vendredi 19 décembre 2025

Ravel 150 : Dirigé avec élan par Alain Altinoglu, l’Orchestre de Paris a conclu en beauté l’année Ravel

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 17 décembre 2025 

Alain Altinoglu, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Tout juste auréolé du Prix du Meilleur Chef d’orchestre aux International Opera Awards 2025 au titre de directeur musical de La Monnaie De Munt de Bruxelles, Alain Altinoglu a dirigé un concert au cordeau à la tête de l’Orchestre de Paris autour de la figure de Maurice Ravel en cette fin d’année 2025, millésime du cent-cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur basque. Un programme ouvert sur une œuvre restée inédite jusqu’en cette année composée par un Ravel de 27 ans, laissée en l’état d’esquisses, en fait un début de cantate intitulée « Sémiramis », avec trois pièces complètes d’un puzzle, Prélude, Danse et Air de Manassès qui aurait dû constituer la Scène I, morceau de bravoure dans l’esprit de Massenet pour fort ténor la plupart du temps dans le haut du spectre, vaillamment interprété par Léo Vermot-Desroches. En seconde partie, une vivifiante intégrale du ballet « Daphnis et Chloé », dirigée de façon dramatique entrecoupée de phases d’un onirisme séduisant, le chef français tirant de l’orchestre parisien des sonorités envoûtantes emplies de couleurs chatoyantes et sensuelles, mû par sa brillante expérience de chef de théâtre lyrique, impression soulignée par l’engagement dynamique et homogène du Chœur de l’Orchestre de Paris préparé par Richard Wilberforce. Entre les deux Ravel, une ardente interprétation du Concerto n° 1 pour violoncelle de Camille Saint-Saëns par Julia Hagen, suivi d’un mouvement lent de Suite de Johann Sebastian Bach… Qu’attend donc la France pour offrir à Alain Altinoglu la direction musicale de l’un de ses plus grands orchestres ? 

Alain Altinoglu, Léo Vermot-Desroches, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

C’est avec un inédit et avec l’une des partitions les plus développées du compositeur français né à Ciboure le 7 mars 1875 que l’Orchestre de Paris a clôt le cent-cinquantenaire de Maurice Ravel (1875-1937). Tout d’abord l’inédit. Chaque anniversaire ou presque nous apporte son lot d’œuvres plus ou moins inédites du maître de Montfort-l’Amaury. Ainsi, après les Cantates pour le prix de Rome publiées un demi-siècle après sa mort, c’est au tour d’esquisses datant de 1902 d’être exhumées, alors-même que le compositeur ne les a pas jugées dignes de publication. Mais depuis que Ravel est entré dans le domaine public et que le Boléro (1928) ne rapporte plus rien à quelque ayant-droit que ce soit, l’exhumation de toute œuvre même parcellaire est susceptible de rapporter quelques émoluments à toute entité qui les publie au titre de « découvreur ». Et sait-on jamais… Oui, sait-on jamais, s’il venait à se trouver parmi les rebuts ravéliens quelque partition qui puisse plus ou moins devenir aussi populaire que le ballet pour Ida Rubinstein… Certes, est-il toujours intéressant à titre documentaire de voir et entendre des pages restées inédites du vivant de leur artiste créateur ne serait-ce que pour saisir son évolution, quel que soit son domaine d’expression - et ne serait-il pas lui-même responsable de cette situation en ayant omis volontairement ou non de détruire lui-même ses essais ?... Cette fois, il s’agit d’une cantate, la sixième, écrite en 1902 comme exercice sur un livret imposé deux ans plus tôt par l’Institut de France pour le Prix de Rome 1900 d’après Eugène Adenis (1854-1923) et son frère Edouard (1867-1952) qui puise dans la légende babylonienne de Sémiramis dont la partition manuscrite a été retrouvée en juin 2000 lors d’une vente aux enchères d’archives de la maison du Belvédère à Montfort-l’Amaury acquise par la Bibliothèque nationale de France et dont il n’est pas même question dans la riche correspondance de Ravel publiée par Manuel Cornejo (1), la seule mention de la pièce se trouvant dans le journal intime du pianiste catalan Ricardo Viñes (1875-1943), ami d’enfance de Ravel qui évoque vaguement une exécution à la classe de direction du Conservatoire de Paris en avril 1902 par un orchestre d’élèves dirigé par Paul Taffanel (1844-1908). Cette même année 1902, Ravel composait entre autres le Menuet antique, l’ouverture « Shéhérazade », Pavane pour une infante défunte, Jeux d’eau, et commençait son Quatuor à cordes. La partie de la cantate Sémiramis retrouvée compte trois morceaux complets, le Prélude enchaîné à une Danse suivie d’un passage de la Scène I qui consiste en un Air de Manassès pour ténor et orchestre. Les deux premiers morceaux ont été créés le 13 mars dernier au Lincoln Center de New York par le New York Philharmonic Orchestra dirigé par Gustavo Dudamel, tandis que le troisième a été donné en première publique mondiale au Bozar de Bruxelles par le ténor belge Pierre Dhéret et l’Orchestre Symphonique de La Monnaie sous la direction d’Alain Altinoglu, vingt-sept jours avant qu’il en dirige la première exécution française à Paris dans le cadre de ce concert de l’Orchestre de Paris, avec cette fois en soliste le jeune ténor français Léo Vermot-Desroches, qui s’est notamment imposé l’été dernier au Festival de Salzbourg en remplaçant pour deux représentations Benjamin Bernheim dans le rôle-titre des Contes d’Hoffmann d’Offenbach. Si dans les parties purement orchestrales l’on décèle quelque influence russe via Nikolaï Rimski-Korsakov, voire côté harmonique des stigmates wagnéro-franckistes, l’on retrouve dans l’air pour ténor des traces d’un lyrisme exacerbé digne d’un Jules Massenet dans les tensions vocales et l’expression lyrique remarquablement assumées par Léo Vermot-Desroches.

Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

En regard de cette œuvre de jeunesse qui n’a finalement qu’un intérêt historico-documentaire tant il est possible de remettre en question le bien-fondé de toute création posthume, l’Orchestre de Paris et Alain Altinoglu ont donné une vivifiante intégrale du grand ballet de Maurice Ravel, Daphnis et Chloé, de dix ans postérieur à Sémiramis. Œuvre capitale de la musique du XXe siècle, Daphnis et Chloé n’est donnée la plupart du temps que dans l’une ou l’autre (voire les deux) suites d’orchestre que Ravel en a tirées (la première étant créée dès le 2 avril 1911 aux Concerts Colonne), jouées trop souvent dans un nuancier circonscrit dans un registre se situant au-delà de forte et enlevées dans des tempi excessivement rapides. « Symphonie chorégraphique en trois parties » composée en 1909-1912 à la demande de Serge de Diaghilev pour ses Ballets russes sur un argument de Michel Fokine, chorégraphe de la célèbre troupe, créée dans des décors et des costumes de Léon Bakst au Théâtre du Châtelet le 8 juin 1912 sous la direction de Pierre Monteux, avec Vaclav Nijinsky et Tamara Karsavina dans les deux rôles titres, Daphnis et Chloé, à l’instar des Créatures de Prométhée de Beethoven, est un hommage à la Grèce, celle du IIe siècle de notre ère. Il résulte de ce projet l’œuvre la plus développée de son auteur et, peut-être, son chef-d’œuvre. Cinquante-cinq minutes d’une musique où le chœur qui ne prononce que la voyelle « a » tient une place conséquente, ce qui explique sans doute la faible présence de cette partition au concert et, plus encore, à la scène. Sans faire oublier les réussites majeures de Pierre Boulez à la tête de ce même Orchestre de Paris, l’interprétation qu’en a donnée Alain Altinoglu a remarquablement ménagé de splendides moments, réussissant la gageure de lui donner une unité que peu de ses confrères parviennent à assurer, l’enchaînement des numéros acquérant sous son aile une parfaite cohésion, évitant toute impression de plaquage de strates artificiel, le discours apparaissant infiniment moins fragmenté que quantité d’exécutions. 

Alain Altinoglu, Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Parmi les grands moments de cette interprétation, l’Introduction, bien que l’on y eût espéré un peu plus d’immatérialité, mais le cor solo (brillant Benoît de Barsony) s’est avéré ardemment lyrique et l’entrée des divers pupitres puis celle du chœur se sont faites merveilleusement évocatrices. La Danse religieuse a été embrasée par les cordes (superbes solos du jeune violoniste français invité, Julien Szulman, ex-premier solo de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, professeur au CNSMDP) et les harpes (Anaïs Gaudemard, Coline Jaget), tandis que les bois ont rivalisé de virtuosité et que l’ensemble des pupitres se sont déployés à satiété pour magnifier l’éblouissante palette instrumentale façonnée par Ravel. Le chœur, qu’Altinoglu a choisi de mettre en valeur en leur faisant chanter dans le noir, a capella, la transition entre les deuxième et troisième parties, a mis en relief l’once de mystère qui fait contrepoids à la puissance sonore mise en jeu par Ravel. Le célèbre Lever du Jour qui ouvre la troisième partie a été exalté par les appels du violon et de la flûte piccolo (Anaïs Benoît) alors que des profondeurs de l’orchestre les instruments se sont imperceptiblement agglomérés jusqu’à l’apothéose d’une puissance expressive impressionnante, pour se libérer pleinement dans la Danse générale qui conclut le ballet, un finale techniquement exubérant et instrumentalement riche en pigmentations. 

Julia Hagen, Orcheste de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Entre les deux pages de Maurice Ravel, c’est une œuvre concertante de Camille Saint-Saëns (1835-1921) qui a été confiée à la violoncelliste salzbourgeoise Julia Hagen. Non pas le second de ses concertos pour violoncelle, contemporain de la Sémiramis de Maurice Ravel (1902), mais le Premier en la mineur op. 33 que Camille Saint-Saëns composa trente ans plus tôt, en 1872, avec pour seul précédent dans l’ère romantique le Concerto pour violoncelle op. 129 que Robert Schumann conçut en 1850 dans la même tonalité. Une œuvre trop courte, hélas tant il se trouve de talent, de chaleur et de grâce dans l’interprétation qu’en a offerte Julia Hagen, une œuvre que l’on eût appréciée avec une telle artiste plus développée, au risque peut-être pour le compositeur de déséquilibrer les proportions de sa partition. Poétique, chatoyante, l’interprétation de la violoncelliste autrichienne était en parfaite imbrication avec le tissu fluide et raffiné déployé par le chef français avec l’appui d’un Orchestre de Paris moelleux et étoffé, enveloppant avec souplesse les adentes sonorités de la soliste, qui a donné en bis une tendre Sarabande de la Cinquième Suite pour violoncelle de Johann-Sebastian Bach.

Bruno Serrou

1) Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens. Edition établie, présentée et annotée par Manuel Cornejo (2934 pages en deux tomes, Ed. Tel Gallimard, 2025)

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