Cambrai (Nord). Théâtre-Conservatoire de la Ville. Samedi 2 juillet
2016
Cambrai, le conservatoire (à gauche) et le théâtre (à droite). Photo : (c) Bruno Serrou
Fondé voilà vingt-cinq ans,
festival hors normes à la programmation ambitieuse et au profit des jeunes
musiciens européens, Juventus est sous la menace de sa désintégration. Non pas pour
des raisons financières, les moyens dont il dispose ayant toujours été modestes
mais intelligemment utilisés, mais pour cause de conflit digne du village de
Cloche-merle, puisque résultant de mesquineries de bas étage de son
ex-président. Créée en 1991 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans dans le Doubs à
l’initiative du Hongrois Georges Gara, par ailleurs chargé de la programmation
musicale du Théâtre de la Ville de Paris, cette manifestation unique en son
genre est implantée depuis dix-huit ans dans le théâtre et le conservatoire de
Cambrai.
Frédéric Vaysse-Knitter (piano). Photo : (c) Bruno Serrou
L’objet de ce rendez-vous estival
est de repérer, à leur insu, les jeunes solistes européens de grand talent
avant même le début de leur carrière, et qui deviendront par cooptation dès l’année
suivante d’anciens Lauréats Juventus. La première promotion Juventus a compté
en ses rangs le violoncelliste Xavier Phillips et le pianiste Alexandre
Tharaud, puis, en 1992, le violoncelliste Marc Coppey et le contreténor Andreas
Scholl. L’année suivante, le hautboïste François Leleux et le flûtiste Emmanuel
Pahud les rejoignaient... Tous ces artistes et beaucoup d’autres sont les
signataires de deux lettres de soutien à Georges Gara, ce qui atteste de l’émoi
suscité par la mise en danger d’une manifestation depuis son édition du 25e
anniversaire (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/07/juventus-de-cambrai-intronise-felix.html),
l’une par dix-sept personnalités musicales, de Natalie Dessay à Nicolas Bacri,
l’autre par les cent-six Lauréats Juventus.
Fabrice Laurent (Secrétaire général Juventus-Europe), l'Adjointe au Maire de Cambrai, et Annick Lozé (Présidente Juventus-Europe). Photo : (c) Bruno Serrou
Ces bassesses ont empêché
l’édition 2016 de se dérouler dans des conditions normales. Ainsi, au lieu de
la décade habituelle, la manifestation s’est déployée sur deux jours, avec deux
concerts le samedi dans l’enceinte du Théâtre de Cambrai, et sans nouveau
lauréat pour succéder au corniste Félix Dervaux. L’avenir de Juventus se jouera
peut-être à Cambrai, peut-être ailleurs, voire autant à Cambrai qu’autre part, ce
qui sera décidé dans les mois à venir. Ce qui est certain en tout cas, c’est
que cette histoire ridicule et qui n’a pas lieu d’être dont est victime
Juventus n’entame en rien la passion et l’enthousiasme de Georges Gara,
ainsi que de Fabrice Laurent, Secrétaire général Juventus-Europe, et de leur équipe.
En tout cas, les deux concerts du
2 juillet ont connu un succès public impressionnant, les Cambrésis étant venu
en rangs serrés soutenir leur festival, qui contribue largement au renom de la
cité du Nord dans toute l’Europe, une cité qui a perdu son aura depuis que
Lille lui a pris sa préfecture puis son archevêché.
Georges Gara (directeur artistique fondateur de Juventus). Photo : (c) Bruno Serrou
Arrivé en retard au récital de
Frédéric Vaysse-Knitter pour raison de problèmes inhérents à la SNCF, j’ai été
contraint d’entrer dans la salle du théâtre lumières éteintes tandis que le
brillant pianiste français jouait le Presto de la Sonate en mi bémol majeur Hob. XVI/52 de Joseph Haydn. Entré côté
cour, j’ai voulu me rendre à jardin pour voir les doigts de l’interprète courir
sur le clavier. Muni de mon smartphone en guise d’éclairage discret, je me suis
pris le pied dans un fauteuil cassé resté grand ouvert, tombant violemment au
point d’en avoir aujourd’hui encore quelques séquelles à la jambe et au bras
gauches… J’ai contenu un cri de douleur que j’aurais sans doute libéré dans un
contexte autre et le vocabulaire fleuri qui m’est coutumier, pour m’asseoir
dignement en bout de rang, attendant que mes maux s’éteignent d’eux-mêmes. Si
bien que je n’ai retrouvé mes esprits que durant le beau Nocturne en ut mineur op. 48/1 de Frédéric Chopin. Vaysse-Knitter
en a donné une interprétation sobre et réservée tout en suscitant une intense
émotion. Le pianiste français a clairement établi la filiation Chopin-Debussy-Liszt.
