jeudi 28 juin 2018

Quatre compositeurs dans la cité


La fin du Printemps de Prague, août 1968. Photo : (c) Sputnik International

Tiré d'un programme de salle de Radio France que j'ai écrit en novembre 2001, je reprends ici un texte de présentation pour un concert de l'Orchestre National de France qui réunissait quatre œuvres aussi rares les unes que les autres. Même le plus célèbre des quatre compositeurs, Béla Bartok, est représenté par une pièce longtemps ignorée puisque absente des salles de concert jusqu’en 1961, soit seize ans après la mort de son auteur et près de cinquante ans après sa création. Cela bien qu’écrite pour grand orchestre et chantant l’un des héros de la Révolution de 1848 les plus populaires de Hongrie. Le Tchèque d’Amérique qu’est Husa chante pour sa part la mémoire d’une nation broyée par les chars soviétiques un matin de l’été 1968 qui ne devait se réveiller que vingt et un ans plus tard après quarante ans de rideau de fer à peine entrouvert à mi-parcours, le temps d’un printemps. L’Italien qui pensait en allemand qu’est Ferruccio Busoni avait découvert l’Amérique du Nord lors de ses nombreuses tournées de virtuose du clavier, et c’est au clavier qu’il aura chanté ce qui restait des seuls Américains authentiques, les peaux-rouges dont il ne reste aujourd’hui presque rien. Enfin, ce voyage à travers deux continents, l’Europe Centrale et l’Amérique, s’achève au Brésil avec le plus Français des Brésiliens dans un genre inattendu chez ce chantre des grands espaces, la symphonie dans laquelle il persiste néanmoins à faire œuvre de témoin, celle d’un créateur dans la mêlée de la guerre. Ce programme va donc bien au-delà de la découverte de pages méconnues, puisque reflet de la pensée de compositeurs dans la cité.

Karel Husa (1921-2016). Photo : DR

Karel Husa

Music for Prague 1968

Composé en 1996

Créé à Jacksonville, Floride, le 15 mars 1997, par l’Orchestre Symphonique de Jacksonville, direction Karel Husa

Né à Prague le 7 août 1921, ressortissant américain depuis 1959, Karel Husa a été l’élève au Conservatoire de sa ville natale de Jaroslav Ridky, avant de se rendre à Paris, où il étudie avec Arthur Honegger, Nadia Boulanger et André Cluytens au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et à l’Ecole Normale de Musique. En 1954, il est nommé professeur à la Cornell Univesity où il exerce jusqu’en 1992. Pianiste, violoniste de formation, chef d’orchestre de renom, il compose depuis l’adolescence. Sa Sonate pour piano Op. 1 est jugée à l’époque de sa création “ délicieuse, étonnamment nouvelle, somptueusement écrite pour le piano ”. En janvier 1945, il s’impose comme compositeur chef d’orchestre en dirigeant à la tête de l’Orchestre Symphonique de Prague son Ouverture pour grand orchestre Op. 3, avec laquelle il allait obtenir son prix de composition. Jeune diplômé, il se rend en 1947 à Paris, où outre les noms déjà cités, il travaille avec Jean Fournet et Eugène Bigot. Ses études terminées, Husa se lance dans la carrière au cours de laquelle il dirige les meilleurs orchestres du monde, partageant son temps entre la composition et la direction, prenant ue part active à la vie musicale parisienne et internationale. Durant l’après-guerre, les liens de Husa avec son pays se dégradent et suivant le coup d’Etat de 1948, il ne revint pas chez lui et son œuvre disparut des salles de concert tchèques, le dernier événement d’iportance étant la création de son premier quatuor à cordes le 27 mai 1945 au Printemps de Prague par le Quatuor Smetana. Les œuvres suivantes verront le jour en France et seron,t placées sous l’influence non seulemet d’Honegger mais aussi de Vitzslav Novak, Janacek, Bartok et Stravinsky, sa musique reflétant ses diverses influences et absorbant§ de nouveaux stimuli et techbniques de cpomposition, incluant l’atonazlité, le dodécaphonisme et le sérialisme. Des éléments du folklore de son pays sont néanmoins décelables. En 1954, il se voit offrir un poste au Département Musique de Cornell University à Ithaca dans l’Etat de New York, de diriger un orchestre local et d’enseigner la composition et la théorie. Cinq ans plus tard il acquérait la citoyenneté américaine.

Un trait saillant de la musique de Husa que le compositeur décrit lui-même est le “ plaisir de faire et écouter la musique Ce qui est particulièrement évident dans la musique avec orchestre et dans sa direction. Cette musique qui trahit le bien-être et un esprit fantasque est rarement gouvernée par une volonté programmatique. Trois des œuvres écrites dans sa période la plus proche sont plus ou moins des exceptions : la Musique pour Prague 1968, dont la motivation est clairement indiquée dans le titre et dont les motivations ont été exposées dans la préface de l’auteur, le vieux choral Hussite, les cloches qui rappellent la “ ville des cent flèches ” ou de l’oiseau chantant comme un symbole de la liberté, etc. ; le ballet Les Femmes de Troies dans laquelle la chute de Troie procure une allégorie de l’occupation nazie de la Tchécoslovaque pendanbt la Seconde Guerre mondiale ; et l’Apothéose de la Terre dont les trois mouvements.

