mercredi 6 juillet 2016

Le Festival Juventus, manifestation unique et irremplaçable, lutte pour sa survie, soutenu par 106 grands musiciens

Cambrai (Nord). Théâtre-Conservatoire de la Ville. Samedi 2 juillet 2016

Cambrai, le conservatoire (à gauche) et le théâtre (à droite). Photo : (c) Bruno Serrou

Fondé voilà vingt-cinq ans, festival hors normes à la programmation ambitieuse et au profit des jeunes musiciens européens, Juventus est sous la menace de sa désintégration. Non pas pour des raisons financières, les moyens dont il dispose ayant toujours été modestes mais intelligemment utilisés, mais pour cause de conflit digne du village de Cloche-merle, puisque résultant de mesquineries de bas étage de son ex-président. Créée en 1991 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans dans le Doubs à l’initiative du Hongrois Georges Gara, par ailleurs chargé de la programmation musicale du Théâtre de la Ville de Paris, cette manifestation unique en son genre est implantée depuis dix-huit ans dans le théâtre et le conservatoire de Cambrai.

Frédéric Vaysse-Knitter (piano). Photo : (c) Bruno Serrou

L’objet de ce rendez-vous estival est de repérer, à leur insu, les jeunes solistes européens de grand talent avant même le début de leur carrière, et qui deviendront par cooptation dès l’année suivante d’anciens Lauréats Juventus. La première promotion Juventus a compté en ses rangs le violoncelliste Xavier Phillips et le pianiste Alexandre Tharaud, puis, en 1992, le violoncelliste Marc Coppey et le contreténor Andreas Scholl. L’année suivante, le hautboïste François Leleux et le flûtiste Emmanuel Pahud les rejoignaient... Tous ces artistes et beaucoup d’autres sont les signataires de deux lettres de soutien à Georges Gara, ce qui atteste de l’émoi suscité par la mise en danger d’une manifestation depuis son édition du 25e anniversaire (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/07/juventus-de-cambrai-intronise-felix.html), l’une par dix-sept personnalités musicales, de Natalie Dessay à Nicolas Bacri, l’autre par les cent-six Lauréats Juventus.

Fabrice Laurent (Secrétaire général Juventus-Europe), l'Adjointe au Maire de Cambrai, et Annick Lozé (Présidente Juventus-Europe). Photo : (c) Bruno Serrou

Ces bassesses ont empêché l’édition 2016 de se dérouler dans des conditions normales. Ainsi, au lieu de la décade habituelle, la manifestation s’est déployée sur deux jours, avec deux concerts le samedi dans l’enceinte du Théâtre de Cambrai, et sans nouveau lauréat pour succéder au corniste Félix Dervaux. L’avenir de Juventus se jouera peut-être à Cambrai, peut-être ailleurs, voire autant à Cambrai qu’autre part, ce qui sera décidé dans les mois à venir. Ce qui est certain en tout cas, c’est que cette histoire ridicule et qui n’a pas lieu d’être dont est victime Juventus n’entame en rien la passion et l’enthousiasme de Georges Gara, ainsi que de Fabrice Laurent, Secrétaire général Juventus-Europe, et de leur équipe. 

En tout cas, les deux concerts du 2 juillet ont connu un succès public impressionnant, les Cambrésis étant venu en rangs serrés soutenir leur festival, qui contribue largement au renom de la cité du Nord dans toute l’Europe, une cité qui a perdu son aura depuis que Lille lui a pris sa préfecture puis son archevêché.

Georges Gara (directeur artistique fondateur de Juventus). Photo : (c) Bruno Serrou

