vendredi 1 juin 2018

« Douter de Dieu, croire en Bach »


Jean-Sébastien Bach (1685-1750), Mémorial Bach à Leipzig. Photo : DR

A l'aurée du troisième millénaire qui commeçait en 2001, l'année 2000 célébrait le deux cent cinquantième anniversaire de la mort de Jean-Sébastien Bach. Pour l'occasion, j'ai écrit un texte qui m'avait été commandé par un mensuel qui a disparu depuis. Je prends l'initiative de le reprendre ici dix-huit ans après sa parution, car il s'y trouve quelques réflexions exprimées par d'éminents musiciens.

Jean-Sébastien Bach en famille

Pour l’homme de culture, Jean-Sébastien Bach est l’une des figures centrales de l’art occidental. Le compositeur saxon ne fut pourtant pas un novateur - mais l’art en général et la musique en particulier doivent-ils impérativement innover ? -, mais homme de synthèse. En son temps, il passait même pour un musicien archaïque, en décalage avec son époque. Aujourd’hui pourtant, le temps ayant fait son travail, le vieux Cantor de Leipzig est devenu le plus universel des compositeurs, tout musicien, tout mélomane, curieux, converti ou émérite, se revendiquant de lui et/ou reconnaissant en lui le père de la musique occidentale, lui qui se réclamait du Créateur, que sa musique entière chante comme aucune autre.

Thomaskirsche (église Saint-Thomas) de Leipzig. Photo : DR

En cette année 2000, qui marque le deux cent cinquantième anniversaire de sa mort, les louanges des hommes glorifient Bach, car s’il est loisible de douter de Dieu, l’on ne peut qu’avoir foi en Bach : « Douter de Dieu, croire en Bach », s’exclamait en 1985 le compositeur argentin Mauricio Kagel. « Jean-Sébastien Bach, s’enthousiasme à deux siècles et demi de distance son confrère Pierre Boulez, est l’épitomé de la musique baroque. Chez Bach, se trouvent des choses extrêmement rigides qui se fondent sur des éléments très stricts. L’on y discerne des canons forts rigoureux, même la fugue est une forme stricte, mais il y a aussi dans sa création beaucoup de liberté. Et ce qui m’a frappé en étudiant sa musique dans les années 1945-1950, c’est l’alternance de contrainte et de liberté, non seulement dans la diversité de ses pièces, certaines étant contraintes d’autres libres, mais aussi au sein de chacune d’elles. Bach n’a pas écrit L’Art de la fugue toute sa vie. Il a aussi composé par exemple la grande Passacaille en ut mineur ou la Triple fugue d’après les Chorals de Leipzig où il mêle contrainte et liberté. »

La tribune et l'orgue de Saint-Thomas de Leipzig. Photo : DR

Qu’écrire aujourd’hui sur Jean-Sébastien Bach qui ne l’ait déjà été ?... Bien que devenu l’apanage des musiciens baroques, le Cantor de Leipzig ne cesse depuis plus de deux siècles et demi de faire l’unanimité des musiciens, toutes écoles et tous styles confondus. N’ayant jamais quitté la table de travail de Wolfgang Amadeus Mozart et Ludwig van Beethoven, ravivé par Félix Mendelssohn-Bartholdy, loué par Johannes Brahms, musicien de chevet de Richard Wagner et de Giuseppe Verdi vieillissants, réédité par Ferruccio Busoni, constamment cité dans la création de la « Trinité Viennoise » constituée par Arnold Schönberg et ses deux élèves les plus célèbres, Alban Berg et Anton Webern, il est considéré comme le père de la musique moderne par les générations de la première moitié du XXe siècle, avant d’être supplanté par Beethoven au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour revenir plus irrésistible que jamais ces trois dernières décennies. « J’ai remarqué, écrivait Arnold Schönberg en mai 1948, que chez tous les compositeurs après Bach, il apparaît occasionnellement une nostalgie du style contrapuntique, qui les pousse à écrire des fugues et autres choses de ce genre. Chez moi aussi il renaît souvent le désir ardent de la tonalité, et je dois alors céder à cette pulsion. »

