Jean-Sébastien Bach (1685-1750), Mémorial Bach à Leipzig. Photo : DR
A l'aurée du troisième millénaire qui commeçait en 2001, l'année 2000 célébrait le deux cent cinquantième anniversaire de la mort de Jean-Sébastien Bach. Pour l'occasion, j'ai écrit un texte qui m'avait été commandé par un mensuel qui a disparu depuis. Je prends l'initiative de le reprendre ici dix-huit ans après sa parution, car il s'y trouve quelques réflexions exprimées par d'éminents musiciens.
Jean-Sébastien Bach en famille
Pour l’homme
de culture, Jean-Sébastien Bach est l’une des figures centrales de l’art
occidental. Le compositeur saxon ne fut pourtant pas un novateur - mais l’art
en général et la musique en particulier doivent-ils impérativement
innover ? -, mais homme de synthèse. En son temps, il passait même pour un
musicien archaïque, en décalage avec son époque. Aujourd’hui pourtant, le temps
ayant fait son travail, le vieux Cantor de Leipzig est devenu le plus universel
des compositeurs, tout musicien, tout mélomane, curieux, converti ou émérite,
se revendiquant de lui et/ou reconnaissant en lui le père de la musique
occidentale, lui qui se réclamait du Créateur, que sa musique entière chante
comme aucune autre.
Thomaskirsche (église Saint-Thomas) de Leipzig. Photo : DR
En cette année 2000, qui marque le deux cent cinquantième
anniversaire de sa mort, les louanges des hommes glorifient Bach, car s’il est
loisible de douter de Dieu, l’on ne peut qu’avoir foi en Bach : « Douter
de Dieu, croire en Bach », s’exclamait en 1985 le compositeur argentin
Mauricio Kagel. « Jean-Sébastien Bach, s’enthousiasme à deux siècles et
demi de distance son confrère Pierre Boulez, est l’épitomé de la musique
baroque. Chez Bach, se trouvent des choses extrêmement rigides qui se fondent
sur des éléments très stricts. L’on y discerne des canons forts rigoureux, même
la fugue est une forme stricte, mais il y a aussi dans sa création beaucoup de
liberté. Et ce qui m’a frappé en étudiant sa musique dans les années 1945-1950,
c’est l’alternance de contrainte et de liberté, non seulement dans la diversité
de ses pièces, certaines étant contraintes d’autres libres, mais aussi au sein
de chacune d’elles. Bach n’a pas écrit L’Art de la fugue toute sa vie.
Il a aussi composé par exemple la grande Passacaille en ut mineur ou la Triple
fugue d’après les Chorals de Leipzig où il mêle contrainte et liberté. »
La tribune et l'orgue de Saint-Thomas de Leipzig. Photo : DR
Qu’écrire aujourd’hui sur
Jean-Sébastien Bach qui ne l’ait déjà été ?... Bien que devenu l’apanage des
musiciens baroques, le Cantor de Leipzig ne cesse depuis plus de deux siècles
et demi de faire l’unanimité des musiciens, toutes écoles et tous styles
confondus. N’ayant jamais quitté la table de travail de Wolfgang Amadeus Mozart
et Ludwig van Beethoven, ravivé par Félix Mendelssohn-Bartholdy, loué par Johannes
Brahms, musicien de chevet de Richard Wagner et de Giuseppe Verdi
vieillissants, réédité par Ferruccio Busoni, constamment cité dans la création
de la « Trinité Viennoise » constituée par Arnold Schönberg et ses
deux élèves les plus célèbres, Alban Berg et Anton Webern, il est considéré
comme le père de la musique moderne par les générations de la première moitié
du XXe siècle, avant d’être supplanté par Beethoven au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, pour revenir plus irrésistible que jamais ces trois
dernières décennies. « J’ai remarqué, écrivait Arnold Schönberg en mai
1948, que chez tous les compositeurs après Bach, il apparaît occasionnellement
une nostalgie du style contrapuntique, qui les pousse à écrire des fugues et autres
choses de ce genre. Chez moi aussi il renaît souvent le désir ardent de la
tonalité, et je dois alors céder à cette pulsion. »
Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)
Mort le 28
juillet 1750 à Leipzig, Jean-Sébastien Bach est depuis longtemps devenu la
référence universelle de la musique occidentale dont il est à la fois l’alpha
et l’oméga, chacun pouvant trouver dans son œuvre une source inépuisable
