mercredi 3 avril 2024

L’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Daniele Gatti a donné à la Philharmonie des Wagner et Strauss sans paroles mais au lyrisme intense

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 2 avril 2024 

Daniele Gati, Orchestre de l'Opéra national de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert purement symphonique de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dirigé par Daniele Gatti. Néanmoins, et fort heureusement, il n’était pas question ce mardi de couper le cordon ombilical de cette formation expressément vouée à l’art lyrique, même dans l’enceinte d’une salle dévolue au concert, avec un programme consacré aux deux grands Richard de l’histoire de la musique, Wagner et Strauss… 

Daniele Gatti. Photo : DR

Prévu avec Gustavo Dudamel, démissionnaire, dans un programme tout autre comprenant notamment la Symphonie n° 5 de Dimitri Chostakovitch, le concert de ce 2 avril de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris à la Philharmonie a été dirigé avec une lyrique vitalité par Daniele Gatti, actuel directeur musical du l’Opéra d’Etat et de l’Orchestre de la Staatskapelle de Dresde, phalange et théâtre qui ont travaillé et servi avec constance les deux compositeurs réunis ici dans un même programme, Richard Wagner (1813-1883), qui en fut chef titulaire avant la Révolution de 1848 et qui fera appel à l’architecte du Semper Oper pour réaliser son propre Festspielhaus à Bayreuth, et Richard Strauss (1864-1949) dont la grande majorité des opéras ont été créés par les institutions musicales de la cité saxonne et qui dirigea souvent l’orchestre dont il reste plusieurs témoignages discographiques.

Daniele Gatti, Orchestre de l'Opéra National de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est donc un programme taillé sur mesure qu’a présenté l’Orchestre de l’Opéra national de Paris et son chef invité, l’Italien Daniele Gatti, ex-directeur musical de l’Orchestre National de France, de 2008 à 2016, à même de déployer les magnificences de la première formation lyrique de France, et de conforter ses qualités d’excellence. 

Daniele Gatti, Orchestre de l'Opéra National de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La première partie de la soirée était consacrée à quatre extraits symphoniques de la troisième et dernière journée du Ring des Nibelungen (l’Anneau du Nibelung) de Richard Wagner, Der Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux), Sonnenaufgang (Lever du jour) tiré du prologue, Siegfrieds Rheinfahrt (Voyage de Siegfried sur le Rhin), interlude menant au premier acte, Siegfrieds Tod (Mort de Siegfried) et Trauermarsch (Marche funèbre) qui s’enchaînent dans le cours du troisième acte. L’Orchestre de l’Opéra de Paris rutile merveilleusement dans cette partition qui lui va comme un gant, se délectant autant que le public des profondes sonorités du magicien saxon encore empli des représentations du cycle des Nibelungen qu’il a joué à plusieurs reprises il n’y a pas si longtemps dirigé par Philippe Jordan, l’un de ses ex-directeurs musicaux (2009-2021) aujourd’hui sur le départ de la direction musicale de l’Opéra d’Etat de Vienne annoncée pour 2025 « pour des raisons personnelles ».

Daniele Gatti, Orchestre de l'Opéra national de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre de l’Opéra de Paris possède aussi son Richard Strauss à la perfection, s’y illustrant depuis le début du XXe siècle avec des partitions comme Salome, Elektra, Der Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos, Die Frau ohne Schatten, Arabella sous la direction des spécialistes les plus éminents du maître bavarois, Herbert von Karajan, George Sebastian, Karl Böhm, Georg Solti, Christoph von Dohnanyi… et jusqu’à Philippe Jordan, qui avait donné lors de son premier concert symphonique avec l’orchestre de l’Opéra de Paris Eine Alpensymphonie (Une Symphonie Alpestre).