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)

Mort le 28 juillet 1750 à Leipzig, Jean-Sébastien Bach est depuis longtemps devenu la référence universelle de la musique occidentale dont il est à la fois l’alpha et l’oméga, chacun pouvant trouver dans son œuvre une source inépuisable d’inspiration. Car si Mozart bouleverse, si Beethoven fortifie, Bach instruit, ce qui le rend aussi populaire que ses deux cadets. D’où l’écho de cette année 2000 que musiciens et mélomanes du monde lui ont symboliquement dédiée. Bien qu’il ne bougeât guère de sa Saxe natale, son nom était connu de son vivant à travers l’Europe entière, comme le rappelait son fils Carl Philipp Emanuel : «  La grandeur de mon père dans la composition, l’orgue et le jeu du clavier était trop célèbre pour qu’un musicien de renom laissât échapper l’occasion de faire la connaissance de ce grand homme, lorsque c’était possible. »

Edition  originale de 1802 de la première biographie de Jean-Sébastien Bach par Johann Nikolaus Forkel (1749-1818). Photo : (c) Yale University Library

Au XVIIIe siècle, alors que le concept des droits d’auteur était encore dans les limbes, la coutume voulait que les musiciens copient les œuvres qui leur importaient. C’est ainsi que quantité de pièces ont pu être opportunément sauvegardées, y compris celles de Bach lui-même, qui sut aussi, par ce procédé, faire acte patrimonial en recopiant des pièces entières de ses semblables. Mais cet heureux concours de circonstances était surtout pour les compositeurs une façon d’apprendre leur métier et de se perfectionner, mais aussi de répandre la création de leurs confrères auprès de leurs contemporains. Ainsi, comme nombre de compositeurs, Jean-Sébastien Bach pratiqua copie et transcription, notamment d’œuvres d’Italiens, l’Italie mère patrie du concerto et du violon, certaines de ses propres œuvres apparaissant comme des parodies de partitions d’autres compositeurs, de nombreux concertos de Bach ayant en outre subsisté sous une forme ne correspondant pas à l’instrument d’origine. Quant au compositeur, s’il fut très rapidement oublié par le public, la musique étant à l’époque un produit immédiatement consommable, il ne fut pas oublié pour autant par les musiciens eux-mêmes, qui ont toujours su reconnaître combien ils lui étaient redevables. Que ce soit Mozart ou Beethoven, qui avaient sur leur table de chevet fugues et cantates, cela bien avant que leur cadet Félix Mendelssohn ne « ressuscite » la Passion selon saint Matthieu. « La méthode particulière de Bach de traiter l’harmonie et la modulation, écrivait en 1802 Johann Nikolaus Forkel, premier biographe du Cantor de Leipzig*, dut influer d’une façon puissante sur sa mélodie. Quand il unit en même temps plusieurs chants qui doivent tous être coulants et expressifs, aucun d’eux ne domine au point d’absorber entièrement l’attention de l’auditeur. L’intérêt qu’ils excitent se partage entre eux de façon que tantôt l’un, tantôt l’autre brille alternativement, bien que leur éclat semble alors diminué par les autres chants qui, se déroulant en même temps qu’eux, absorbent dans une certaine limite l’esprit de l’auditeur. […] Les particularités de l’harmonie et de la mélodie de Bach étaient rehaussées par l’inépuisable variété de ses rythmes. Il essaya et fit usage de toute espèce de tons et de mesures pour diversifier autant que possible la couleur de ses morceaux. Il acquit une telle facilité qu’il en arriva à donner même à ses fugues, malgré l’entrelacement de leurs parties séparées, un rythme aussi aisé que frappant, aussi caractéristique que continu, et cela depuis le commencement jusqu’à la fin, comme si ces fugues n’avaient été que de simples menuets. »

