Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 12 avril 2025
Un immense poète a « parlé » ce soir au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano****. Âgé de 85 ans, Stephen Bishop a donné un récital d’une beauté, d’une tendre nostalgie, tout simplement bouleversant. Blessé au genou, donc se déplaçant lentement, il a ouvert son somptueux programme par une sélection d’intermezzi op. 116 et 118 de Johannes Brahms aux climats magnifiquement variés, suivis d’une fabuleuse Sonate n° 30 de Ludwig van Beethoven, intense et onirique. La seconde partie était entièrement dédiée à la douloureuse Sonate n° 21 posthume de Franz Schubert, bouillonnante de l’intérieur, d’une tendre mélancolie, avec un Andante d’une émotion si intense que l’on ne pouvait que pleurer à l’écoute de ce mouvement précédé d’un mouvement initial joué tel un murmure, à l’instar de tout le programme, qui était une invitation à l’écoute intérieure. Pas un bruit dans la salle, portée par la densité du propos offert par le pianiste d’origine américano-croate
Voilà dix ans, Stephen Bishop se
présentait en concert et sur les pochettes de ses disques sous le patronyme de
son père croate, Kovacevich. Cette fois c’est sous celui de sa mère états-unienne,
Bishop, qu’il s’est produit en récital au Théâtre des Champs-Elysées à l’invitation
de par Piano****. C’est ainsi qu’il aura agi tout au long de sa carrière (1),
réunissant de temps à autres les deux noms de ses parents pour devenir Stephen
Bishop-Kovacevich, tandis que lorsque je l’interviewais chez lui en octobre
2015, j’avais pris rendez-vous avec dénommé Stephen Kovacevich (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/11/dossier-limmense-pianiste-stephen.html)…
A quelques mois de son quatre-vingt-cinquième anniversaire (il est né le 17
octobre 1940), le pianiste californien vivant à Londres depuis 1958 a donné
samedi à Paris un récital d’une beauté irradiante, assis très bas devant l’instrument,
ses doigts caressant littéralement le clavier dont il a tiré des sonorités d’une
douceur ineffable mais aux contrastes saisissants, donnant à chacune des œuvres
qu’il a sélectionnées une profondeur et une densité poétique extraordinaires,
envoûtant deux heures durant la salle entière du Théâtre des Champs-Elysées.
Son programme l’a conduit à jouer
dans son jardin. Musicien au talent immense, travaillant intensément son piano
avant chaque concert, rarement satisfait de ses prestations, il est surtout
connu pour ses interprétations de Beethoven, Schubert et Brahms. C’est avec ce
dernier qu’il a ouvert son programme, proposant une sélection de cinq pièces
extraites des deux derniers recueils pianistiques, deux des sept Fantaisies op. 116 composées à Bad Ischl
en 1892, l’Intermezzo en mi majeur
(Adagio) et le Capriccio en ré mineur
(Allegro agitato), donnant à ces deux pièces leur magie nocturne, et trois
des six Klavierstücke op. 118 au
caractère plus introspectif composés pendant l’été 1893 et dédiées à Clara
Schumann, la quatrième, Intermezzo
Allegretto un poco agitato, la deuxième, Intermezzo Andante teneramente et la sixième, Intermezzo Andante largo e mesto. « Je joue tous les Brahms de
la maturité, me disait-il en octobre 2015. Ses Pièces courtes sont de grandes œuvres,
et elles sonnent comme un orchestre. » Qu’ajouter de plus à cette phrase en
guise de commentaire, tant ce que dit ici l’interprète est ce que l’on trouve à
son écoute à dix ans de distance… Non pas un orchestre miroitant et polychrome,
mais une phalange symphonique sonnant densément avec des couleurs automnales
soutenues par des timbales résonant abondamment mais de façon intimiste.
