jeudi 25 avril 2024

(Bruckner-200) L’une des symphonies les plus colossales de l’histoire, la Huitième de Bruckner, a sonné comme un adieu du doyen des chefs d’orchestre de notre temps, Herbert Blomstedt, à l’Orchestre de Paris, qui l’a honoré d’éblouissante façon

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 24 avril 2024 

Herbert Blomstedt (né en 1927) pendant les répétitions avec l'Orchestre de Paris. Photo : Capture d'écran (c) Philharmonie de Paris

Intense et touchant, le concert de l’Orchestre de Paris mercredi soir à la Philharmonie de Paris dirigé par Herbert Blomstedt, assis, le geste court mais précis et impérieux, qui restera dans ma mémoire aussi vivant que l’ultime concert parisien, au Théâtre du Châtelet, d’Eugen Jochum en 1986 avec les Bamberger Symphoniker dans la même œuvre, l’immense et puissant chant quasi liturgique qu’est la Symphonie n° 8 d’Anton Bruckner (1824-1896), le chef suédois ayant obtenu de l’orchestre français une exécution d’une densité extraordinaire, et un agencement rare pour lui, avec premiers et seconds violons se faisant face encadrant violoncelles et altos, harpes côté cour, contrebasses à jardin, trompettes côté jardin, tuben et cors à cour, trombones et tuba au centre… 

Herbert Blomstedt, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Avec cette seule œuvre programmée, Herbert Blomstedt a démontré combien cette partition tient de l’Eternité divine, mue par une grandeur souveraine, portée par la certitude d’une vie meilleure, emplie de profondeur humaine, de drames apaisés, de noblesse majestueuse. Acquises de longue date, du moins depuis que Daniel Barenboïm en fut le directeur musical de 1975 à 1989, les affinités de l’Orchestre de Paris pour la musique d’Anton Bruckner ne se sont jamais démenties depuis. Composée dans l’allégresse du succès de la Septième Symphonie entre juillet 1884 et 1887, dédiée à l’empereur François-Joseph Ier, la Symphonie n° 8 en ut mineur A.108 est la dernière symphonie complète du maître de Saint-Florian, sa Neuvième ne comptant que trois mouvements complets et s’achevant sur un immense Adagio envoyant à Dieu… Quant à l’orchestre, il s’agit du plus important jamais convoqué par Bruckner, qui fait intervenir jusqu’à trois harpes dans les deux mouvements centraux. Encore a-t-il fallu que le compositeur s’y reprenne à plusieurs fois pour aboutir à sa création, le chef à qui en revenait la primauté, Hermann Levi (le créateur de Parsifal de Richard Wagner à Bayreuth en 1882) l’ayant refusée en l’état, tant et si bien que Bruckner, traumatisé au point de songer au suicide, la retravailla pour ne la livrer à son éditeur qu’en 1892, soit après cinq années de retouches. Après une première révision de l’Adagio en 1888, il remanie profondément la symphonie en 1890, effectuant coupures et contractions harmoniques jugées trop hardies, rendant le trio plus mélodieux, orchestrant de façon plus irradiante en étoffant entre autre l’écriture des bois. 

Herbert Blomstedt, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est ainsi que l’œuvre connut à sa création à Vienne le 18 décembre 1892 un vif succès sous la direction de Hans Richter, autre éminent wagnérien, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Vienne. Saluée par la critique témoin de ce jour de gloire brucknérienne comme le « sommet de la symphonie romantique » et de « Symphonie des symphonies ».  Et de fait, il s’agit alors de la plus longue et la plus fastueuse symphonie de forme traditionnelle en quatre mouvements, qui sera dépassée quelques années plus tard par la Symphonie n° 3 de Gustav Mahler (1895-1896), qui, il est vrai, compte deux mouvements de plus. Considérant les nombreuses retouches, les hésitations de son auteur qui, par manque d’assurance, corrigeait son travail en fonction des appréciations du tout-venant auquel il accordait plus aisément sa confiance plutôt qu’à lui-même, l’interprète se trouve désormais devant un vaste choix de versions parmi lesquelles le profane et même le plus docte spécialiste du compositeur se perd plus ou moins. Herbert Blomstedt et l’Orchestre de Paris ont opté pour l’édition de 1939 réalisée à l’initiative de la Société Internationale Bruckner sous la conduite du musicologue Robert Haas (1886-1960), directeur du département musique de la Bibliothèque nationale d’Autriche également éditeur d’Hugo Wolf, Claudio Monteverdi et Christoph Willibald Gluck, version hybride associant la mouture définitive de 1890 à laquelle Haas a retranché les mesures biffées sur le manuscrit par le compositeur toujours hésitant, et auquel il a ajouté des passages de la version première de 1887, le tout essentiellement dans les deux derniers mouvements (1).