Arrivé en retard au récital de Frédéric Vaysse-Knitter pour raison de problèmes inhérents à la SNCF, j’ai été contraint d’entrer dans la salle du théâtre lumières éteintes tandis que le brillant pianiste français jouait le Presto de la Sonate en mi bémol majeur Hob. XVI/52 de Joseph Haydn. Entré côté cour, j’ai voulu me rendre à jardin pour voir les doigts de l’interprète courir sur le clavier. Muni de mon smartphone en guise d’éclairage discret, je me suis pris le pied dans un fauteuil cassé resté grand ouvert, tombant violemment au point d’en avoir aujourd’hui encore quelques séquelles à la jambe et au bras gauches… J’ai contenu un cri de douleur que j’aurais sans doute libéré dans un contexte autre et le vocabulaire fleuri qui m’est coutumier, pour m’asseoir dignement en bout de rang, attendant que mes maux s’éteignent d’eux-mêmes. Si bien que je n’ai retrouvé mes esprits que durant le beau Nocturne en ut mineur op. 48/1 de Frédéric Chopin. Vaysse-Knitter en a donné une interprétation sobre et réservée tout en suscitant une intense émotion. Le pianiste français a clairement établi la filiation Chopin-Debussy-Liszt. D’abord avec le premier livre d’Images de Debussy qui a sonné ample et clair pour atteindre une beauté plastique stupéfiante. Vaysse-Knitter a choisi de remplacer la Vallée d'Obermann extraite de la Première Année de pèlerinage de Franz Liszt initialement programmée pour y substituer la septième des Harmonies poétiques et religieuses, Funérailles, qu'il a dédiée à Pierre Boulez. Son interprétation s'est imposée par sa puissance, sa gravité, sa richesse harmonique, Vaysse-Knitter tirant de cette oeuvre solennelle la diversité sonore d’un grand orchestre symphonique. Enfin, Poisson d’or extrait du second livre d’Images de Debussy, fluide avec un toucher aérien d’une étourdissante virtuosité.

Les dix Lauréats Juventus réunis dans Rameau. Photo : (c) Bruno Serrou

Moins d’une heure après la fin de ce premier concert, commençait la seule soirée de l’édition 2016 de Juventus. Dix Lauréats ont répondu présent pour ce moment unique pour affirmer leur indéfectible soutien à la manifestation qui leur a ouvert la carrière internationale de soliste et de chambriste : les violonistes géorgienne Liana Gourdjia (Lauréate 2008) et ukrainien Graf Mourja (Lauréat 1994), l’altiste belge Nathan Braude (Lauréat 2008), les violoncellistes française Hermine Horiot (Lauréate 2012) et russe Alexey Stadler (Lauréat 2014), la contrebassiste française Laurène Durantel (Lauréate 2013), le clarinettiste belge Ronald Van Spaendonck (Lauréat 1991), le corniste français Félix Dervaux (Lauréat 2015), et les pianistes français Frédéric Vaysse-Knitter (Lauréat 2002) et roumain Ferenc Vizi (Lauréat 1995). Tous réunis devant une salle comble. 

Frédéric Vaysse-Knitter et Félix Dervaux. Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme de l’unique concert de musique de chambre de Juventus 2016 s’est avéré riche, varié et pour le moins audacieux. C’est le dernier Lauréat à ce jour, Félix Dervaux (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/07/juventus-de-cambrai-intronise-felix.html), qui l’a, jouant depuis les dégagements de la salle tout en avançant vers le plateau les appels de Siegfried du deuxième acte de l’opéra éponyme de Richard Wagner, appels avec lesquels le héros de la deuxième journée de l’Anneau du Nibelung réveille le Géant Fafner dormant sur son trésor. Le souffle du jeune cor solo de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam (1) est impressionnant de maîtrise, de précision et de pureté, tandis que l’oreille interne de l’auditeur entendait les réponses et le soutien de l’orchestre wagnérien résonner. C'est à lui qu'est revenu le soin d'allumer côté jardin les six bougies du traditionnel candélabre qui veille sur chacune des éditions et qui sont éteintes le dernier jour.

Ferenc Vizi, Alexey Stadler, Nathan Braude et Liana Gourdjia. Photo : (c) Bruno Serrou

Puis ce fut au tour des discours. La présidente de la nouvelle association Juventus-Europe, Annick Lozé, a fait part de sa volonté de faire perdurer cette belle idée dont la réussite est avérée et dont l’écho s’est depuis longtemps répandu à travers l’Europe, portant actuellement quasi à lui seul le renom de la sous-préfecture du Nord. Autre discours, plus politique celui-là, celui de l’Adjointe au maire de Cambrai, qui, tout en affirmant souhaiter le maintien de la manifestation dans sa ville, n’a rien dit de concret sur les moyens et sur l’envie réelle de cette éventualité, mais que l’été sera décisif avant une prise de décision dès septembre prochain. Enfin, le nouveau directeur administratif de Juventus, Fabrice Laurent, a assuré que Juventus sera maintenu, quoi qu’il arrive, de préférence à Cambrai, mais en cas de renoncement des édiles locales, une solution de replis est d’ores et déjà à l’étude, dans la région des Hauts de France ou ailleurs en France, avec, quelle que soit la réponse apportée, une encrage plus fort en déployant la programmation et l’action vers les publics divers et les jeunes Lauréats sur l’année entière avec des événements ponctuels qui conduiront au festival de juillet.