Chronik der Anna Magdalena Bach, film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1967). Photo : DR

Jean-Sébastien Bach aura été célébré en cette année 2000 dans le monde entier, passions, oratorios, messes, cantates, concertos, sonates, suites, pièces pour orgue ou pour clavecin ayant été joués par les plus grands artistes, mais aussi par les musiciens amateurs qui font partout de sa création leur cheval de bataille. En France, à Nantes, comme au Portugal, à Lisbonne, c’est « La Folle Journée » qui aura marqué dès fin janvier un premier point d’orgue des festivités de l’Année Bach, attirant plus de cent mille personnes pour quarante-huit heures d’orgies « Bachiques » non-stop.

Gustav Leonhardt (clavecin) et Nikolaus Harnoncourt (viole de gambe) dans le film Chronik der Anna Magdalena Bach de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1967). Photo : DR

Musicologues, critiques, philosophes, théologiens venus du monde entier se sont retrouvés pour évoquer ensemble le « musicien de l’ineffable », à Leipzig comme à Berlin et à Stuttgart, les trois grands centres d’activité et de recherche sur Bach. Depuis l’époque même du Cantor, sur l’œuvre de qui l’on ne sait que fort peu si ce n’est l’instrumentarium et les effectifs des chapelles où il exerça - mais pour nombre de partitions l’on ne connaît pas même l(es) instrument(s) destinataire(s) ni même les formations vocales pour lesquelles elles étaient écrites - jusqu’au « retour » au jeu baroque qui aura marqué cette fin de siècle, l’approche de l’œuvre de Bach est en constante évolution. Du strict point de vue vocal, faut-il par exemple faire appel aux seules voix d’hommes ou aux voix mixtes, aux maîtrises d’enfants ou aux seuls chœurs de garçons ?... Philippe Herreweghe, avec Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt, est de ceux qui ont bouleversé notre perception de l’œuvre chorale de Bach en lançant en 1969 son Collegium Vocale de Gand, qui enthousiasma tant les confrères du chef de chœur belge, que, comme Ton Koopman ou Sigiswald Kuijken, ils auront tous été de ces réformateurs de l’interprétation de Bach, rejetant dans le purgatoire de l’oubli toutes les approches classiques et romantiques de sa musique, non seulement pour la part vocale de sa création, mais aussi instrumentale. Aujourd’hui, il se trouve des chefs qui vont jusqu’à confier à quatre voix solistes et à un instrument par pupitre l’exécution des Passions

Jean-Sébastien Bach jouant l'orgue de Saint-Thomas de Leipzig

Depuis un demi-siècle en effet se pose la question de savoir sur quel instrument jouer Bach pour ne pas le trahir. « Les instruments de Jacobus Stainer ou de son école, constatait Nikolaus Harnoncourt en 1984, correspondent tout particulièrement à l’idéal sonore des compositeurs allemands de l’époque baroque (la chapelle de Köthen, pour laquelle Bach écrivit ses concertos pour violon, possédait de très coûteux instruments du Tyrol, peut-être même de Stainer).[…] Il n’existe pas de tradition continue pour le jeu, si bien que nous ne savons absolument pas comment on jouait en fait de ces instruments autrefois. » Ce qu’affirme ici l’apôtre du retour à l’authenticité baroque en général et à celle de Bach en particulier pose aujourd’hui encore question, alors même que l’on pensait qu’elle était depuis longtemps résolue. « Je crois que pour interpréter la musique baroque, disait Pierre Boulez la même année, il y a assurément des choses indispensables, par exemple le poids des instruments, si l’on joue par exemple un continuo de musique baroque sur un piano, c’est beaucoup trop lourd par rapport à un clavecin, aussi est-il parfois indispensable de recourir aux moyens de l’époque. Mais si l’on veut à tout prix reconstituer ces derniers, je pense que l’on se fourvoie autant que si l’on ne respecte aucune de ces conditions. »

