samedi 11 janvier 2014

Einstein on the Beach de Philip Glass, Robert Wilson et Lucinda Childs 37 ans après sa création

Paris, Théâtre du Châtelet, mercredi 8 janvier 2014

Philip Glass (né en 1937), Einstein on the Beach. Antoine Silvermann (Einstein). Photo : DR

Créé avec un immense succès le 25 juillet 1976 à l’Opéra-Théâtre d’Avignon dans le cadre du Festival, immédiatement repris à Hambourg, Paris, Belgrade, Venise, Bruxelles, Rotterdam et New York, Einstein on the Beach est immédiatement entré dans la légende. C’est avec cette pièce de théâtre musical que ses auteurs, Robert Wilson, pour le montage du livret et la mise en scène, Lucinda Childs, pour la chorégraphie, et Philip Glass, pour la musique, ont acquis leur renom international. Opéra en quatre actes pour ensemble, chœur et solistes retravaillé en 1992 pour l’Université de Princeton et une tournée à Francfort, Melbourne, Barcelone, Madrid, Brooklyn et Paris, déjà dans le cadre du Festival d’Automne, mais Théâtre de Bobigny, l’ouvrage a été remis une nouvelle fois sur le métier en 2013 par ses trois concepteurs pour une nouvelle tournée qui s’est ouverte à l’Opéra de Montpellier le 16 mars dernier. Occasion pour eux de reprendre cet ouvrage qui, selon Robert Wilson, est « loin d’être figé ».

De gauche à droite, Philip Glass (né en 1937), Robert Wilson (né en 1941) et Lucinda Childs (née en 1940). Photos : DR

Ce premier opéra de Glass est aussi le plus long, avec ses cinq heures en continu dont la durée est amplifiée par la nature de la musique, lente répétition d’infimes motifs récurrents évoluant fort graduellement. Conscient du phénomène de lassitude que leur opéra pouvait engendrer, Wilson a fait en sorte que le public puisse entrer et sortir à son gré. L’écriture théâtrale a été réalisée à partir de dessins du dramaturge, qui s’est accordé avec Glass sur le montage des thèmes, sections et durées de chaque séquence. Les textes notés se composent de chiffres inlassablement répétés dans l’ordre numérique, des notes de la gamme d’ut majeur énoncées en français, de poèmes non notés ou écrits par un jeune autiste, Christopher Knowles, que Wilson rencontra lorsqu’il était éducateur pour enfants perturbés, certains autres étant signés par la chorégraphe Lucinda Childs et Samuel L. Johnson. La chorégraphie a été conçue par Andy Degroat et Lucinda Childs. L'ensemble des tenants et aboutissants ne forme pas d’intrigue proprement dite mais participe d’un tout fondant à la musique, l’action scénique et la scénographie. Comédiens, chanteurs et danseurs n’incarnent aucun personnage particulier.

Philip Glass (né en 1937), Einstein on the Beach, Acte I, scène 1A, Train 1. Photo : DR

Conçu pour deux femmes, un homme et un enfant pour les rôles parlés, un chœur de seize chanteurs avec solistes soprano et ténor, violon solo et cinq musiciens du Philip Glass Ensemble, Einstein on the Beach, qui se réfère aux théories de la relativité et des champs de force unifiés, à l’arme nucléaire et à la radio, se compose de neuf scènes séparées par des Knee Play - cinq d’entre eux structurent l’opéra en quatre actes -, interludes façon genou humain (Knee) placé entre fémur et péroné ou entractes permettant le réagencement du plateau qui précède le tableau ou l’acte suivant. « Depuis la version 1976 beaucoup de choses ont changé, remarquait Wilson en vue de la reprise à Montpellier. La technique théâtrale a considérablement progressé et nous disposons de nouveaux moyens techniques pour la mise en scène, comme les commandes par ordinateur, lumières, etc. Retrouvant les dessins originaux, j’ai constaté que je pouvais réaliser aujourd’hui ce dont je rêvais à l’époque. J’en ai profité pour reprendre mes indications de mise en scène pour que d’autres, plus tard, se les accaparent. » Quant à l'intrigue, il n'y a rien à y comprendre. Comme quoi, il n'est pas nécessaire d'avoir d'action claire, il suffit d'avoir un mythe...

Philip Glass (né en 1937), Einstein on the Beach. Acte I, scène 2A, Prison Procès. Photo : DR

Après Montpellier, puis Amsterdam, Londres, Toronto et trois villes des Etats-Unis, cette quatrième mouture d’Einstein on the Beach vient d’être présentée à Paris, Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Festival d’Automne, dont l’édition 2013, une fois n’est pas coutume, se sera achevée en janvier. Le spectacle en tant que tel est d’une beauté plastique, d’une élégance et d’une rigueur exceptionnelle. Mise en scène, lumières et scénographie conçues par Bob Wilson participant d’un tout indissociable qui font tout le cachet de cette production qui, en ces matières, est un incontestable modèle qui reste d’actualité. En 1976, Wilson ne s’adonnait pas encore à ses japonaiseries kabuki-nô et à ses postures figées, imaginant un théâtre vivant avec des personnages de chair et de sang, même si la gestique donne bien évidemment dans le minimalisme, à l’instar de la musique et de la danse. En outre, contrairement à aujourd’hui, le dramaturge états-unien, se prenait moins au sérieux, sachant sacrifier à l’humour, s’amusant à jouer avec une pendule remontant le temps, une boussole perdant le nord, ou un enfant lançant des avions de papier, le wagon penchant imperceptiblement selon les déplacements de ses deux occupants qui se disputent… Wilson a avantageusement su préserver dans cette énième mouture d’Einstein on the Beach ce côté enfantin qui permet heureusement a spectateur de regarder ce spectacle avec une certaine distance. Sinon, a premier degré, il y a de quoi devenir fou, à moins d’avoir fumé la moquette du grand escalier du théâtre avant d’entrer dans la salle…