D’abord avec le premier livre d’Images
de Debussy qui a sonné ample et clair pour atteindre une beauté plastique
stupéfiante. Vaysse-Knitter a choisi de remplacer la Vallée d'Obermann extraite de la Première Année de pèlerinage de Franz Liszt initialement programmée pour y substituer la septième des Harmonies
poétiques et religieuses, Funérailles, qu'il a dédiée à Pierre Boulez. Son interprétation s'est imposée par sa puissance, sa gravité, sa richesse harmonique, Vaysse-Knitter tirant de cette oeuvre solennelle la diversité sonore d’un grand orchestre symphonique. Enfin, Poisson d’or extrait du second livre d’Images de Debussy, fluide avec un
toucher aérien d’une étourdissante virtuosité.
Les dix Lauréats Juventus réunis dans Rameau. Photo : (c) Bruno Serrou
Moins d’une heure après la fin de
ce premier concert, commençait la seule soirée de l’édition 2016 de Juventus. Dix
Lauréats ont répondu présent pour ce moment unique pour affirmer leur
indéfectible soutien à la manifestation qui leur a ouvert la carrière
internationale de soliste et de chambriste : les violonistes géorgienne Liana
Gourdjia (Lauréate 2008) et ukrainien Graf Mourja (Lauréat 1994), l’altiste belge
Nathan Braude (Lauréat 2008), les violoncellistes française Hermine Horiot (Lauréate
2012) et russe Alexey Stadler (Lauréat 2014), la contrebassiste française
Laurène Durantel (Lauréate 2013), le clarinettiste belge Ronald Van Spaendonck
(Lauréat 1991), le corniste français Félix Dervaux (Lauréat 2015), et les
pianistes français Frédéric Vaysse-Knitter (Lauréat 2002) et roumain Ferenc
Vizi (Lauréat 1995). Tous réunis devant une salle comble.
Frédéric Vaysse-Knitter et Félix Dervaux. Photo : (c) Bruno Serrou
Le programme de l’unique concert de musique de chambre de Juventus 2016 s’est avéré riche, varié et pour le moins audacieux. C’est le dernier Lauréat à ce jour, Félix Dervaux (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/07/juventus-de-cambrai-intronise-felix.html), qui l’a, jouant depuis les dégagements de la salle tout en avançant vers le plateau les appels de Siegfried du deuxième acte de l’opéra éponyme de Richard Wagner, appels avec lesquels le héros de la deuxième journée de l’Anneau du Nibelung réveille le Géant Fafner dormant sur son trésor. Le souffle du jeune cor solo de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam (1) est impressionnant de maîtrise, de précision et de pureté, tandis que l’oreille interne de l’auditeur entendait les réponses et le soutien de l’orchestre wagnérien résonner. C'est à lui qu'est revenu le soin d'allumer côté jardin les six bougies du traditionnel candélabre qui veille sur chacune des éditions et qui sont éteintes le dernier jour.
Ferenc Vizi, Alexey Stadler, Nathan Braude et Liana Gourdjia. Photo : (c) Bruno Serrou
Puis ce fut au tour des discours. La présidente
de la nouvelle association Juventus-Europe, Annick Lozé, a fait part de sa volonté de faire perdurer cette
belle idée dont la réussite est avérée et dont l’écho s’est depuis longtemps
répandu à travers l’Europe, portant actuellement quasi à lui seul le renom de
la sous-préfecture du Nord. Autre discours, plus politique celui-là, celui de l’Adjointe
au maire de Cambrai, qui, tout en affirmant souhaiter le maintien de la
manifestation dans sa ville, n’a rien dit de concret sur les moyens et sur l’envie
réelle de cette éventualité, mais que l’été sera décisif avant une prise de
décision dès septembre prochain. Enfin, le nouveau directeur administratif de
Juventus, Fabrice Laurent, a assuré que Juventus sera maintenu, quoi qu’il
arrive, de préférence à Cambrai, mais en cas de renoncement des édiles locales,
une solution de replis est d’ores et déjà à l’étude, dans la région des Hauts
de France ou ailleurs en France, avec, quelle que soit la réponse apportée, une
encrage plus fort en déployant la programmation et l’action vers les publics
divers et les jeunes Lauréats sur l’année entière avec des événements ponctuels
qui conduiront au festival de juillet.