“ Gorgée des tensions d‘un film d’Hitchcock, écrivait un critique de Jacksonville à la création de l’œuvre, Husa, écrit en 1969, reproduit conflit et crise avec des timbales de mauvaise augure, des tambours façon piège de guerre, des trompettes venimeuses et un sommet réfrigérant, robotique et cacophonique, le tout combiné à un tissu de charme inquiétant mais hypnotisant et fascinant. ”

Béla Bartok (1882-1945). Photo : DR

 Béla Bartok
Kossuth
Composé en 1903
Créé le 13 janvier 1904, à Budapest par la Société Philharmonique de Budapest, direction Istvan Kerner

C’est sous le sceau de Richard Strauss que se place cette première grande partition pour orchestre de Béla Bartok demeurée longtemps inconnue. Mais il s’y trouve aussi une autre influence, qui, cette fois, n’est pas musicale mais qui intervint dans la vie de Bartok en 1903 et qui marque cette oeuvre de son emprunte. “ A cette époque, écrira en 1921 le compositeur dans son autobiographie, une politique nationale tendait à émerger en Hongrie et qui apparut aussi dans la sphère artistique. L’idée était que quelque chose de proprement hongrois devait impérativement être créé aussi dans la musique. Cette pensée s’enracina si bien en moi qu’elle m’amena à la musique populaire hongroise. C’est sous ces influences que mon poème symphonique Kussuth est né, qyue Hans Rihter accepta immé&doiatement de dopnner à Mùanchester en février 1904. Au même moment, l’envoûtement de Richard Styrauss faisait long feu. Je recommençais l’étude de Liszt, et principâlement dans ses œuivres les mpoins populaires comme lkes Années de Pèlerinage, Harmonies poétiques  et religieuisdes, la Faust Symphonie, la Totentanz. Je découvrais la vcrauie soignification de Lizst et de là du développement de la musique je trouvais qu’il était plus grand que Strauss. Je constatais aussi que les mélodes hongroises  supposées par erreur ^tre des chants populaires offraient peu dans la voie de la connaissance. En 1905, je commençais l’étude de la musique populaire hongroise qui jusqu’alors était virtuellement inconnue. ”

Le choix du héros hongrois pour sa première pièce pour orchestre achevée est sans doute dû à la proximité du centenaire de Kossuth qui se déroulèrent en 1902. L’année 1902-1903 est la dernière que Bartok passa à l’Académie Liszt de Budapest. Il l’écrivit dans un court laps de temps, du 2 avril 1902 à la fin du mois suivant, et acheva l’orchestration le 18 juin 1903, et la joua presque aussitôt au chef Hans Richter, qui l ”’inscrivit immédiatement au programme de l’Orchestre Hallé de Manchester, ce qui eut pour effet de convaincre la direction de la Société Philharmonique de Budapest d’en donner la création mondiale le 13 janvier 1904.sous la direction d’Istvan Kerner, la deuxièmle exécution étant donnée à Manchester le 18 février suivant, Bartok jouant au même programme la transcription pour piano ert orchestre réalisée par Ferruccio Busoni de la Rhapsodie espagnole de Liszt. L’œuvre ne devait plus être reprise jusqu’à la mort dev son auteur, et seuls les deux derniers mouvements ont été publiés dans la transcription pour piano de Bartok lui-même. La troisième exécution eut lieu en août 1961 dans le cadre d’un concert public à la Radio Hongroise de l’Orchestre Symphonique de Budapest sous la direction de György Lehel. Le dispositif instrumental et la structure et en de nombreux endroits le langage musical de l’œuvre subit l ‘influence de Richard Strauss, particulièrement Une Vie de Héros. Conformément à la propre analyse de la partition par Bartok, le poème symphonique comte dix parties et s’attache aux grands faits de la vie de l’homme politique hongrois Lajos Kossuth (1802-1894) âme et leader de la révolution de 1848, l’une des années les plus importantes de l’histoire de la Hongrie, devint président du Comité de défense nationale et proclama la déchéance des Habsbourg en 1849 et l’indépendance de la Hongrie ; vaincu par les Russes venus à la rescousses de l’armée autrichienne, il dut s’exiler en 1849.

