Maria Callas (1923-1977). Photo : DR
Voilà un peu
plus de quarante ans, le 16 septembre 1977, le monde, stupéfait, apprenait la
disparition brutale de la plus célèbre cantatrice des temps modernes, Maria
Callas. Vivante, elle était un mythe. Morte, elle entrait dans la légende.
Aujourd’hui, elle continue à vivre dans l’imaginaire d’un public qui dépasse
très largement le petit monde des mordus d’opéra. Je reprends ici en l’actualisant
légèrement un portrait-hommage que j’ai écrit pour un hebdomadaire en 1997,
pour le vingtième anniversaire de la disparition de la cantatrice gréco-américaine.
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« Je ne
suis pas parfaite. Je ne prétends pas l’être. Mon seul désir est de lutter pour
l’art... quoi qu’il doive m’en coûter. Même la plus simple mélodie peut, doit
être chantée avec noblesse ». Celle qui s’exprimait avec ces intonations dignes d’une Floria
Tosca, l’héroïne de Victorien Sardou et Giacomo Puccini qui fut l’alpha et
l’oméga de sa carrière et dont elle aurait pu être l’inspiratrice, restera sans
doute dans l’histoire comme la plus grande « diva » du XXe
siècle. Tout Maria Callas est dans ces quelques mots publiés en décembre 1958
dans le magazine Arts. Il est vrai
que jamais jusqu’alors cantatrice avait investi à ce point les personnages
qu’elle campait à la scène, au point que l’expression « incarner un rôle »
semble avoir été inventé par elle. « Quand
je travaille un personnage, disait-elle en 1965, je me demande toujours : ’’Si j’étais à sa place, que ferais-je ?’’
Il faut se transformer - mais en restant
soi-même. Je crois que c’est d’abord l’instinct qui nous porte dans la bonne
direction -, la musique suffit à expliquer tout. Dans notre métier, il faut
beaucoup de choses : le physique, le jeu scénique, la diction (il faut ’’parler’’
avec sa voix), le respect de la musique... On ne prend plus le temps nécessaire
à tout cela. On veut gagner de l’argent, faire des notes aiguës, impressionner
le public, ’’épater le bourgeois’’... Mais ce n’est plus de l’art ! »
Maria Callas dans le rôle de Floria Tosca. Photo : DR
Le mythe Callas est si prégnant que l’on retrouve tous les ingrédients
du genre à chaque étape de la vie de la cantatrice, depuis sa date de naissance
- officiellement le 2 décembre 1923, mais ce pourrait être le 3 ou le 4 du même
mois -, jusqu’à sa mort solitaire le 16 septembre 1977, mort dont l’origine pose
encore problème à certains - angine de poitrine ? suicide ? assassinat ? -,
puis son incinération alors que tout dans son comportement et sa foi orthodoxe
laisse présumer qu’elle ne pouvait envisager pareil épilogue, stèle vidée de
ses cendres sans que l’on sache qui en a décidé ainsi, dispersion desdites cendres
en mer Egée sans doute dans le but d’effacer toute trace terrestre de Callas,
renforçant ainsi la légende, enfin la dissémination de ses biens et souvenirs,
notamment à la suite de l’exposition du musée Carnavalet en 1979... Pourchassée
comme les héroïnes des tabloïds britanniques, meutes de paparazzi aux trousses,
Maria Callas, symbole de l’éternel féminin, aura fait de la scène lyrique le
théâtre du monde dont les projecteurs l’ont si souvent déstabilisée, faisant
d’elle une étoile dont les moindres faits et gestes étaient épiés et les amours
commentées, attirant sur elle jusqu’à l’attention de ceux qui n’avaient que
faire de l’art lyrique. Mais si sa rupture bruyante avec sa mère Evangelia, si
ses amours malheureuses avec un soi-disant exploiteur, son mari Giovanni
Battista Meneghini, fabriquant de briques et de fourneaux rencontré lors de sa
première apparition à Vérone en 1945 qui fut en réalité son protecteur et
mentor - il abandonna son entreprise pour s’occuper exclusivement de la
carrière de sa femme et de ses intérêts, faisant grimper ses cachets de 280€
par soirée à 14.000€, somme jamais atteinte jusqu’alors –, puis avec l’armateur
grec Aristote Onassis croisé en 1957 et qui devait l’abandonner en 1964 au
profit de Jackie Kennedy, firent les choux gras de la presse à sensation,
Callas fut avant tout l’ambassadrice de son art. Elle sut en effet donner à un
genre considéré comme moribond l’aura d’un temple de la vocalité et du théâtre
pur. Elle réussit à faire de l’opéra ce dont Richard Wagner avait rêvé, un
spectacle total. Ses laudateurs affirment même que la moindre de ses
interprétations a révolutionné l’art lyrique, que chacune des notes qu’elle a
chantées a une dimension historique. Il se trouve même des critiques musicaux
qui affirment être venus à la musique grâce à ses seules prestations
discographiques. Pourtant, cette cantatrice célébrée pour ses qualités
dramatiques n’a guère été captée sur la scène par les caméras. Elle reste
aujourd’hui dans la mémoire collective par ses seuls disques qui sont, il est
vrai, autant de leçons de théâtre. Quantité de mélomanes amoureux éperdus l’ont
suivie pendant vingt ans partout où elle se produisait, acceptant de passer des
nuits entières à attendre l’ouverture des locations. Aujourd’hui des « réseaux
callasiens » fleurissent un peu partout dans le monde, y compris sur
Internet, et l’on trouve de par le monde toutes sortes d’honorables sociétés
vouées au seul culte de « la Divine » riches en documents précieux,
films, photos, bandes son à peine audibles mais écoutées les larmes aux yeux.