Philip Glass (né en 1937)Einstein on the Beach, Acte II, scène 1B, Train 2. Photo : DR

Trois cents minutes de musique, de gestes et de danse répétitifs découpés en séquences de quinze à vingt-cinq minutes, voilà de quoi mettre nerfs et tête à l’épreuve, tel un marteau piqueur pétaradant à saturation contre les tempes. Voir cette danseuse, qui reprend le rôle créé par Lucinda Childs mais dont le nom reste anonyme au sein des onze membres de la Lucinda Childs Dance Company (Katie Dorn ? Katherine Helen Fisher ?), traversant en avant et à reculons sans discontinuer vingt-cinq minutes durant le vaste plateau du Châtelet dans sa diagonale, tenant bras en l’air un bâton devant une locomotive fumante, puis deux de ses partenaires mimant les gestes des mains et des doigts des dactylos courant sur un clavier invisible près de deux heures de rang, le violoniste solo, Antoine Silverman, qui incarne Einstein et son violon d’Ingres, jouant imperturbablement les huit mêmes notes, des choristes chantant continuellement les mêmes chiffres à des rythmes quasi imperturbables, si ce n’étaient quelques crocs-en-jambe placés quand il y pense par Philip Glass, tient littéralement de l'impossible exploit. Le Knee Play 3 pour ensemble vocal et orgue est le passage le plus intéressant de la partition si ce n’était le texte, réduit à une énumération de chiffres. Tout cela est rédhibitoire malgré les qualités propres à ce spectacle réglé au cordeau interprété par une distribution irréprochable, comme toujours dans les productions bien rodées venant des Etats-Unis, que ce soit les chanteurs-choristes, les danseurs, les comédiens et les musiciens du Philip Glass Ensemble, ce dernier, comme dans l’enregistrement réalisé en 1979 par CBS/Sony (1), dirigé sans défaillance par Michael Riesman.

Philip Glass (né en 1937)Einstein on the Beach, Acte IV, scène 3C, Vaisseau spatial. Photo : DR

Le public, alléché par la réputation de cette œuvre hors norme, et constitué pour beaucoup par des snobs reconnaissable entre autres par les rires à contretemps du moins si l’on n’appartient pas à leur monde, s’est peu à peu éparpillé à partir de la première heure, profitant du premier Knee pour commencer à s’enfuir, beaucoup allant carrément dîner dans l’un ou l’autre des restaurants aux alentours du Châtelet pour ne revenir qu’à l’ultime tableau, ce qui leur permet sans doute d’affirmer que ce spectacle est si « génial » qu’ils n’ont ressenti ni fatigue ni lassitude de bout en bout, et ainsi se réclamer d’une élite d’où ceux qui ont flanché sont exclus sans égard.  

Bruno Serrou

1) 4 CD Sony Classical SM4K87970. D’une durée de 3h20, ce coffret présente une « version courte » d’Einstein on the Beach

1 commentaire:

  1. Merci Bruno pour ce compte rendu pertinent et alléchant...
    Depuis toujours cette oeuvre me fascine - la savoir encore et toujours aussi formidablement mise en valeur est une grande satisfaction.
    D'autant que certainement les moyens technologique d'aujourd'hui doivent bien évidemment enrichir d'avantage le sujet déjà audacieux et riche en lui même, ceci dit.
    J'adore bien entendu votre petit pamphlet sur les éternels snobinards de la Kultur des bancs parisiens (et pas que... vous le savez, ils sont "partout") - vous imaginez surement ce que j'en pense...
    Il n'existent pas que dans le domaine du classique mais aussi et particulièrement dans le jazz où ils me sont imbuvables et pire, commencent malheureusement à s'installer dans les musiques actuelles car ils ont bien saisi le caractère démagogique et politique qu'ils pouvaient en tirer, alors que j'oeuvre au quotidien à tout le contraire...
    J'ai fait le choix il y a bien longtemps de quitter le milieu de musicien de tournée (je travaillais dans le domaine du lyrique puis du jazz) dégoûté par ce public rétrograde et aux antipodes de ma passion pour la musique en choisissant l'enseignement afin de former bien entendu des musiciens, mais aussi espérer mettre un grain de sable en formant de nouveaux comportements d'auditeurs.
    Je sais avoir réussi à changer ces comportements à mon infime échelle - il est juste dommage que cette échelle reste infime et ne soit pas prise en compte dans l’enseignement musical en général - la culture est le cheval de bataille de l'équipe que je coordonne tout autant que la pratique collective et bien entendu la technique instrumentale et générale.
    Mais nous nous savons en marge... c'est ainsi.
    Ce trait d'humour vous honore, mais, au delà, ce constat me désespère, car tant que l'on inscrira pas clairement dans l'éducation, des comportements de curiosité, d'attrait vers la nouveauté et de savoir critique autre qu'en référents passéistes mais basés sur une capacité du soi à savoir apprécier ou non - ils perdureront...
    La musique n'a pas de frontière, savoir l'apprécier à sa juste valeur qu'elle soit baroque, contemporaine, jazz, heavy métal ou électro est juste une éducation...
    une éducation à savoir s'intéresser, à ne pas zapper et à se forger une réelle opinion pour non la démonstration, mais l'enrichissement au minima personnel.

    Merci de cet article.
    Je lis souvent vos compte rendus et vos critiques, je commente peu, mais reste assidu.
    Bien à vous avec mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année 2014.

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