Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 24 avril 2024
Intense et touchant, le concert de
l’Orchestre de Paris mercredi soir à la Philharmonie de Paris dirigé par
Herbert Blomstedt, assis, le geste court mais précis et impérieux, qui restera
dans ma mémoire aussi vivant que l’ultime concert parisien, au Théâtre du
Châtelet, d’Eugen Jochum en 1986 avec les Bamberger Symphoniker dans la même
œuvre, l’immense et puissant chant quasi liturgique qu’est la Symphonie n° 8 d’Anton Bruckner
(1824-1896), le chef suédois ayant obtenu de l’orchestre français une exécution
d’une densité extraordinaire, et un agencement rare pour lui, avec premiers et
seconds violons se faisant face encadrant violoncelles et altos, harpes côté
cour, contrebasses à jardin, trompettes côté jardin, tuben et cors à cour, trombones et tuba au centre…
Avec cette seule œuvre programmée, Herbert Blomstedt a démontré combien cette partition tient de l’Eternité divine, mue par une grandeur souveraine, portée par la certitude d’une vie meilleure, emplie de profondeur humaine, de drames apaisés, de noblesse majestueuse. Acquises de longue date, du moins depuis que Daniel Barenboïm en fut le directeur musical de 1975 à 1989, les affinités de l’Orchestre de Paris pour la musique d’Anton Bruckner ne se sont jamais démenties depuis. Composée dans l’allégresse du succès de la Septième Symphonie entre juillet 1884 et 1887, dédiée à l’empereur François-Joseph Ier, la Symphonie n° 8 en ut mineur A.108 est la dernière symphonie complète du maître de Saint-Florian, sa Neuvième ne comptant que trois mouvements complets et s’achevant sur un immense Adagio envoyant à Dieu… Quant à l’orchestre, il s’agit du plus important jamais convoqué par Bruckner, qui fait intervenir jusqu’à trois harpes dans les deux mouvements centraux. Encore a-t-il fallu que le compositeur s’y reprenne à plusieurs fois pour aboutir à sa création, le chef à qui en revenait la primauté, Hermann Levi (le créateur de Parsifal de Richard Wagner à Bayreuth en 1882) l’ayant refusée en l’état, tant et si bien que Bruckner, traumatisé au point de songer au suicide, la retravailla pour ne la livrer à son éditeur qu’en 1892, soit après cinq années de retouches. Après une première révision de l’Adagio en 1888, il remanie profondément la symphonie en 1890, effectuant coupures et contractions harmoniques jugées trop hardies, rendant le trio plus mélodieux, orchestrant de façon plus irradiante en étoffant entre autre l’écriture des bois.
C’est ainsi que l’œuvre
connut à sa création à Vienne le 18 décembre 1892 un vif succès sous la
direction de Hans Richter, autre éminent wagnérien, à la tête de l’Orchestre
Philharmonique de Vienne. Saluée par la critique témoin de ce jour de gloire
brucknérienne comme le « sommet de la symphonie romantique » et de
« Symphonie des symphonies ».
Et de fait, il s’agit alors de la plus longue et la plus fastueuse
symphonie de forme traditionnelle en quatre mouvements, qui sera dépassée
quelques années plus tard par la Symphonie
n° 3 de Gustav Mahler (1895-1896), qui, il est vrai, compte deux mouvements
de plus. Considérant les nombreuses retouches, les hésitations de son auteur
qui, par manque d’assurance, corrigeait son travail en fonction des
appréciations du tout-venant auquel il accordait plus aisément sa confiance plutôt
qu’à lui-même, l’interprète se trouve désormais devant un vaste choix de
versions parmi lesquelles le profane et même le plus docte spécialiste du
compositeur se perd plus ou moins. Herbert Blomstedt et l’Orchestre de Paris
ont opté pour l’édition de 1939 réalisée à l’initiative de la Société
Internationale Bruckner sous la conduite du musicologue Robert Haas (1886-1960),
directeur du département musique de la Bibliothèque nationale d’Autriche
également éditeur d’Hugo Wolf, Claudio Monteverdi et Christoph Willibald Gluck,
version hybride associant la mouture définitive de 1890 à laquelle Haas a
retranché les mesures biffées sur le manuscrit par le compositeur toujours hésitant,
et auquel il a ajouté des passages de la version première de 1887, le tout
essentiellement dans les deux derniers mouvements (1).
Malgré son pas mal assuré, au point de devoir s’appuyer sur le bras du premier violon invité, le Russo-Etatsunien Igor Yuzefovich, remarquablement soutenu par un Orchestre de Paris à la fois attentionné et captivant, la conception d’Herbert Blomstedt s’est avérée puissante, sensible, d’une profondeur intense émergeant du plus secret de son être. Dès les premières mesures du mouvement initial exposées aux bois, cuivres et cordes, cette conception de la Huitième de Bruckner s’est avérée d’une beauté confondante, le ton noble et altier, mettant en évidence l’immense structure en arche qui conduit à une coda d’une ampleur saisissante où sonnent pour la première fois dans la symphonie, à la toute fin du morceau, quatre tubas wagnériens (Tuben) aux sonorités plus pleines et charnues que les quatre cors dont ils sont le prolongement et les intermédiaires, plus encore que les posthorns (trombones). Nimbé de mystère magnifié par de magiques sonorités, l’Allegro moderato initial est relativement court, en regard des mouvements qui le suivent, ses tensions sont quasi insoutenables et aboutissent dans un univers infernal empli de désespoir.
Abordé sans précipitation,
conformément à l’indication du compositeur, mais vif et enjoué avec son motif de
cinq notes scandé par les timbales omniprésentes tiré d’une chanson populaire
de Haute-Autriche ainsi qu’en partie du Prélude
pour orgue en ut majeur de Georg Böhm, le Scherzo (Allegro moderato) est propulsé par un allant mêlé de délicates
inflexions, tandis que dans le Trio les
trois harpes exposent des arpèges moirés. Le sublime Adagio, marqué « solennellement lent, mais pas lent », ce
qui présente un véritable défi pour le chef, est porté par le thème que
Bruckner disait avoir trouvé « dans les yeux d’une jeune fille ».
Blomstedt, assuré du flamboiement et du brio de l’Orchestre de Paris, a abordé ce
sublime moment dans un climat de mystère évanescent, tout en lévitation
mystique, en apesanteur paradisiaque à
Bruno Serrou
1) Il existe depuis le travail de
Haas trois versions de plus, dont deux réalisées en 1955 et 1972 par le
musicologue viennois Leopold Nowak (1904-1991), la première de la version de
1890, la seconde de celle de 1887, qui sera rectifiée à son tour en 2017 par le
musicologue canadien Paul Hawkshaw (né en 1950)
Magnifique musicien et très bel article. Merci.
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