vingt
dixième anniversaire de Paul Sacher, et 1998, et a été créée par l’Ensemble
Intercontemporain dirigé par David Robertson le 30 août 1998 au Festival d’Edimbourg.
Extension pour neuf instrumentistes sur une quarantaine de minutes d’Incises pour piano, pièce de trois minutes créée en 1994 dans le cadre d’un concours organisé par Maurizio Pollini puis développée en 2001 pour devenir l’une des partitions pour piano les plus magistrales du répertoire contemporain, sur Incises compte deux parties s’enchaînant sans interruption. La première, qui est précédée d’un prélude lent, puise son matériau dans la pièce originelle, transcendée par une effusion continue de sons, de timbres et de rythmes tous plus chatoyants, tandis que la seconde partie est plus intériorisée, contenue, contemplative, enchâssant virtuosité du jeu et longues résonances. L’instrumentarium choisi - trois pianos, trois harpes formant trois couples harpe-piano, et trois percussionnistes installé derrière chaque couple et jouant principalement des claviers (deux vibraphones, un marimba), auxquels s’ajoutent ponctuellement cloche-tubes, glockenspiel, steel drums et timbales -, permet en fait une extension du piano d’Incises dont ils renforcent les propriétés (les harpes représentent les cordes, la percussion sa caisse de résonance, les steel drums évoquant un piano préparé) dont il démultiplie les combinaisons sonores, les colorations, les résonances, suscitant une véritable étude de timbres et de rythmes dans un geste singulièrement virtuose suscitant un flux sonore d’une continuité absolue et une flexibilité du son infinie.
« J’ai pensé que nous avions trois pianistes à l’Ensemble
Intercontemporain, me confiait Pierre Boulez lorsque je l’interrogeais en 1998 à
propos de sur Incises. Alors pourquoi ne pas faire quelque chose pour trois
pianos. La littérature est très rare, contrairement au piano et percussion. Je
crois que de ce que je connais et de ce qui est joué, pas très souvent
d’ailleurs, c’est le Concerto de Mozart pour trois pianos, qui ne m’a
pas beaucoup influencé. J’ai donc commencé par trois pianos. Mais je me suis
dit que j’aimerais amplifier ce genre de sonorités par des instruments
résonnants aussi mais de natures différentes. C’est ainsi que sont intervenues
les trois harpes ou les trois percussions, je ne me souviens plus de l’ordre
dans lequel l’idée m’est venue. Trois percussions, mais pas des peaux
uniquement des claviers, c’est-à-dire avec des hauteurs précises. Il y a
naturellement vibraphone, xylophone, marimba, mais aussi d’autres instruments
comme les timbales, que Bartók a d’ailleurs utilisées dans sa Sonate,
comme les steel drums que Bartók n’a pas employées - les steel drums sont de
forme cylindrique dont le dessus est très cabossé formé de petites plaques qui
sont délimitées et qui font des notes prédéterminées très en usage dans les
Antilles en particulier où il y a des orchestres entiers de steel drums. J’ai
déjà utilisé cet instrument dans deux de mes œuvres pour orchestre, en
particulier dans Visage nuptial, lorsque je l’ai réorchestré. Mais pour
en jouer c’est coton parce que la succession des notes n’est pas du tout
chromatique, il faut chercher le fa dièse d’un côté, le sol de l’autre, le ré
d’un troisième côté, etc. C’est vraiment très difficile, alors je n’écris pas
des partitions de grande vitesse pour le steel drums. Cette combinaison m’a
permis de trouver des sonorités que je n’aurais jamais découvertes autrement. Sur
Incises est un piano qui se réfléchit dans plusieurs miroirs. Il s’agit
donc chaque fois d’un point de vue différent. Ce qui m’a intéressé dans sur Incises est la réflexion dans le miroir rythmique. Il s’y trouve des ostinati
rythmiques qu’il n’y avait peut-être pas chez moi auparavant, mais qui sont
trafiqués, on entend les pointes, on repère qu’il y a un ostinati et en
même temps on voit bien que l’ostinato est constamment manipulé, interrompu,
remanié, etc. Il y a aussi des choses qui sont aussi très libres, et alors une
façon de concevoir la forme avec non pas des thèmes mais une façon de concevoir
des motifs qui se répètent mais de façon inattendue. Il y a donc dans sur Incises une structure thématique
beaucoup plus forte que dans certaines autres œuvres, et, en même temps,
justement parce que l’on peut se raccrocher à des choses qu’on éléments
repérables, l’œuvre peut être beaucoup plus inventive, si bien qu’au final,
elle n’a plus rien à voir avec une forme classique. »
De cette œuvre étincelante et cristalline qui a acquis la dimension de classique de la seconde moitié du XXe siècle, Michael Wendeberg, dirigeant le geste précis et naturel, a fait un véritable tableau polychrome vivant, les neuf musiciens du Boulez Ensemble de Berlin étant répartis en trois trios piano, harpe, percussion, avec au premier piano Hideki Nagano, seul instrumentiste à avoir participé à la création de l’œuvre au sein de l’Ensemble Intercontemporain. L’interprétation s’est avérée taillée au cordeau, virtuose, onirique, étincelante mais un rien moins acérée que de coutume.
Bruno Serrou
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