mercredi 28 octobre 2015

CD : L’indispensable « György Ligeti Project » réédité chez Warner Classics

Photo : (c) Warner Classics

Le bonheur pour les nombreux admirateurs de György Ligeti ; une manne pour qui souhaite se familiariser avec la musique contemporaine, ce retour huit mois avant le dixième anniversaire de la disparition du compositeur du coffret paru en 2008 des cinq CDs György Ligeti Project publiés chez Teldec/Warner Classics entre 2002 et 2005. Réalisée du vivant du compositeur hongrois après que ce dernier se fut fâché avec le chef finlandais Esa-Pekka Salonen au moment de la production de son opéra le Grand Macabre à Salzbourg puis au Châtelet et de son enregistrement pour Sony Classical, qui avait initié l’intégrale discographique de son œuvre mais qui, du fait de cette fâcherie, fut interrompue au huitième volume sur la douzaine originellement prévue.

Du Concerto roumain pour orchestre de 1951 à Sippal, dobbal, nádihegedüvel (Pipeaux, tambours, violons) sur sept poèmes de Sándor Weöres pour mezzo-soprano et percussion créé à Metz le 10 novembre 2000, ce sont cinquante ans de création, de mutations et d’invention d’un Géant du XXe siècle qui sont synthétisées en vingt-quatre œuvres, toutes plus magistrales les unes que les autres, qui sont rassemblées ici. Warner Classics présente un somptueux support pour saisir concrètement ce que György Ligeti constatait lui-même lorsqu’il écrivait avoir « tendance à changer la manière de travailler dès qu’une idée est réalisée ».

Le mélomane peut ainsi percevoir les sources de Ligeti, de Bartók à l’Afrique, ses caractéristiques, comme les structures en réseau et les labyrinthes polyphoniques denses parallèlement au concept de polyphonie « floue », l’utilisation d’échelles diatoniques et de champs harmoniques consonants, suivis des polyrythmies complexes, brouillages ou répétition quasi mécanique, tandis qu’au début des années quatre-vingt il découvrait la musique des Caraïbes et celle d’Afrique ainsi que l’univers rythmique de Nancorrow qui gouvernent entre autres son Concerto pour piano. Apparitions (1958-1959) est la première œuvre représentative de la manière de Ligeti, tandis que San Francisco Polyphony (1973-1974) démontre que les techniques d’écriture d’avant-garde et le minimalisme peuvent coexister dans une même partition. Cet itinéraire de toute une vie créatrice qui part d’un style folklorisant dans le Concerto roumain pour aboutir à la complexité la plus fertile en passant par les masses orchestrales magnifiquement informes de Lontano (1967), brosse un pétillant portrait de l’un des créateurs majeurs de l’histoire de la musique.

Photo : (c) Bruno Serrou

Outre l’extrême qualité des interprétations, l’un des attraits de ce coffret est le nombre de premiers enregistrements mondiaux qu’il réunit. A commencer par Clocks and Clouds (Horloges et nuages) de 1973 pour douze voix de femmes et Sippal, dobbal, nádihegedüvel (2000), ainsi que des œuvres moins importantes mais tout aussi significatives comme le Concerto roumain et Apparitions des années 1950, deux œuvres pour orchestre déjà évoquées, mais aussi les Mysteries of the Macabre (1991) dans leur arrangement de 1993 par Elgar Howarth pour trompette et ensemble de seize instruments solistes, œuvre à l’origine destinée à la voix de mezzo-soprano et à l’orchestre tirée de l’opéra le Grand Macabre (1974-1977, 1997). Pour les autres partitions, l’on peut trouver des versions plus incisives, poétiques ou colorées, par exemple les trois Concertos (Pierre Boulez et l’Ensemble Intercontemporain (DG), Matthias Pintscher et le même EIC (Alpha)), Atmosphères, Lontano (Claudio Abbado et le Philharmonique de Vienne (DG)), Concerto de Chambre, Ramifications, Aventures et Nouvelles Aventures par Boulez et l’EIC (DG), mais les interprétations sont toujours de très grande valeur.

A commencer par la prestation du Schönberg Ensemble dans Aventures et Nouvelles Aventures qui est plus ludique et spontanée que celle de Pierre Boulez et l’Intercontemporain. L’arrangement pour accordéon par Max Bonnay de Musica Ricercata originellement pour piano corrobore le sens de l’humour particulièrement aigu de Ligeti, le chant de Katalin Károlyi dans Sippal, dobbal, nádihegedüvel est proprement prodigieux, servant magnifiquement cette œuvre extraordinaire dans laquelle Ligeti âgé de 77 ans s’avère plus créatif que jamais, ouvrant des portes inouïes dans lesquelles les compositeurs d’aujourd’hui seraient bien inspirés de s’aventurer. Reinbert de Leeuw et ses Ensembles ASKO et Schönberg à qui reviennent onze des vingt-quatre œuvres du coffret comptent parmi les interprètes les plus chevronnés et enthousiastes de Ligeti. Parfait connaisseur de l’œuvre de Ligeti, qu’il dirige depuis nombre d’années, notamment avec le London Sinfonietta puis en tant que directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, Jonathan Nott, bouillonnant, onirique, maître du temps et de l’espace, dirige les œuvres pour grand orchestre (Concerto roumain, Apparitions, Atmosphères, Requiem, Lontano, San Francisco Polyphony) avec une aisance et un engagement proprement idiomatique un Orchestre Philharmonique de Berlin de toute beauté remarquablement capté par les micros de Teldec qui mettent en lumière une polyphonie et une polychromie d’une densité hallucinante supérieurement sollicitées par le binôme chef/orchestre. Parmi les solistes, quelques-uns des grands artistes de notre temps, comme la mezzo-soprano Katalin Károlyi, le flûtiste Jacques Zoon, le compositeur-hautboïste Heinz Holliger, la corniste Marie Luise Neunecker, le violoniste Frank Peter Zimmermann, les violoncellistes Siegfried Palm et David Geringas, le pianiste Pierre-Laurent Aimard…

Au total un coffret indispensable pour qui veut entrer dans la création de l’un des compositeurs les plus captivants et novateurs du XXe siècle, dont l’œuvre, avec les huit CDs Sony Classical, est désormais accessible à tous. 

Bruno Serrou

« The Ligeti Project » 5 CD Warner Classics 0825646028580 (5h31mn)

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