Bartok a soigneusement porté sur la partition au début de chaque partie une description précise de l’action et du rôle descriptif que tient l’orchestre :

1. “ Kossuth : un beau thème grave, présenté au cor, caractérise le héros
2. “ Quel tourment pèse sur ton cœur, mon cher époux ? ” : Kossuth anxieux, sa femme l’interroge
3. “ La patrie est en danger ! ” : fortissimo de l’orchestre – qui  s’évanouit progressivement.
4. “ Nous avons vécu des temps meilleurs… ” : lze passé glorieux surgit dans l’esprit de Kossuth ; larges accords sur un Moderato à 3/2
5. “ Notre sort a pris une mauvaise tournure… ” : un thème à la clarinette basse suggère la violence de l’oppression autrichienne
6. “ Aux armes ! ” : thème de Kossuth modifié
7. “ Allez, guerriers hongrois ! Venez, vaillants Hongrois ! ” : thème des “ héros hongrois ” donné par les cordes unissono, auxquelles s’adjoignent les bois – repris ensuite aux rtompettes fortissimo sur la percussion. Serment civique de Kossuth : trompettes et trombones à l’unisson, puis diminuendo sur le pianissimo des timbales ; silence
8. Sans titre (la bataille entre Hongrois et Autrichiens : approche des troupes ennemies sur un ostinato de bassons. Thème de l’hymne impérial autrichien – le “ Gott erhalte ” composé en 1797 par Joseph Haydn – disloqué, cruellement parodié par les bois, puis les trombones tonnant fortissimo. La bataille fait rage : les Autrichiens, en nombre écrasant, triomphent (timbales notées fff) : l’armée hongroise prend la fuite.
9. “ Tout est perdu ! ” ; douloureuse défaite qu’exprime un Adagio molto funbèbre, dans lequel transparaît une réminiscence de la Rhapsodie hongroise n° 2 de Liszt.
10. “ Silencieux, tout est silencieux… ”

Ferruccio Busoni (1866-1924) et son saint-bernard Giotto. Photo : DR

Ferruccio Busoni
Fantaisie indienne pour piano et orchestre, Op . 44 BV 264
Composé en 1913-1914
Créé en 1915

Commencée en avril 1913, achevée le 22 février 1914, la Fantaisie Indienne pour piano et orchestre Op. 44 marque une étape importante dans la vie créatrice du plus grands des pianistes de l’histoire, aux côtés de Franz Liszt, son aîné de cinquante-cinq ans. En effet, suivant l’émouvant diptyque pour orchestre Berceuse élégiaque de 1909 et Nocturne symphonique Op. 43 de 1912, deux partitions d’une intensité rare elles mêmes précédées par le gigantesque Concerto pour piano, chœur d’hommes et orchestre de 1904, quoique l’influence de Johannes Brahms et plus particulièrement du Concerto pour piano en ré mineur, l’interaction clairement bitonale soutend la magnificence, pendant que la Fantaisie Indienne pour piano et orchestre, se déploie à partir d’un intérêt pour les Indiens d’Amérique du Nord quelque trois ans plus tôt, associant des harmonies expérimentales qui entourent une antholigie de leurs thèmes. Fascinant à entendre, les exécutions montent admirablement la saveur de l’invention.

Heitor Villa-Lobos (1887-1959). Photo : (c) GettyImages

Heitor Villa-Lobos
Symphonie n° 3
Composé en 1913-1914
Créé au Festival de Bath (Grande-Bretagne) le 19 novembre 1998

Heitor Villa-Lobos n’est pas l’auteur des seuls Bachianas brasileiras et autres Chôros. S’il a écrit quantité de pages aux noms souvent évocateurs de son grand pays natal, le Brésil, reflets des vastes espaces et de l’immense forêt amazonienne, il aura également laissé un cursus symphonique impressionnant qui le place dans la lignée des grands symphonistes du siècle passé, aux côtés des Mahler et autres Chostakovitch ou Henze.

Au nombre de douze, couvrant la quasi totalité de la vie créatrice du compositeur brésilien, puisque écrites entre 1916 et 1957, les symphonies sont étonnamment restées en retrait de la production de Villa-Lobos. Ce cursus se répartit en trois périodes distinctes, la première regroupant cinq partitions écrites pendant la Première Guerre mondiale et son immédiat après-guerre, entre 1916 e 1920. La Symphonie n° 3 se situe au centre de ces symphonies de guerre, puisque, écrite en 1919, son titre, A Guerra (La Guerre), précède de quelques mois la Quatrième Symphonie, qui a pour titre A Vitoria (La Victoire), et la Cinquième, sous-titrée A Paz (La Paix), composée en 1920.  Les Symphonies n° 1, dite “ L’Inattendue ”, et n° 2, dénommée “ Ascension ”, s’attachent au climat qui préplude au second conflit mondial.

Dirigée par Carl Saint-Clair, Directeur musical du Pacific Symphony, orchestre du Comté d’Orange en Californie lorsqu’il commença en 1997 à enregistrer avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart pour CPO l’intégrale des symphonies de Heitor Villa-Lobos, cette Troisième Symphonie se voit offrir cet après-midi toutes ses chances pour s’imposer au répertoire des orchestres français. Gageons que cela soit…

Bruno Serrou

Programme de Salle pour Radio France novembre 2001

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