Remarquable interprète de
Beethoven, qu’il investit jusqu’au plus secret de chaque note en lui donnant limpidité, sérénité, grandeur, onirisme exhaussés par un son ample et
chaud qui lui est propre, Stephen Bishop a donné de la Sonate n° 30 en mi majeur op. 109 une interprétation d’une
limpidité fabuleuse, l’œuvre du Titan de Bonn sonnant avec une force naturelle et
contenue particulièrement prenante. Beethoven, qu’il a « compris » au
contact de sa professeure Myra Hess, qu’il conquit en lui jouant cet op. 109, son auteur ayant fait l’objet
de son tout premier disque en février 1968 avec rien moins que les Variations Diabelli, gravure qui reste cinquante-sept
ans après sa réalisation l’une des plus extraordinaires qui se puisse trouver. De
cette sonate dédiée à Maximiliana Brentano, Bishop souligne en poète les
contrastes entre dépouillement et plénitude sonore, optimisme et gravité dans
le mouvement initial, jusqu’à la reprise finale, jouée en un pianissimo en apesanteur, avant le
vivifiant crescendo de la cadence. Le
Prestissimo atteint sous les doigts
de Bishop une force dramatique saisissante tant l’angoisse est communiquée avec
une simplicité confondante, le pianiste jouant les doigts en apesanteur,
jusques et y compris dans la série de variations du finale sur un thème proche
du premier lied (Auf dem Hügel sitz’ich,
spähend - Je suis assis sur la colline,
observant) du cycle de lieder An die
ferne Geliebte (A la bien-aimée
lointaine) op. 98 sur des poèmes
d’Alois Jeitteles (1794-1858), variations plus complexes et denses les unes que
les autres mais jouées avec un éclat et une agilité qui transcendent le chant et l’expression.
La seconde
partie du récital était entièrement occupée par l’ultime sonate de Franz
Schubert, la Sonate n° 21 en si bémol
majeur D. 960, op. posthume composée en septembre 1828, à l’instar des Sonates D. 958 et 959, publiée en 1839 avec une dédicace à Robert Schumann ajoutée
par l’éditeur Anton Diabelli alors que son auteur pensait à Johann Nepomuk Hummel
(1778-1837), proche de Beethoven. « J’aime faire les reprises, mais
je ne les fais qu’en fonction de la façon dont je ressens le public. Je n’ai
pas de position tranchée. J’aime les faire, bien sûr, mais cela dépend de la
salle. Si je la sens concentrée, je les fais. Un chef d’orchestre m’a dit un
jour à propos d’un concerto : ’’Si vous prenez le premier mouvement, si
vous le répétez c’est trop long ; si vous ne le reprenez pas, c’est trop
court’’. Et c’est vrai. C’est pourquoi je suis content de répéter, mais je n’exécute
pas toujours les reprises. » Samedi, Stephen Bishop était apparemment
content du public et du climat de la salle, respectant le plus possible de da capo, interprétant l’œuvre de façon
si puissamment douloureuse et introspective qu’elle a atteint une densité
inouïe, jusqu’à la déchirure, la force intérieure qui émanait de l’interprétation
du pianiste ayant la consistance d’une déchirure interne, d’un désespoir
pudique et noble mais si intensément expressive qu’elle n’a cessé de
bouleverser le Théâtre des Champs-Elysées d’où aucun son autre que ceux du
Steinway joué par Bishop n’était perceptible, tandis que le pianiste
américano-croate multipliait à satiété les variations de climats, de couleurs
et de luminosité de chacun des quatre mouvements de la sonate, dès la mélodie
initiale du Molto moderato qui ouvre
l’œuvre qui, sous les doigts de Bishop à peine assis surgit d’un rêve avant de
s’affirmer avec une nostalgie plus ou moins sereine qui, amplifiée jusqu’au
drame intime par un Andante sostenuto au
climat nocturne venu d’outre-tombe, emporte la partition jusqu’aux deux tiers
de l’Allegro final, lequel, après la
détente onirique du Scherzo se
présentant telle une délicieuse respiration,
termine brillamment l’œuvre dans un Presto
enjoué qui clôt la série des vingt-et-une sonates de Schubert moins de deux
mois avant sa mort. Ce qu’offre à écouter Stephen Bishop est si dense et d’une
humanité si profonde que l’on ne ressent à aucun moment l’impression de « divine
longueur » trop souvent relevée à l’audition des sonates du Viennois, le
temps passant au contraire trop rapidement tant l’interprétation est riche,
puissante, diverse.
Bruno Serrou
1) « Maintenant,
je joue sous le nom de ma mère, m’affirmait-il lorsque je l’interviewais en
octobre 2015. Cette dernière a fait un terrifiant mariage avec un nommé Bishop.
Au début de ma carrière j’ai porté le nom de mon père, puis je l’ai associé à
celui de ma mère, que j’ai fini par adopter… Mais je pense que ce sera mon
dernier changement de nom (rires). » Dix ans plus tard, voilà notre
musicien revenu au patronyme paternel…
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