Daniele Gatti, Frédéric Laroque (violon solo), Orchestre de l'Opéra national de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Six mois après la somptueuse interprétation à la Philharmonie de Paris des Berliner Philharmoniker et de son directeur musical Kirill Pentrenko le 2 septembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/les-berliner-philharmoniker-et-kirill.html), l’on eût pu légitimement craindre une comparaison difficile pour l’Orchestre de l’Opéra de Paris. Or, il n’en est absolument rien, tant l’on ne peut que féliciter les musiciens de la phalange française pour l’excellence de leur prestation. Pour Richard Strauss, Ein Heldeleben op. 40 (Une Vie de Héros) est dans la lignée de la Symphonie « Eroica » de Beethoven, écrite dans la même tonalité de mi bémol majeur. C’est à Berlin, où il venait d’être nommé directeur de l’Opéra « Unter den Linden » que le compositeur chef d’orchestre acheva son pénultième poème symphonique, second volet de son diptyque Held und Welt (Héros et Monde) commencé en 1896 avec Don Quichotte op. 35. Cette vaste fresque pour orchestre qui fait appel entre autres à huit cors et cinq trompettes, clôt sa première maturité. Une Vie de Héros, contrairement aux poèmes précédents, ne s'appuie pas sur un texte littéraire mais sur l'expérience accumulée par le compositeur en personne en quelques vingt ans. Strauss s’y raconte, comme l’a fait Berlioz dans son Episode de la vie d'un artiste op.14. Cette œuvre est la première d’une création dont le personnage central est lui-même et son entourage immédiat, sa femme Pauline étant l’élément-clef féminin du propos. Par son ample développement, par la magnificence des effectifs qu’elle requiert, la vivacité qui en émane, sa puissante virilité, sa gourmande sensualité, mais aussi par son titre présomptueux et les idées qu’elle défend, Une Vie de Héros est une page qui, selon le mot du romancier musicologue français Romain Rolland, trahit l’esprit allemand du temps. Dans cette immense symphonie mêlée de concerto pour violon, Strauss présente l’idée du Combat pour la Vie, la Liberté, la Création, la Quête de la Perfection artistique, retrouvant ainsi certains des thèmes développés dans son Mort et Transfiguration op. 24. Au-delà du « nombrilisme » qui lui est souvent reproché, Strauss, en composant cette œuvre, souhaitait décrire le conflit entre l’artiste et le monde immanquablement hostile. La musique, spirituelle par essence, permet d’illustrer librement l’univers du subjectif. D’autant qu’à trente-quatre ans, Strauss n’en est pas encore à l’heure des bilans. Ce n’est donc pas le sujet de fond d’Une vie de héros, bien qu’il y ait mis en scène dans la somptueuse et volubile partie de violon solo sa compagne de vie, la fantasque, ironique, tendre et sensuelle Pauline de Ahna, cantatrice fille de général, et qu'il y fasse allusion à ses créations par la voie d’un catalogue quasi exhaustif de ses partitions antérieures. Quoi qu’il en soit, le point de départ de l’œuvre est un sentiment d’ardeur et de joie héroïque. Cependant, le morceau qui marqua le plus les premiers auditeurs est le Combat du héros (Des Helden Walstatt), déchaînement orchestral que personne n’avait pu entendre jusqu’alors, violences telluriques évoquées avec les seuls moyens - certes colossaux - d’instruments classiques, mais déchaînées à l’envi. Ce passage agressif, fracassant, tournoyant, se fonde sur des fragments de pages précédentes de l’œuvre (le Héros, sa Compagne, ses Adversaires et le matériau thématique lié à l’amour). Celui du Héros se métamorphose en un hymne de victoire ; hymne à l'apogée duquel le compositeur cite son Don Juan, insistant sur le motif de l’amour, et un extrait de son Zarathoustra (L’esprit de l'homme).

Daniele Gatti, Frédéric Laroque (violon solo), Orchestre de l'Opéra national de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre de l’Opéra de Paris, que le compositeur a dirigé plusieurs fois dans sa vie et pour qui il composa son ballet Josephs Legende op. 63 en 1912-1914, a vaillamment brillé de tous ses feux. Avec des gestes précis et discrets, sans effet de manche et d’estrade, n’insistant jamais dans la conduite des lignes solistes, se limitant à donner les départs avant de retourner à la globalité des pupitres puis à l’orchestre entier, Daniele Gatti atteste d’une réelle proximité avec la musique de Richard Strauss, allégeant les textures pour épandre clarté et fluidité, quelle que soit la nuance, y compris dans les passages telluriques qui demeurent constamment clairs, ne saturant jamais l’espace et l’ouïe, pour brosser une lecture rayonnante et chaleureuse de cet immense poème, avec un admirable troisième mouvement, d’une tendresse, d’un onirisme, d’une beauté organique enchanteurs. Cet ample concerto d’amour pour violon a permis à Frédéric Laroque, violon solo de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, de briller hors de la fosse avec un son franc, ample, charnu, l’archet solide et fluide sertissant des sonorités de velours, mais parfois un peu trop sur la corde, au risque d’amoindrir la grâce solaire, volage, espiègle, le charme sensuel, l’énergie vitale, la détermination piquante de l’épouse du compositeur et qui revient pour conclure l’œuvre dans un somptueux duo avec le cor solo, l’inflexible Misha Cliquennois, les deux instruments privilégiés de Richard Strauss, ceux de ses parents, le cor pour Franz, le violon pour Joséphine. Daniele Gatti, qui semblait laisser toute latitude à l’orchestre dans l’expression, a donné intensité et force expressive à cette interprétation magistralement servie par l’éclat, l’homogénéité, la cohésion de l’ensemble des pupitres de cet orchestre chatoyant.

Bruno Serrou 

 


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