Ce statut de mythe a été acquis par Callas durant les seules années 1949-1959,
époque où le monde de l’après-guerre était friand de légendes vivantes, comme
en témoigne l’émergence au même moment des mythes Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot
au cinéma ou de celui du « King » Elvis Presley, mort deux mois avant
Maria Callas, dans le show business. Ses refus de chanter, ses colères et invectives
mises sur le compte de caprices de star sont en fait le reflet de ses scrupules
d’artiste qui plaçait son art au-dessus de tout, au risque de sa propre réputation.
Ainsi, le 2 janvier 1958, après une décennie prodigieuse, la carrière de Callas
basculait. Ce soir-là, elle ouvrait la saison de l’Opéra de Rome dans l’un de
ses rôles fétiches, Norma. Après un premier acte qui la laissa insatisfaite,
elle renonçait devant le président de la République italienne. Ce fut le tollé,
dans la salle d’abord, à la radio qui retransmettait l’événement ensuite, puis,
le lendemain, dans la presse qui entreprit un véritable lynchage médiatique.
Unanimement adulée aujourd’hui, on lui reprochait alors, comme on peut le lire
dans la presse parisienne à ses débuts à Paris en 1958, un « dramatisme
exacerbé », des raucités « abusives » et des stridences « excessives »,
mais aussi, déjà, la fatigue d’une voix « surmenée ».
Maria Callas dans le rôle de Norma de Bellini au côté de Franco Corelli en Polione, à l'Opéra de Paris en 1964. Photo : DR
Si d’aucuns considèrent désormais que Maria Callas est la plus
belle voix du monde, il faut convenir qu’il y avait en son temps des timbres
plus séduisants, par exemple celui de Renata Tebaldi dont on fit sa grande rivale.
La sienne avait des failles, des couleurs impures, un large vibrato. Ses fameux sons de joue peuvent
encore indisposer, et l’on ne comprenait pas toujours ce qu’elle chantait.