Ronald Van Spaendonck. Photo : (c) Bruno Serrou

En écho aux propos des officiels, les dix Lauréats ont joué de concert un arrangement pour cordes et clarinette d'une page délicieuse venue du Bourgeois gentilhomme de Jean-Baptiste Lully. Emu, la voix tremblotante et grave, Georges Gara, directeur artistique et fondateur de Juventus, a regretté les chamailleries ridicule et les fausses accusations déversées avec fiel par son ex-président, avant de se montrer optimiste pour l’avenir de sa manifestation et de remercier les cent-six Lauréats Juventus, puis de s’effacer en lançant un lumineux « Que le spectacle continue ». 

Laurène Durantel (contrebasse) et Frédéric Vaysse-Knitter (piano). Photo : (c) Bruno Serrou

Tandis qu’il avait travaillé l’œuvre annoncée depuis plusieurs mois dans les supports de promotion du festival, la Sonate pour cor et piano en mi bémol majeur de Paul Hindemith, Félix Dervaux a eu la surprise de constater que son partenaire d’un soir, Frédéric Vaysse-Knitter, avait préparé la Sonate pour cor et piano en fa majeur du même compositeur… C’est donc en moins de vingt-quatre heures qu’il s’est mis en bouche une partition qu’il n’avait jamais travaillée et dans la seule perspective de ce concert. Cette première sonate est heureusement l’une des plus belles pages de la musique de chambre du compositeur allemand. Malgré le manque de préparation du corniste, les deux interprètes ont exalté le romantisme du cor, le lyrisme altier des deux premiers mouvements, le tragique du finale.

Graf Mourja et Liana Gourdjia (violons), Nathan Braude et Léa Hennino (altos), Alexey Stadler et Hermine Horiot (violoncelles). Photo : (c) Bruno Serrou

Le Quatuor n° 1 pour piano, violon, alto et violoncelle en sol mineur KV. 478 de Mozart a été interprété avec chaleur et autorité par Liana Gourdjia, Nathan Braude, Alexey Stadler et Ferenc Vizi, qui en ont restitué le tragique et la vitalité mélodique avec une dextérité impressionnante. Ronald a choisi l’humour et la dérision pour se moquer des « faiseurs d’histoire » qui cherchent à tuer Juventus en choisissant l’Arlequin pour clarinette seule du clarinettiste-compositeur Louis Cahuzac (1880-1960) – aurait-il quelque rapport avec l’ex-ministre Jérôme Cahuzac ?). Ferenc Vizi a rendu hommage à Pierre Boulez, qu’il a présenté comme un compositeur certes difficile mais qu’il convient d’écouter avec attention, en interprétant devant une salle particulièrement concentrée, les Douze Notations pour piano, certaines étant développées pour le grand orchestre plusieurs décennies plus tard. Quoique jouant avec partition, le pianiste roumain a su tirer de ces paysages miniatures d’une extrême densité toute la poésie et les sonorités cristallines et résonnantes, en faisant presque des classiques. Entendant divertir le public avec un petit intermède entre deux œuvres, la contrebassiste Laurène Durantel, longue jeune femme filiforme jouant en chaussettes, et Frédéric Vaysse-Knitter se sont lancé dans Après un rêve de Gabriel Fauré fantasque et décalée, avant de laisser la place à l’une des pages les plus célèbres de Piotr I. Tchaïkovski, Souvenir de Florence pour sextuor à cordes en ré mineur op. 70. Dans une interprétation enlevée, juvénile, vigoureuse et brillamment chantante, les six musiciens, Graf Mourja et Liana Gourdjia (violons), Nathan Braude (alto), Alexey Stadler et Hermine Horiot (violoncelles) renforcés pour l’occasion par l’altiste invitée Léa Hennino, ont donné à cette œuvre toute la luminosité et la ferveur propre à l’italianita qu’a su intégrer Tchaïkovski dans cette partition peu ordinaire dans sa création. Mais je n’ai pu m’empêcher de remarquer que les trois hommes se sont réservé les premiers pupitres, reléguant les trois femmes aux seconds…

Georges Gara entouré des Lauréats Juventus et de quelques techniciens de plateau. Photo : (c) Bruno Serrou

A l’issue du concert, Georges Gara a soufflé les bougies du candélabre, à l’exception d’une seule, en signe d’espérance de survie de Juventus ou de sa pérennité grâce à la réussite et au renom international de ses cent-six lauréats en un quart de siècle d’existence.

Bruno Serrou

1) Poste dont Félix Dervaux vient de démissionner avant de prendre une année sabbatique dans le but de réfléchir sur son avenir et ses choix artistiques.  

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