lundi 19 décembre 2022

Concert d’exception de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé avec brio par Markus Poschner avec l’impressionnante pianiste Anna Vinnitskaya

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 16 décembre 2022 

Markus Poschner, Nathan Miedl, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
 
Remplaçant au pied levé Mikko Franck, souffrant des suites d’une chute, directeur musical de l’OPRF, le chef bavarois Markus Poschner s’est imposé par le souffle impressionnant de ses interprétations de deux œuvres postromantiques d’une virtuosité instrumentale hors normes, le premier des quatre concertos pour piano du Russe Serge Rachmaninov et le huitième poème symphonique du Bavarois Richard Strauss.

Markus Porschner, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est en effet une soirée superlative qu’a offert à la fois au public de l’Auditorium de la Maison de la Radio et aux auditeurs de France Musique qui ont pu l’écouter en direct, un Orchestre Philharmonique de Radio France en très grande forme dirigé en remplacement de Mikko Franck par le chef bavarois Markus Poschner, qui chantait dans son jardin avec Ein Heldenleben op. 40 de Richard Strauss de feu avec d’éblouissants premiers pupitres et tuttistes de la phalange de la Radio, à l’instar du remarquable violon solo Nathan Miedl. Seule ombre au tableau, des tutti fortissimo trop puissants et embrouillés dus non pas à la réalisation mais à la sècheresse de la salle. Mais il est vrai que ce risque de cacophonie, le père de Richard Strauss, Franz Strauss, cor solo de l’Orchestre de l’Opéra Royal de Bavière, en avait averti son fils d’y prendre garde, lui écrivant le 8 décembre 1899 : « Evite dans tes œuvres futures l’excès de polyphonie, car l’oreille, même la plus avertie, n’est pas capable de se retrouver dans une telle profusion de voix diverses, et de ce fait ne peut saisir le sens spirituel de l’œuvre. Donne à tes partitions davantage d’appui mélodique et des différenciations formelles plus nettes. Sois un peu plus économe de tes cuivres et tu obtiendras des effets bien plus éclatants lorsque l’artillerie lourde se manifestera dans toute sa puissance... Sois très exigeant dans l’invention de tes thèmes, et donne-leur tout le relief souhaitable. C'est Heldenleben, qui m'a au demeurant beaucoup plu, qui me pousse à t’adresser ces prières... » Il convient donc que le chef veille à ce que la diversité des voix de l’orchestre reste clairement perceptible aux oreilles de l’auditoire.

Markus Poschner, Nathan Miedl, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Dédié à l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam et son directeur musical de l’époque, Willem Mengelberg, le second volet du diptyque Held und Welt commencé en 1896 avec Don Quichotte de Richard Strauss, impressionnante fresque pour orchestre qui fait appel entre autres à huit cors et cinq trompettes, clôt la première maturité du compositeur. A partir de cette œuvre, la création straussienne prend son envol pour atteindre les sommets au cours des vingt années qu'il passera à Berlin. Une Vie de Héros, contrairement aux poèmes précédents, ne s’appuie pas sur un texte littéraire mais sur l’expérience accumulée par le compositeur lui-même depuis près de vingt ans. En effet, ici Strauss se raconte, comme le fit Berlioz en son temps dans son Episode de la vie d'un artiste op.14, cela avec des moyens mais aussi des sentiments tout aussi colossaux que ceux de son aîné dont il révisa le Traité d’orchestration. Cette œuvre est la première étape d’une création dont le personnage central est Strauss en personne, ainsi que son entourage immédiat, puisque Pauline est également un élément-clef de la narration, le violon étant chez le Bavarois l’un des instruments favoris, puisqu’il est pour lui le symbole de la féminité (le cor sera quant à lui l’incarnation masculine, son père ayant été le plus grand corniste de son temps).