d’inspiration. Car si Mozart bouleverse, si Beethoven fortifie, Bach instruit,
ce qui le rend aussi populaire que ses deux cadets. D’où l’écho de cette année
2000 que musiciens et mélomanes du monde lui ont symboliquement dédiée. Bien
qu’il ne bougeât guère de sa Saxe natale, son nom était connu de son vivant à
travers l’Europe entière, comme le rappelait son fils Carl Philipp Emanuel : «
La grandeur de mon père dans la composition, l’orgue et le jeu du clavier était
trop célèbre pour qu’un musicien de renom laissât échapper l’occasion de faire
la connaissance de ce grand homme, lorsque c’était possible. »
Edition originale de 1802 de la première biographie de Jean-Sébastien Bach par Johann Nikolaus Forkel (1749-1818). Photo : (c) Yale University Library
Au XVIIIe
siècle, alors que le concept des droits d’auteur était encore dans les limbes,
la coutume voulait que les musiciens copient les œuvres qui leur importaient.
C’est ainsi que quantité de pièces ont pu être opportunément sauvegardées, y
compris celles de Bach lui-même, qui sut aussi, par ce procédé, faire acte
patrimonial en recopiant des pièces entières de ses semblables. Mais cet
heureux concours de circonstances était surtout pour les compositeurs une façon
d’apprendre leur métier et de se perfectionner, mais aussi de répandre la
création de leurs confrères auprès de leurs contemporains. Ainsi, comme nombre
de compositeurs, Jean-Sébastien Bach pratiqua copie et transcription, notamment
d’œuvres d’Italiens, l’Italie mère patrie du concerto et du violon, certaines
de ses propres œuvres apparaissant comme des parodies de partitions d’autres
compositeurs, de nombreux concertos de Bach ayant en outre subsisté sous une
forme ne correspondant pas à l’instrument d’origine. Quant au compositeur, s’il
fut très rapidement oublié par le public, la musique étant à l’époque un
produit immédiatement consommable, il ne fut pas oublié pour autant par les
musiciens eux-mêmes, qui ont toujours su reconnaître combien ils lui étaient
redevables. Que ce soit Mozart ou Beethoven, qui avaient sur leur table de
chevet fugues et cantates, cela bien avant que leur cadet Félix Mendelssohn ne « ressuscite »
la Passion selon saint Matthieu. « La
méthode particulière de Bach de traiter l’harmonie et la modulation, écrivait
en 1802 Johann Nikolaus Forkel, premier biographe du Cantor de Leipzig*, dut
influer d’une façon puissante sur sa mélodie. Quand il unit en même temps
plusieurs chants qui doivent tous être coulants et expressifs, aucun d’eux ne
domine au point d’absorber entièrement l’attention de l’auditeur. L’intérêt
qu’ils excitent se partage entre eux de façon que tantôt l’un, tantôt l’autre
brille alternativement, bien que leur éclat semble alors diminué par les autres
chants qui, se déroulant en même temps qu’eux, absorbent dans une certaine limite
l’esprit de l’auditeur. […] Les particularités de l’harmonie et de la mélodie
de Bach étaient rehaussées par l’inépuisable variété de ses rythmes. Il essaya
et fit usage de toute espèce de tons et de mesures pour diversifier autant que
possible la couleur de ses morceaux. Il acquit une telle facilité qu’il en
arriva à donner même à ses fugues, malgré l’entrelacement de leurs parties
séparées, un rythme aussi aisé que frappant, aussi caractéristique que continu,
et cela depuis le commencement jusqu’à la fin, comme si ces fugues n’avaient
été que de simples menuets. »
Chronik der Anna Magdalena Bach, film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1967). Photo : DR
Jean-Sébastien Bach aura été célébré en cette année 2000
dans le monde entier, passions, oratorios, messes, cantates, concertos,
sonates, suites, pièces pour orgue ou pour clavecin ayant été joués par les plus
grands artistes, mais aussi par les musiciens amateurs qui font partout de sa
création leur cheval de bataille. En France, à Nantes, comme au Portugal, à
Lisbonne, c’est « La Folle Journée » qui aura marqué dès fin janvier
un premier point d’orgue des festivités de l’Année Bach, attirant plus de cent
mille personnes pour quarante-huit heures d’orgies « Bachiques »
non-stop.
