Paris. Philharmonie - Cité de la Musique. Salle des Concerts. Biennale Pierre Boulez. Dimanche 16 avril 2023
Remarquable concert ce dimanche après-midi de l’Ensemble Intercontemporain
dirigé avec maestria par son actuel patron Matthias Pintscher Philharmonie de
Paris - Cité de la Musique dans le cadre de la Biennale Pierre Boulez
En ce froid après-midi dominical d’avril,
Pierre Boulez a été mis en regard de deux de ses compositeurs favoris. En ouverture
de concert, Arnold Schönberg, qui était déclaré « mort » dans le titre
et dans la conclusion d’un article publié dans The Score en février 1952 du jeune Boulez demeuré célèbre (voir Pierre
Boulez, Relevés d’apprenti, Editions
Le Seuil, 1966), et la rare Begleitmusik
zu einer Lichtspielszene für Orchester op. 34 (Musique pour une scène
de film pour orchestre). C’est à la suite d’une commande spécifique d’un
éditeur de musique qui proposait à plusieurs compositeurs une partition pour le
cinéma encore muet, que naquit en 1929-1930 cette courte pièce d’à peine neuf
minutes dans laquelle Schönberg a imaginé un scénario en trois parties, Drohende Gefahr (Danger menaçant, lent), Angst
(Angoisse, très vif), Katastrophe (Catastrophe,
adagio). Sa création eut lieu le 8 avril 1930 à la Radio de Francfort sous la
direction de Hans Rosbaud. Elle fera l’objet par la suite d’une version pour
orchestre de chambre réalisée par Johannes Schöllhorn. L’Ensemble Intercontemporain
et Matthias Pintscher en ont donné une lecture puissante, limpide et judicieusement
dramatique, avec l’appui de quelques musiciens supplémentaires, proposant un véritable
ravissement de couleurs et de timbres.
Cet essai de musique de film sans descendance de Schönberg était suivi d’une œuvre tout aussi rare au concert, les Fünf Orchesterlieder nach Ansichtskartentexten von Peter Altenberg Op. 4 (Cinq Lieder pour orchestre d’après des textes de cartes postales de Peter Altenberg) d’Alban Berg. Plus connus sous le titre synthétique d’Altenberg-Lieder pour mezzo-soprano et orchestre, composés en 1911-1912, ils illustrent des textes de cartes postales du poète des cafés viennois Peter Altenberg (1859-1919) qui décrivent la nature conflictuelle mais sublime de l’âme humaine, et les sensations tangibles de l’amour et de la nostalgie. Pour illustrer ces propos, Berg fait appel à un très grand orchestre mais peu sollicité dans la totalité de son effectif, indubitablement marqué par les effectifs des Gurrelieder (1901-1911) de Schönberg, dont il était alors l’élève, et par le Chant de la Terre (1908-1909) de Gustav Mahler. Chaque lied est structuré de façon symétrique, commençant et finissant d’une manière comparable, et s’appuie sur les formes canon, passacaille et variations. Berg utilise aussi un langage tonal élargi qui inclut l'utilisation d'échelles par tons entiers et le total chromatisme. Pierre Boulez avait fait allusion à ces miniatures géantes notamment dans un entretien qu’il m’avait accordé pour le quotidien La Croix au sujet de ses propres Notations pour orchestre (1) : « Lorsque j’ai commencé à [les] instrumenter, j’ai réalisé que je ne pouvais pas utiliser un grand orchestre pour des pièces ne durant qu’une trentaine de secondes, en dépit d’Alban Berg et de ses Altenberg-Lieder op. 4, dont chacun des volets ne dépasse pas deux pages. Mes Notations ne sont pas exagérément longues non plus, mais elles dépassent largement les trente secondes, voire les trois minutes. C’est ainsi que j’ai commencé à élaborer la version pour orchestre de mes Notations, et que je me suis finalement rendu compte qu’il me fallait les élargir. » Cette fois, afin de se rapprocher du mieux possible de l’effectif de l’Intercontemporain, Matthias Pintscher a porté son dévolu sur la réduction pour soprano et orchestre de chambre réalisée par son confrère argentin Emilio Pomarico. Une réduction qui n’est pas trop frustrante, malgré tout, le travail de l’arrangeur s’avérant fidèle, du moins avec l’Intercontemporain et Pintscher qui a donné sinon à entendre du moins de compenser l’extraordinaire mélodie de timbres de la version originale, que Berg, en dépit de l’énorme chahut provoqué par les disproportions entre développement de l’œuvre et énormité des effectifs, n’a jamais envisagé de rendre son cycle plus facilement programmable. Le chant sensible et touchant magnifié par une voix délicate mais solide et claire de la mezzo-soprano sud-coréenne Yeree Suh a restitué tous les tourments de l’âme humaine, la sensualité, le désir de ces pièces admirables.
Ce cycle de moins d’un quart d’heure a été suivi d’un changement de plateau plus longue que la durée d’exécution de l’Opus 4 de Berg, pour disposer l’effectif instrumental nécessaire à l’exécution des deux premières Improvisations sur Mallarmé (Improvisation I sur Mallarmé « Le vierge, le vivace, et le bel aujourd’hui ; Improvisation Ii sur Mallarmé « Une dentelle s’abolit ») extraites de l’un des chefs-d’œuvre de Pierre Boulez titré Pli selon Pli entrepris en 1957, que le compositeur a sous-titré « Portrait de Mallarmé » lorsqu’il l’a achevé en 1962 puis révisé en 1984 et 1989, si bien qu’il aura fallu trente-deux ans de genèse. Les deux Improvisations proposées durant ce concert sont les premiers volets écrits par Boulez pour son cycle de cinq pièces Pli selon Pli dont le titre provient du sonnet Remémoration d’amis belges qui évoque la cathédrale de Bruges dont la brume découvre « pli selon pli la pierre veuve ». Elles sont pour soprano et ensemble d’instruments à percussion et éditées séparément, ce qui autorise une exécution hors cycle. Ce n’est bien évidemment pas l’orchestration originale qui fait appel à une soprano et à trente-huit musiciens pour Mallarmé I qui a été utilisée dont huit percussionnistes, mais celle pour soprano, six percussionnistes, piano, célesta et harpe, mettant ainsi en évidence le brillant, la luminosité, la sensualité cristalline de l’écriture de Pierre Boulez, qui fait de lui le seul véritable héritier de Claude Debussy, ce que conforte Mallarmé II conçu pour soprano et neuf instrumentistes, dont quatre percussionnistes. Dialoguant, soutenant et ponctuant brillamment la soliste de couleurs littéralement magiques, l’Ensemble Intercontemporain a magnifié la beauté du timbre de la voix de Yeree Suh, dont l’articulation limpide a permis de distinguer clairement le moindre mot des poèmes de Mallarmé, ce qui est rarement le cas à la requête même du compositeur il est vrai qui s’interrogeait sur la nécessité de compréhension des vers mis en musique, écrivant « Il me semble trop restrictif de vouloir s’en tenir à un sorte de lecture en / avec musique », ajoutant qu’« elle ne remplacera jamais la lecture sans musique, celle-ci restant le meilleur moyen d’information sur le contenu d’un poème ».
Un concert somptueux qui ne fait que donner l’envie d’assister au plus vite aux deux derniers rendez-vous fixés par la Philharmonie pour sa Biennale Pierre Boulez mardi 2 et mercredi 3 mai 2023…
Bruno Serrou
1) Entretiens de Pierre Boulez 1983-2013 recueillis par Bruno Serrou (Editions Aedam Musicae, 272 pages, 2017)
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