Eun Jo Lee et Louise Grindel, Clara Lefèvre-Pierrot et Jérémie Maillard. Photo : (c) Bruno Serrou

A son ami écrivain Romain Rolland, qui s’interroge sur cette femme incarnée par les volutes d’un somptueux violon solo et qui a fort intrigué l’auditoire, les uns la trouvant quelque peu perverse, les autres pour le moins coquette, Strauss répond : « Ni l’un ni l’autre. Un peu tout cela. C’est ma femme que j’ai voulu incarner. Elle est très complexe, très femme, un peu perverse, un peu coquette, jamais semblable à elle-même, différente chaque minute de ce qu’elle était à la minute précédente. Au commencement, le héros la suit, se met dans le ton de ce qu’elle vient de chanter ; toujours elle s’enfuit plus loin. Alors, à la fin, il dit : «Non, je reste.» Il reste dans ses pensées, dans son ton à lui. Alors, elle vient à lui. » Ce passage, véritable concerto pour violon et orchestre, exploite toutes les possibilités du violon. Dans le passage intitulé Les Œuvres de paix, l’on retrouve pêle-mêle une trentaine de citations des poèmes symphoniques Don Juan, Macbeth, Tod und Verklärung, Till Eulenspiegel, Also sprach Zarathustra, Don Quixotte, l’opéra Guntram, des lieder écrits pour Pauline comme Morgen, Traum durch die Dämmerung, le tout délicieusement et savamment entremêlé. Ces multiples thèmes sont perceptibles à la fois mélodiquement et harmoniquement, Strauss les associant à l’aide d’un habile contrepoint. Theodor W. Adorno, lors du centenaire de la naissance de Strauss, le 11 juin 1964, vitupère contre « le début de Une Vie de Héros, où l'on pourrait tout à fait placer les vers tendrement malicieux «Strauss est un grand génie/mais sans le moindre sens de la mélodie/ce qui est l’affaire d’un [Franz] Lehár/qui est pourtant un homme pour le moins différent»...»

Anna Vinnitskaya, Markus Poschner, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

La première partie du concert était consacrée à Serge Rachmaninov. En guise de prélude, quatre instrumentistes à cordes du Philharmonique de Radio France (les violonistes Eun Jo Lee et Louise Grindel, l’altiste Clara Lefèvre-Pierrot et le violoncelliste Jérémie Maillard) ont donné les deux seuls mouvements sauvegardés du Quatuor à cordes n° 1 composé par un compositeur de 16 ans, introduisant l’œuvre concertante du programme, autre partition de jeunesse de Rachmaninov, son premier opus officiel, le Concerto n° 1 pour piano et orchestre en fa dièse mineur op. 1. Conçue au printemps 1891 dans l’esprit des Concertos de Schumann et de Grieg avec sa fanfare de cuivres précédant une suite de doubles octaves et d’accords du piano, dédiée à son cousin pianiste Alexandre Siloti, cette œuvre a été rapidement mise de côté par son auteur, qui allait attendre le succès de ses deux concertos suivants, pour le retravailler en 1917. Concerto particulièrement brillant, dont le motif conducteur a été rendu célèbre en France par l’émission littéraire du vendredi soir sur Antenne (France) 2, Apostrophes de Bernard Pivot, il a l’élan et l’impétuosité de la jeunesse sauvegardés dans la version définitive, la force expressive d’un véritable poème symphonique. Après le mouvement lent central long de seulement soixante-quatorze mesures, le finale adopte la forme rondo de sonate. « J’ai réécrit mon Premier Concerto, écrira Rachmaninov à son ami Albert Swan ; il est vraiment bien maintenant. Toute la fraîcheur de la jeunesse est là, et pourtant il se joue tellement plus facilement. Et personne n’y prête attention. Quand je leur dit en Amérique que je jouerai le Premier Concerto, ils ne protestent pas, mais je vois sur leurs visages qu’ils préfèreraient le Deuxième ou le Troisième. »

Anna Vinnitskaya, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Impressionnante de maîtrise et de profondeur, jouant avec une facilité déconcertante, chantant avec vaillance et une force conquérante captivante, pénétrant les arcanes de l’œuvre jusqu’en leurs moindres inflexions, la pianiste russe Anna Vinnitskaya, Premier Prix du Concours Reine Elisabeth de Belgique 2007, a donné de ce premier concerto une interprétation digne d’un volcan en fusion, tirant de son piano des sonorités éblouissantes sans la moindre dureté digitale. En bis, deux pages solistes de Rachmaninov.

Bruno Serrou 


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