Gustav Leonhardt (clavecin) et Nikolaus Harnoncourt (viole de gambe) dans le film Chronik der Anna Magdalena Bach de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1967). Photo : DR
Musicologues, critiques, philosophes, théologiens venus du
monde entier se sont retrouvés pour évoquer ensemble le « musicien de
l’ineffable », à Leipzig comme à Berlin et à Stuttgart, les trois grands
centres d’activité et de recherche sur Bach. Depuis l’époque même du Cantor,
sur l’œuvre de qui l’on ne sait que fort peu si ce n’est l’instrumentarium et
les effectifs des chapelles où il exerça - mais pour nombre de partitions l’on
ne connaît pas même l(es) instrument(s) destinataire(s) ni même les formations
vocales pour lesquelles elles étaient écrites - jusqu’au « retour »
au jeu baroque qui aura marqué cette fin de siècle, l’approche de l’œuvre de
Bach est en constante évolution. Du strict point de vue vocal, faut-il par
exemple faire appel aux seules voix d’hommes ou aux voix mixtes, aux maîtrises
d’enfants ou aux seuls chœurs de garçons ?... Philippe Herreweghe, avec Gustav
Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt, est de ceux qui ont bouleversé notre
perception de l’œuvre chorale de Bach en lançant en 1969 son Collegium Vocale
de Gand, qui enthousiasma tant les confrères du chef de chœur belge, que, comme
Ton Koopman ou Sigiswald Kuijken, ils auront tous été de ces réformateurs de
l’interprétation de Bach, rejetant dans le purgatoire de l’oubli toutes les
approches classiques et romantiques de sa musique, non seulement pour la part
vocale de sa création, mais aussi instrumentale. Aujourd’hui, il se trouve des
chefs qui vont jusqu’à confier à quatre voix solistes et à un instrument par
pupitre l’exécution des Passions…
Jean-Sébastien Bach jouant l'orgue de Saint-Thomas de Leipzig
Depuis un demi-siècle en effet se pose la question de
savoir sur quel instrument jouer Bach pour ne pas le trahir. « Les instruments
de Jacobus Stainer ou de son école, constatait Nikolaus Harnoncourt en 1984,
correspondent tout particulièrement à l’idéal sonore des compositeurs allemands
de l’époque baroque (la chapelle de Köthen, pour laquelle Bach écrivit ses
concertos pour violon, possédait de très coûteux instruments du Tyrol,
peut-être même de Stainer).[…] Il n’existe pas de tradition continue pour le
jeu, si bien que nous ne savons absolument pas comment on jouait en fait de ces
instruments autrefois. » Ce qu’affirme ici l’apôtre du retour à
l’authenticité baroque en général et à celle de Bach en particulier pose
aujourd’hui encore question, alors même que l’on pensait qu’elle était depuis
longtemps résolue. « Je crois que pour interpréter la musique baroque,
disait Pierre Boulez la même année, il y a assurément des choses
indispensables, par exemple le poids des instruments, si l’on joue par exemple
un continuo de musique baroque sur un piano, c’est beaucoup trop lourd
par rapport à un clavecin, aussi est-il parfois indispensable de recourir aux
moyens de l’époque. Mais si l’on veut à tout prix reconstituer ces derniers, je
pense que l’on se fourvoie autant que si l’on ne respecte aucune de ces
conditions. »
Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) dans la campagne romaine en 1787 par Johann Tischbein
Instrumentarium, effectifs vocaux,
styles d’exécution, éditions, tous ces points sur lesquels se disputent les
exégètes contemporains, Bach et sa musique n’en ont cure. Seul demeure
aujourd’hui le musicien absolu, qui reste toujours égal à lui-même, ce musicien
lumineux, transcendant dont la création interroge tout en offrant la sérénité,
interpelle et pondère à la fois, incite à la réflexion et affermit l’esprit. Au
point que Johann Wolfgang von Goethe lui-même se laissera porter à la déification du Cantor de Leipzig,
écrivant que ce dernier est « semblable à l’harmonie éternelle conversant
avec elle-même, comme cela se serait produit au sein de Dieu avant la Création ».