Mais, chez elle, au-delà du mot, c’est la phrase entière qui devient
extraordinairement claire. Un métier sans défaut, un sens naturel des attitudes
et une aptitude à concevoir le monde comme un immense théâtre lui ont fait
acquérir le statut de « Divine ». Tant en puissance qu’en étendue, sa
voix, aux accents rugueux et charnels, lui permettait de tout chanter. Ce qui a
fait dire à ses thuriféraires qu’elle ressuscita un style de chant disparu,
celui des Malibran, Nelly Melba et autre Pauline Viardot, capables de passer de
Mozart et Bellini à Weber et Meyerbeer, de Verdi à Wagner. Or, si sa tessiture
couvre quatre octaves, Callas n’est pas un écho de ces légendes du passé. Là où
ses contemporaines criaient, se lamentaient, étalaient leurs sentiments, elle
tirait les larmes, la violence de ses personnages du plus profond de son être,
ce qui apparaissait dans la texture même de sa voix. Elle fut en effet surtout
guidée par son prodigieux instinct musical, fondé sur un travail forcené qui
lui aura permis d’aviver un chant reposant essentiellement sur l’expression
vocale, le rubato, la tenue du
souffle, une alchimie de couleurs, d’inflexions et de timbres. Callas
connaissait tous les secrets des partitions qu’elle interprétait. Si elle ne
craignait pas les coupures, jugées nécessaires en raison de l’évolution des
goûts du public d’alors, elle se donnait sans réserve à la musique et aux
œuvres qu’elle avait choisies. Durant les répétitions, elle était toujours la
première à arriver au théâtre, chantait constamment à pleine voix, et, ne
voyant pas le chef d’orchestre en raison d’une forte myopie qu’elle ne pourra pas
compenser par des verre de contact, elle se concentrait sur la dimension
psychologique de ses personnages qu’elle investissait sans contrainte autre que
celle du metteur en scène, personnage dont le rôle lui a toujours paru capital,
disant à qui voulait l’entendre : « Je
ne veux pas d’un metteur en scène d’opéra, je veux un metteur en scène tout
court ! »
Grecque d’origine, Maria Callas ne pouvait qu’incarner le modèle
de la tragédie. Un destin exceptionnel digne d’une reine. Née à New York, où
ses parents s’étaient installés après avoir quitté la Grèce à la mort de leur
fils, Mary Ann Callas avait pris ses premières leçons de piano puis de chant à
l’âge de dix ans auprès d’un voisin suédois. Formée par deux grands musiciens,
une cantatrice espagnole bloquée en Grèce par la guerre, Elvira de Hidalgo, rencontrée à Athènes où sa mère l’avait installée en 1937, protégée d’un chef
d’orchestre italien, Tullio Serafin, découvert à Vérone en 1947, cette
Américaine devait défendre comme nulle autre le chant italien dont elle allait
révéler quantité de partitions ignorées, donnant une seconde vie au bel canto
alors jugé désuet parce que dénaturé. Elle avait pourtant débuté dans Beethoven
et Wagner, et dans tous les rôles « pour
lesquels, disait-elle, on ne trouvait
personne d’autre ».
Maria Callas et son mari-impressario Giovanni Battista Meneghini en 1951. Photo : DR
Mal dans sa peau, notamment en raison d’un poids
excessif, elle chercha à maigrir pour adopter l’élégante silhouette de
l’actrice Audrey Hepburn - elle était obsédée par son tour de taille qui ne
devait dépasser cinquante-et-un centimètres, bien qu’elle se gavât de marrons
glacés et vouât un goût immodéré au steak tartare -, et changea sa forte toison
rousse pour une fine chevelure châtain coiffée d’un sage chignon. Certains
attribueront à cette métamorphose l’altération de sa voix dont les prémisses apparaissent
le 8 janvier 1955 à la Scala de Milan, la texture se faisant soudain plus
légère et transparente, mais aussi moins puissante et sûre. C’est le cinéaste
Luchino Visconti qui, en cinq spectacles montés à la Scala de Milan (La Vestale de Spontini en 1954, La Traviata de Verdi et La Sonnambula de Bellini en 1955, Iphigénie en Tauride de Gluck et Anna Bolena de Donizetti en 1957),
devait faire de Callas la plus glamour
des cantatrices.
Maria Callas et Pier Paolo Pasolini durant le tournage de Medea en 1969. Photo : DR
D’autres grands metteurs en scène l’ont dirigée, Carl Ebert,
Margarita Wallmann, Franco Zeffirelli, lui-même élève de Visconti, et Alexis
Minotis, qui fit d’elle la « Médée du siècle » en la produisant pour
la première fois à l’Opéra de Dallas en 1958 dans cet ouvrage de Cherubini longtemps
ignoré. L’impact de ce spectacle fut tel que, la voix éteinte depuis quatre
ans, Callas retrouvait ce personnage de la mythologie grecque en 1969 dans le sublime
film de Pier Paolo Pasolini, sorte d’opéra sauvage baroque rythmé de chants
africains et de mélopées du désert de Syrie. Magicienne dépouillée de ses
sortilèges, elle est non pas l’interprète de ce film mais la grande prêtresse
d’un sacrifice somptueusement mis en image par l’auteur de Théorème.
