Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 18 septembre 2014
Daniele Gatti et l'Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées. Photo : DR
C’est sur une œuvre rare, bien qu’il
s’agisse d’un pur joyau du romantisme, réunissant toute les forces de l’Orchestre
National de France et du Chœur de Radio France, que Daniele Gatti a ouvert au
Théâtre des Champs-Elysées la saison musicale des formations de la radio. Roméo et Juliette op. 17 H. 79 d’Hector
Berlioz est en effet une œuvre peu courue au concert. Symphonie dramatique, sa
forme et ses effectifs hors normes la classent de facto parmi les partitions les moins fréquentées du répertoire. Comme
le précise Berlioz dans sa préface, bien que les voix y soient souvent
employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie
avec chœurs. Si le chant intervient rapidement dans le cours de l’œuvre, ce n’est,
toujours selon Berlioz, qui a confié le livret à Emile Deschamps, que pour
préparer l’auditeur aux scènes dramatiques dont sentiments et passions doivent
être exprimées par le seul orchestre.
Hector Berlioz (1803-1869).
Ainsi, Berlioz est-il allé beaucoup
plus loin en 1839 avec Roméo et Juliette
que Beethoven avec sa Neuvième Symphonie
en 1822-1824. Il s’agit en effet bel et bien ici de musique à programme, où l’orchestre
est chargé de décrire l’action, les faits et gestes des héros tandis que les
voix ne font que les ponctuer et commenter, alors que le compositeur condense
le drame de Shakespeare en éliminant quantité d’éléments tout en se focalisant sur
certains et en amplifiant d’autres, ce que fera en 1906 par exemple Gustav
Mahler dans sa Huitième Symphonie qui
condense dans sa seconde partie le Second
Faust de Goethe, mais chez Mahler la voix est quasi omniprésente. Mais, là
où cette dernière partition est lumineuse et optimiste, celle de Berlioz est
sombre et douloureuse. Ses sept mouvements distribués en trois parties qui
amalgament musique instrumentale et opéra, suivent les contours de la tragédie
de Shakespeare. Seul Frère Laurence est vocalement incarné, tandis que les
amants Roméo et Juliette ne chantent pas, Berlioz ne voulant surtout pas sombrer
dans les clichés du duo d’opéra. Avec la musique instrumentale seule, il peut
se libérer du carcan opératique pour donner libre cours à son imagination et à
celle de son auditoire. Il se libère ainsi du caractère impudique et limité du
verbe pour exprimer dans sa symphonie dramatique sa passion pour l’actrice
irlandaise Harriet Smithson qu’il découvre dans les rôles d’Ophélie (Hamlet) et
Juliette en 1827, et qu’il décrit musicalement dès la Symphonie fantastique en 1830, avant de l’épouser trois ans plus
tard. Composé grâce au don de 20.000 francs dont l’a gratifié Niccolò Paganini en
réparation de son refus de créer Harold
en Italie, Roméo et Juliette, qui
est dédié au célèbre violoniste italien, sera malgré sa forme atypique le plus
grand succès de la carrière de son auteur.
William Shakespeare (1564-1616). Photo : DR
Bien que d’aucuns émettent
quantité de réserves sur la partition, il n’en demeure pas moins que Roméo et Juliette est sans doute l’œuvre de Berlioz la plus accomplie et puissamment
originale. Dans ce pur joyau de la Musique, l’usage des effectifs choraux
dénote le sens du discours dramatique de Berlioz, qui fait tout d’abord appel à
quatorze choristes, avant de faire entendre plus loin le chœur d’hommes des
Capulet derrière la scène, puis dans la cérémonie funèbre l’effectif entier réunissant
hommes et femmes du clan des Capulet, avant de réunir Capulet et Montagu autour
du frère Laurence, et de conclure avec les trois chœurs pour la scène de
réconciliation. Les scènes du jardin et du cimetière, le dialogue des amants,
les apartés de Juliette, les élans passionnés de Roméo, les duos d’amour et de
désespoir sont confiés au seul orchestre, les mots n’ayant ici plus la capacité
d’exprimer l’insondable et ayant au contraire l'aptitude de donner chair à ce
qui pour Berlioz tenait d’un supra-langage, la musique pure allant ici bien
au-delà de la simple description.
Daniele Gatti. Photo : DR
A l’instar de son Klagende Lied de Mahler en octobre 2009 au
Théâtre du Châtelet, Daniele Gatti a donné de Roméo et Juliette de Berlioz une interprétation énergique et tendue,
emplie de soubresauts, dans des tempi
parfois distendus - au point de dépasser d’un quart d’heure la durée d’exécution
moyenne de l’œuvre -, notamment dans la Scène
d’amour, qui s’est avérée trop étirée au point d’être plus ou moins défaite
de sa prégnante sensualité. Ce qui a empêché de saisir pleinement combien le
duo de Tristan und Isolde de Wagner doit à ce troisième
mouvement de la symphonie dramatique de son aîné de dix ans. S’il s’était agi
ici d’extase sonore à l’instar de ce que propose Pierre Boulez dans son
enregistrement live de l’œuvre avec l’Orchestre
de Cleveland en 2000 (CD DG), l’oreille eut été comblée, mais ici, le manque de
finesse des textures de l’Orchestre National de France (sécheresse des attaques
de cors, acidité des premiers violons, homogénéité non affermie entre les
pupitres, etc.) n’a pas pu combler l’attente de l’auditeur. Pourtant, le chef
italien a su mettre en valeur les infinis détails de l’orchestration exposés en
toute clarté, tandis que les combats entre Capulet et Montagu se sont imposés
dans leur virulente singularité. Altos, violoncelles et contrebasses se sont
illustrés par leurs sonorités feutrées et le velouté de leur chant, tout comme
les bois et les cuivres, mais la fusion entre les pupitres n’a pas toujours été
sereine, contrairement à ce que l’on avait pu apprécier la veille Salle Pleyel au
sein de l’Orchestre de Paris. Les solistes sont sans reproche, si ce n’est une
articulation peu claire, surtout de la part de la soprano française Marianne
Crebassa, au mezzo pourtant généreux, tandis que le ténor italien Paolo Fanale,
voix fluide et bien timbrée, et la basse italienne Alex Esposito, excellent
Frère Laurence, ont été plus compréhensibles, malgré un accent prononcé chez le
second. Préparé par Howard Arman et Mark Korovitch, le Chœur de Radio France n’a
pas démérité, en dépit de décalages qui n’ont guère amoindri leur prestation,
proche de l’excellence.
Bruno Serrou
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