Herbert Blomstedt, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Malgré son pas mal assuré, au point de devoir s’appuyer sur le bras du premier violon invité, le Russo-Etatsunien Igor Yuzefovich, remarquablement soutenu par un Orchestre de Paris à la fois attentionné et captivant, la conception d’Herbert Blomstedt s’est avérée puissante, sensible, d’une profondeur intense émergeant du plus secret de son être. Dès les premières mesures du mouvement initial exposées aux bois, cuivres et cordes, cette conception de la Huitième de Bruckner s’est avérée d’une beauté confondante, le ton noble et altier, mettant en évidence l’immense structure en arche qui conduit à une coda d’une ampleur saisissante où sonnent pour la première fois dans la symphonie, à la toute fin du morceau, quatre tubas wagnériens (Tuben) aux sonorités plus pleines et charnues que les quatre cors dont ils sont le prolongement et les intermédiaires, plus encore que les posthorns (trombones). Nimbé de mystère magnifié par de magiques sonorités, l’Allegro moderato initial est relativement court, en regard des mouvements qui le suivent, ses tensions sont quasi insoutenables et aboutissent dans un univers infernal empli de désespoir. 

Herbert Blomstedt au bras d'Igor Yuzefovich, violon solo invité; Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Abordé sans précipitation, conformément à l’indication du compositeur, mais vif et enjoué avec son motif de cinq notes scandé par les timbales omniprésentes tiré d’une chanson populaire de Haute-Autriche ainsi qu’en partie du Prélude pour orgue en ut majeur de Georg Böhm, le Scherzo (Allegro moderato) est propulsé par un allant mêlé de délicates inflexions, tandis que dans le Trio les trois harpes exposent des arpèges moirés. Le sublime Adagio, marqué « solennellement lent, mais pas lent », ce qui présente un véritable défi pour le chef, est porté par le thème que Bruckner disait avoir trouvé « dans les yeux d’une jeune fille ». Blomstedt, assuré du flamboiement et du brio de l’Orchestre de Paris, a abordé ce sublime moment dans un climat de mystère évanescent, tout en lévitation mystique, en apesanteur paradisiaque à la façon d’un rituel, avec des cordes d’une exquise douceur exposant le matériau thématique avec une élégance inouïe, soutenue par les somptueux échos des cors et des tuben, avant de conclure dans l’apaisement des violons d’une ardente sérénité. Le finale, « mouvementé, mais pas rapide », de Blomstedt et de l’éblouissant Orchestre de Paris a saisi par sa grandeur et sa puissance, construit telle une fastueuse cathédrale sonore à l’architecture immense et majestueuse, marquant l’auditeur jusqu’au plus profond de l’âme et du corps tel un hymne solennel à l’univers entier et à la Création. Tel est aussi le message subliminal qu’aura légué dans ce concert le chef suédois nonagénaire, qui a semblé vouloir retenir le temps en suspension, le public, conscient de l’importance de ce moment de toute façon unique, est resté concentré et attentif à la moindre inflexion de l’exécution, laissant le point final se poursuivre dans un long silence maintenu par la seule volonté d’Herbert Blomstedt, longuement resté assis, dos au public, pour saluer seul, face à eux, les musiciens de l’Orchestre de Paris pour leur extraordinaire performance, en totale communion avec les intentions du vieux maître, avant que ce dernier se retourne vers le public, toujours assis sur sa banquette, les bras appuyés sur la balustrade de son podium, puis de se lever avec l’aide du premier violon, le public lui réservant une longue ovation debout.

Bruno Serrou

1) Il existe depuis le travail de Haas trois versions de plus, dont deux réalisées en 1955 et 1972 par le musicologue viennois Leopold Nowak (1904-1991), la première de la version de 1890, la seconde de celle de 1887, qui sera rectifiée à son tour en 2017 par le musicologue canadien Paul Hawkshaw (né en 1950)

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