Maria Callas et Luchino Visconti dans la célèbre production de ce dernier d'Anna Bolena de Gaetano Donizetti à la Scala de Milan en 1957. Photo : (c) Getty / Mondadori
Après une carrière de vingt-trois ans dont dix au sommet inaugurée
avec Tosca le 27 août 1942 au Théâtre
d’été d’Athènes et achevée au Covent Garden de Londres le 5 juillet 1965 dans
ce même ouvrage qu’elle n’aimait pourtant pas - ses rôles favoris étaient
Norma, Medea, Traviata, Lucia di Lammermoor -, Maria Callas aura fait quantité
d’émules, mais aucune ne saura aller au-delà du simple mimétisme. Celles qui se
sont imposées à sa suite ont su rester elles-mêmes. Callas n’a pas su
transmettre son art. Elle était la scène incarnée, chantait, jouait, vivait ses
personnages avec naturel parce que la scène, le chant étaient chez elle innés.
Or, seul l’acquis est transmissible. La soprano américaine Barbara Hendricks,
étudiante à la Juilliard School of Music de New York au moment où Maria Callas
accepta de donner des séries de cours en 1971-1972, l’a bien compris, confiant
dix ans plus tard : « A son contact,
j’ai appris l’importance du souffle, du support de la voix. Et puis, l’émotion.
J’ai découvert surtout à quel point elle était une artiste d’instinct. Mais
l’instinct, cela ne peut pas s’expliquer, s’enseigner. Elle était bien
incapable de dire pourquoi elle était l’artiste qu’elle était. On la sentait
très triste, très seule : comme quelqu’un qui voulait donner une part
d’elle-même et ne savait pas comment. On sentait aussi sa présence
impressionnante, même sans la scène, et on comprenait combien elle avait sacrifié
d’elle-même pour la gloire. »
Cette longue lutte livrée pour le renouveau de l’opéra, exigeante,
dure, éprouvante qui devait la mener jusqu’à l’épuisement de ses forces et à
une mort prématurée, conduisit inexorablement Maria Callas vers la solitude. C’est seule,
un peu aigrie car abandonnée de tous, allant jusqu’à refuser de répondre au
téléphone, n’ayant pu léguer sa science unique de la scène, après une longue,
trop longue tournée d’adieux aux côtés de son ami ténor Giuseppe di Stefano qui
l’entraîna à travers l’Amérique, l’Europe et l’Asie où elle donnait son ultime
récital le 2 novembre 1974, Maria Callas s’éteignait le 16 septembre 1977 à
13h30 des suites d’une crise cardiaque dans son appartement parisien du 36
avenue Georges Mandel. Sa démesure était en son génie. A elle seule, elle est encore
pour tous les publics l’archétype de la cantatrice, aux côtés de la seule
figure caricaturale de La Castafiore qu’elle aura pourtant rendue surannée.
Bruno Serrou
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MARIA CALLAS
EN QUELQUES DISQUES
L’essentiel de la discographie de Callas est disponible chez
Warner Classics, qui ne cesse d’améliorer les reports de bandes, de revoir ses
présentations et d’intégrer à son catalogue de nouvelles références longtemps proposées
en éditions dites « pirates ».
- Bellini : Norma (Scala
de Milan, 1954), La Sonnambula (Scala
de Milan, 1957)
- Bizet : Carmen (rôle
qu’elle n’a jamais chanté sur scène) (Opéra de Paris, 1964)
- Cherubini : Medea
(Scala de Milan, 1953)
- Donizetti : Lucia di
Lammermoor (Scala de Milan, 1955)
- Puccini : Tosca (Scala
de Milan, 1953)
- Rossini : Il Barbieri di
Seviglia (Covent Garden de Londres, 1957)
- Verdi : Macbeth (Scala
de Milan, 1952), La Traviata (Scala
de Milan, 1955), Il Trovatore (Scala de
Milan, 1956)
Parmi les nombreux récitals, le double album « Maria Callas, la voix
du siècle » qui réunit un ensemble de pages des répertoires italien et
français.
MARIA CALLAS
EN QUELQUES LIVRES
- David Lelait, J’ai vécu
d’art, j’ai vécu d’amour, Editions Payot, 1997
- C. Alby/A. Caron, Passion
Callas, Editions Mille et un nuits/Arte, 1997
- Pierre-Jean Rémy, Callas,
une vie, Edition Ramsay, 1978
- Sergio Segalini, Callas,
les images d’une voix, Editions Van de Velde, 1979
MARIA CALLAS
EN VIDEO
- Débuts à Paris, 19
décembre 1958, Maria Callas en
concert (Hambourg 1959 et 1962), Maria
Callas à Covent Garden, 1962 et 1964 (3 CD Warner Classics)
MARIA CALLAS
SUR CD-ROM
Tosca (Warner Classics)
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