Sans aller jusque-là, il est pleinement justifié de se demander ce que serait
aujourd’hui la musique si Bach n’eût existé ?…
Bruno
Serrou
* Bach en son temps, Edition Hachette Pluriel (1982)
° °
°
Première page autographe de la Missa a 5. voci (1733). Photo : (c) Staatsbibliothek zu Berlin
Comment nous sont
parvenues les œuvres de Bach
Conservées jusqu’à l’effondrement du Rideau
de fer dans les deux bibliothèques berlinoises, la Staatsbibliothek
Preussischer Kulturbesitz de Berlin-Dahlem et à la Deutsche Staatsbibliothek de
Berlin-Est, aujourd'hui heureusement réunies, les Archives Bach, qui contiennent
tous les manuscrits préservés par les fils du Cantor ou ayant échappé à la
dispersion réalisée par ces mêmes fils. Parmi ces documents, la
quasi-totalité de l’œuvre laissée par Bach. Un nombre étonnamment ridicule
d’œuvres imprimées de son vivant, une cantate, des Partitas et autres pièces du
Livre pour clavier, des lieder, quelques chorals pour orgue, l’Offrande
musicale et l’Art de la Fugue, le tout réuni en dix volumes. Parmi
les quelque onze cents œuvres manuscrites, plusieurs nous sont parvenues dans
diverses versions, l’œuvre d’art n’étant jamais pour Bach définitivement
cristallisée. En effet, il lui apparaissait toujours possible de l’utiliser à
d’autres fins que celles initialement prévues, de faire d’un concerto pour
violon un concerto pour clavecin, de changer le texte d’une cantate, d’un
mouvement de cantate un choral pour orgue, et de parodier ses musiques de
circonstance profanes pour ajouter au répertoire d’église, et d’ajouter des pages
qu’il jugeait particulièrement réussies à un contexte plus important.
Le référencement du catalogue réuni
sous la cote BWV (Bach-Werke-Verseichnis) établi en 1950 par la Bach
Gesellschaft fondée un siècle plus tôt à Leipzig, n’obéit à aucun ordre chronologique
mais à une organisation thématique due au musicologue Wolfgang Schmieder, Bach
liant avant tout sa création aux obligations de sa charge et aux commandes qu’il
recevait. Il écrit ses œuvres pour orgue alors qu’il est organiste, ses pièces
purement instrumentales lorsqu’il est maître de chapelle à la cour de Köthen,
cantates et passions alors qu’il est Cantor à Saint-Thomas de Leipzig.
Pourtant, peu à peu, se sont multipliées les œuvres nées de la seule initiative
de Bach, plus particulièrement des partitions « pédagogiques », à
partir du Clavier bien tempéré. « Le grand J. Seb. Bach, se
souvenait l’un de ses élèves, avait autrefois l’habitude de dire : “Il
doit être possible de tout faire”, et il ne voulait jamais entendre parler
d’une impossibilité quelconque. C’est ainsi qu’il m’a de tout temps incité à
jouer selon mes modestes forces, au prix de beaucoup de peine et de patience,
des œuvres par ailleurs très difficiles. »
B. S.
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