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) dans la campagne romaine en 1787 par Johann Tischbein

Instrumentarium, effectifs vocaux, styles d’exécution, éditions, tous ces points sur lesquels se disputent les exégètes contemporains, Bach et sa musique n’en ont cure. Seul demeure aujourd’hui le musicien absolu, qui reste toujours égal à lui-même, ce musicien lumineux, transcendant dont la création interroge tout en offrant la sérénité, interpelle et pondère à la fois, incite à la réflexion et affermit l’esprit. Au point que Johann Wolfgang von Goethe lui-même se laissera porter à la déification du Cantor de Leipzig, écrivant que ce dernier est « semblable à l’harmonie éternelle conversant avec elle-même, comme cela se serait produit au sein de Dieu avant la Création ». Sans aller jusque-là, il est pleinement justifié de se demander ce que serait aujourd’hui la musique si Bach n’eût existé ?…

Bruno Serrou

* Bach en son temps, Edition Hachette Pluriel (1982)


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Première page autographe de la Missa a 5. voci (1733). Photo : (c) Staatsbibliothek zu Berlin


Comment nous sont parvenues les œuvres de Bach

Conservées jusqu’à l’effondrement du Rideau de fer dans les deux bibliothèques berlinoises, la Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz de Berlin-Dahlem et à la Deutsche Staatsbibliothek de Berlin-Est, aujourd'hui heureusement réunies, les Archives Bach, qui contiennent tous les manuscrits préservés par les fils du Cantor ou ayant échappé à la dispersion réalisée par ces mêmes fils. Parmi ces documents, la quasi-totalité de l’œuvre laissée par Bach. Un nombre étonnamment ridicule d’œuvres imprimées de son vivant, une cantate, des Partitas et autres pièces du Livre pour clavier, des lieder, quelques chorals pour orgue, l’Offrande musicale et l’Art de la Fugue, le tout réuni en dix volumes. Parmi les quelque onze cents œuvres manuscrites, plusieurs nous sont parvenues dans diverses versions, l’œuvre d’art n’étant jamais pour Bach définitivement cristallisée. En effet, il lui apparaissait toujours possible de l’utiliser à d’autres fins que celles initialement prévues, de faire d’un concerto pour violon un concerto pour clavecin, de changer le texte d’une cantate, d’un mouvement de cantate un choral pour orgue, et de parodier ses musiques de circonstance profanes pour ajouter au répertoire d’église, et d’ajouter des pages qu’il jugeait particulièrement réussies à un contexte plus important.

Le référencement du catalogue réuni sous la cote BWV (Bach-Werke-Verseichnis) établi en 1950 par la Bach Gesellschaft fondée un siècle plus tôt à Leipzig, n’obéit à aucun ordre chronologique mais à une organisation thématique due au musicologue Wolfgang Schmieder, Bach liant avant tout sa création aux obligations de sa charge et aux commandes qu’il recevait. Il écrit ses œuvres pour orgue alors qu’il est organiste, ses pièces purement instrumentales lorsqu’il est maître de chapelle à la cour de Köthen, cantates et passions alors qu’il est Cantor à Saint-Thomas de Leipzig. Pourtant, peu à peu, se sont multipliées les œuvres nées de la seule initiative de Bach, plus particulièrement des partitions « pédagogiques », à partir du Clavier bien tempéré. « Le grand J. Seb. Bach, se souvenait l’un de ses élèves, avait autrefois l’habitude de dire : “Il doit être possible de tout faire”, et il ne voulait jamais entendre parler d’une impossibilité quelconque. C’est ainsi qu’il m’a de tout temps incité à jouer selon mes modestes forces, au prix de beaucoup de peine et de patience, des œuvres par ailleurs très difficiles. »

B. S.

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