Ronald Van Spaendonck. Photo : (c) Bruno Serrou
En écho aux propos des officiels, les dix
Lauréats ont joué de concert un arrangement pour cordes et clarinette d'une page délicieuse venue du Bourgeois gentilhomme de Jean-Baptiste Lully. Emu, la voix tremblotante et grave, Georges Gara, directeur artistique et fondateur de Juventus, a regretté les chamailleries ridicule et les fausses accusations déversées avec fiel par son ex-président, avant de se montrer optimiste pour l’avenir de sa manifestation et de remercier les cent-six Lauréats Juventus, puis de s’effacer en lançant un lumineux « Que le spectacle continue ».
Laurène Durantel (contrebasse) et Frédéric Vaysse-Knitter (piano). Photo : (c) Bruno Serrou
Tandis
qu’il avait travaillé l’œuvre annoncée depuis plusieurs mois dans les supports
de promotion du festival, la Sonate pour
cor et piano en mi bémol majeur de Paul Hindemith, Félix Dervaux a eu la
surprise de constater que son partenaire d’un soir, Frédéric Vaysse-Knitter,
avait préparé la Sonate pour cor et piano
en fa majeur du même compositeur… C’est donc en moins de vingt-quatre heures
qu’il s’est mis en bouche une partition qu’il n’avait jamais travaillée et dans
la seule perspective de ce concert. Cette première sonate est heureusement l’une
des plus belles pages de la musique de chambre du compositeur allemand. Malgré
le manque de préparation du corniste, les deux interprètes ont exalté le
romantisme du cor, le lyrisme altier des deux premiers mouvements, le tragique
du finale.
Graf Mourja et Liana Gourdjia (violons), Nathan Braude et Léa Hennino (altos), Alexey Stadler et Hermine Horiot (violoncelles). Photo : (c) Bruno Serrou
Le Quatuor n° 1 pour piano, violon, alto et violoncelle en sol mineur KV.
478 de Mozart a été interprété avec chaleur et autorité par Liana Gourdjia,
Nathan Braude, Alexey Stadler et Ferenc Vizi, qui en ont restitué le tragique
et la vitalité mélodique avec une dextérité impressionnante. Ronald a choisi l’humour
et la dérision pour se moquer des « faiseurs d’histoire » qui cherchent
à tuer Juventus en choisissant l’Arlequin
pour clarinette seule du clarinettiste-compositeur Louis Cahuzac (1880-1960) –
aurait-il quelque rapport avec l’ex-ministre Jérôme Cahuzac ?). Ferenc
Vizi a rendu hommage à Pierre Boulez, qu’il a présenté comme un compositeur
certes difficile mais qu’il convient d’écouter avec attention, en interprétant
devant une salle particulièrement concentrée, les Douze Notations pour piano, certaines étant développées pour le
grand orchestre plusieurs décennies plus tard. Quoique jouant avec partition,
le pianiste roumain a su tirer de ces paysages miniatures d’une extrême densité
toute la poésie et les sonorités cristallines et résonnantes, en faisant
presque des classiques. Entendant divertir le public avec un petit intermède
entre deux œuvres, la contrebassiste Laurène Durantel, longue jeune femme filiforme
jouant en chaussettes, et Frédéric Vaysse-Knitter se sont lancé dans Après un rêve de Gabriel Fauré fantasque et décalée, avant de laisser la place à l’une des pages les plus
célèbres de Piotr I. Tchaïkovski, Souvenir
de Florence pour sextuor à cordes en ré mineur op. 70. Dans une interprétation
enlevée, juvénile, vigoureuse et brillamment chantante, les six musiciens, Graf
Mourja et Liana Gourdjia (violons), Nathan Braude (alto), Alexey Stadler et Hermine
Horiot (violoncelles) renforcés pour l’occasion par l’altiste invitée Léa
Hennino, ont donné à cette œuvre toute la luminosité et la ferveur propre à l’italianita qu’a su intégrer Tchaïkovski
dans cette partition peu ordinaire dans sa création. Mais je n’ai pu m’empêcher
de remarquer que les trois hommes se sont réservé les premiers pupitres,
reléguant les trois femmes aux seconds…
Georges Gara entouré des Lauréats Juventus et de quelques techniciens de plateau. Photo : (c) Bruno Serrou
A l’issue du concert, Georges
Gara a soufflé les bougies du candélabre, à l’exception d’une seule, en signe d’espérance
de survie de Juventus ou de sa pérennité grâce à la réussite et au renom
international de ses cent-six lauréats en un quart de siècle d’existence.
Bruno Serrou
1) Poste dont Félix Dervaux vient
de démissionner avant de prendre une année sabbatique dans le but de réfléchir
sur son avenir et ses choix artistiques.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire