dimanche 13 avril 2025

Délicate et intense mélancolie de Nelson Gœrner poussant Edgar Moreau à l’expressivité lors d’un concert Piano**** au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Vendredi 11 avril 2025 

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Programme d’une douce mélancolie mêlée de déchirants soubresauts ce soir au Théâtre des Champs-Elysées dans la série Piano****, avec le violoncelle d’Edgar Moreau aux sonorités pleines et charnelles et le bouillonnant et délectable piano de Nelson Gœrner, dans les deux Sonates pour violoncelle et piano de Johannes Brahms (la seconde était d’une poésie irradiante côté piano et d’une belle qualité sonore côté violoncelle auquel il a néanmoins manqué chaleur et passion), puis la bouleversante Sonate pour violoncelle et piano de César Franck arrangée par Jules Delsart portée avec flamme par Gœrner de ses sonorités pleines et ardentes qui ont avivé l’expressivité de Moreau 

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est non pas une soirée consacrée au seul instrument-roi qu’a proposé vendredi soir Piano****, mais de sonate violoncelle/piano. Cette association aura fait les grandes soirées de musique de chambre de l’ère romantique, mêlant à l’instrument percussif et résonnant qu’est le piano les sonorités larges, le moelleux et la richesse expressive proprement humaines du violoncelle. En associant le Hambourgeois Johannes Brahms au Liégeois César Franck, ce sont trois immenses chefs-d’œuvre que le violoncelliste français et le pianiste argentin ont réuni dans une soirée unique, dont deux partitions nées en 1886, la seconde sonate de Brahms et la sonate de Franck, cette dernière ayant été originellement conçue pour le violon d’Eugène Ysaÿe.

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme où coule une sève abondante et généreuse, a été ouvert avec les deux Sonates de Brahms, pour qui la figure tutélaire de Beethoven a longtemps été source de blocage - il suffit de se rappeler la longue genèse de sa Symphonie n° 1 -, et il est indéniable que le Titan l’influença abondamment sans pour autant l’empêcher de faire œuvre personnelle. Ainsi en est-il également des sonates pour violoncelle, instrument que Brahms pratiqua enfant, pour lesquelles il eut à se mesurer au cursus des cinq partitions du genre laissées par le Maître de Bonn. Autre figure tutélaire qu’il célèbrera toute sa vie, Johann Sebastian Bach. Vingt ans séparent les deux sonates brahmsiennes. La première, la Sonate pour violoncelle et piano en mi mineur op. 38, connut trois ans de genèse, les trois premiers mouvements datant de 1862, le quatrième de 1865. Cette œuvre est une offrande à l’ami Josef Gänsbacher (1829-1911), juriste, violoncelliste, compositeur et professeur de chant à la Singakademie de Vienne en remerciement pour les démarches entreprises pour sa nomination en 1863 au poste de directeur de ladite institution. C’est néanmoins deux ans plus tard, à Karlsruhe, que Brahms acheva sa partition, ajoutant l’Allegro final tout et retirant le deuxième mouvement, Adagio. L’œuvre, qui est ainsi plus ou moins contemporaine des Variations sur un thème de Paganini pour piano, sera créée le 14 janvier 1871 dans la salle du Gewandhaus de Leipzig par le violoncelliste pédagogue Emil Hegar (1843-1921) et le pianiste compositeur Karl Reinecke (1824-1910). Le lyrisme sobre des deux premiers mouvements est exposé dès les premières mesures de l’Allegro non troppo où seul le violoncelle s’exprime, énonçant de façon intériorisée le thème initial avant d’être rejoint par le piano, qui imprime un caractère de ballade. Le Quasi Menuetto central instaure une pause à la nostalgie générale de l’œuvre, souvent qualifiée de « valse triste », tandis que le finale, qui constitue le sommet de la sonate, allie la fugue à la forme sonate constituant ainsi un double hommage à Beethoven et à Bach. Il se place en effet dans le sillage de la Sonate n° 5 pour violoncelle et piano op. 105/2 de Beethoven ainsi que de l’Art de la fugue de Bach. Dans ce mouvement, le piano domine, comme chez Beethoven, ce qui valut à la partition la dénomination Sonate pour pianoforte et violoncelle lors de la première édition en 1866. La profonde mélancolie qui émane de l’œuvre dès l’Allegro non troppo s’appuie sur un intense travail de développement et de contrepoint au service de l’expression poétique. Quant au gracieux Allegretto quasi menuetto, il encadre un trio passionné, chromatique aux accents tziganes.

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Après avoir connu quelques difficultés à s’imposer au moment de sa création, la Sonate n° 2 en fa majeur op. 99 de Brahms est aujourd’hui considérée à juste titre comme le sommet de la littérature pour violoncelle et piano. Composée parallèlement à celle pour violon et piano op. 100 et au Trio pour piano et cordes n° 3 op. 101, elle a été conçue plus d’une vingtaine d’années après la première, en 1886, sur les rives du lac de Thoune dans l’Oberland bernois en Suisse. Elle a été créée le 24 novembre de la même année par le violoncelliste Robert Hausmann (1852-1909) réputé en son temps pour sa sonorité ample et puissante, créateur du Double Concerto pour violon, violoncelle et orchestre de Brahms un an plus tard avec Joseph Joachim, et de Kol Nidrei de Max Bruch en 1880 avec le compositeur au piano. Contrairement à la première sonate opus 38, l’opus 99 est ivre de bonheur et de jeunesse exprimés néanmoins avec une prégnante nostalgie, au point d’en devenir aussi poignante que frémissante, emportée par le déferlement du violoncelle rasséréné par le classicisme assuré du piano. Agé de 53 ans, Brahms s’est libéré des démons d’antan qui réfrénaient son élan créatif. Tant et si bien que jamais il n’est apparu jusqu’alors aussi pimpant et incandescent. L’œuvre compte quatre mouvements, l’Adagio affetuoso se trouvant en deuxième position. Le merveilleux scherzo est puissant et sombre, tandis que le finale se présente comme une libération du cadre compact de l’œuvre par la grâce du toucher du pianiste et de la souplesse de archet du violoncelliste, qui doit se faire entendre au-dessus les tremolandi du clavier, dans le mouvement initial comme dans le finale, l’équilibre dans les deux morceaux devant être abordé avec circonspection par les deux interprètes. Pourtant, le déséquilibre entre Moreau et Gœrner aura été patent, le violoncelliste français et le pianiste argentin n’étant apparemment pas sur la même planète, le premier portant toute son attention sur la forme (le son) et non pas sur le fond (la diversité des affetti), tandis que le second associait les deux aspects de l’interprétation et essayait de tirer son partenaire sur les mêmes sphères sans y réussir, comme si Brahms restait étranger à Moreau… 

Nelson Gœrner, Edgar Moreau
Photo : (c) Bruno Serrou

La sonate de César Franck (1822-1890) est principalement connue sous sa forme originelle, pour violon et piano. Il s’agit indubitablement du chef-d’œuvre du compositeur belge, initiateur de la forme cyclique dans le domaine de la musique de chambre. Il s’agit de la partition la plus jouée de son auteur, d’autant plus que selon la légende elle serait la fameuse Sonate « de Vinteuil » qui occupe une place importante dans A la recherche du temps perdu (1907-1922) de Marcel Proust (1871-1922). Composée durant l’été 1886 dans une maison louée à la lisière de la forêt de Sénart dans le sud de la région parisienne, la sonate est achevée mi-septembre. Mais Franck entend la tester, et pour ce faire il fait appel au violoniste belge Armand Parent (1863-1934), alors violon solo de l’Orchestre Colonne avec qui Franck met l’œuvre au point ainsi que les indications nécessaires à l’interprétation. Il dédie sa partition à Eugène Ysaÿe (1858-1931) sur les conseils de son amie pianiste Marie-Léontine Bordes-Pène (1858-1924), qui l’offre à Ysaÿe pour son mariage le 28 septembre 1886, la jouant aux invités le soir-même, avant de la créer officiellement moins de deux mois plus tard, le 16 décembre 1886, dans une salle du Musée moderne de peinture de Bruxelles durant un concert monographique consacré à Franck. Le succès est immédiat, et tous les violonistes la font leur sans attendre. Tant et si bien que dès le mois de janvier suivant, après l’avoir entendue à Paris le 27 décembre 1887, le violoncelliste Jules Delsart (1844-1900), élève de Fanchomme et propriétaire du fameux « Archinto » de Stradivarius (1689) qui juge son répertoire trop restreint, en réalise une transcription pour son instrument publiée le 28 janvier 1888, après approbation de l’auteur de l’original. La réalisation de Delsart est d’une beauté sonore exceptionnelle, tout en  demeurant fidèle à l’original, le transcripteur ne touchant pas à la partie piano et ne transposant la partie violon que dans le registre grave, n’adaptant qu’exceptionnellement la musique aux exigences techniques du violoncelle, si bien que le dialogue entre les deux instruments reste à parité. Tant et si bien que l’éditeur de Franck finit par publier les deux versions dans un même recueil, sans pour autant reprendre la partie piano, puisqu’elle est identique. Franck lui-même en offrit plusieurs exemplaires à ses amis. Comptant quatre mouvements, l’œuvre s’ouvre sur un Allegretto ben moderato de forme sonate à deux thèmes sans développement, le piano installant le climat harmonique en quatre mesures, avant l’entrée du violon(celle), qui expose le premier thème. Un chant souple et lénifiant s’étire et s’élève sur la base de la cellule cyclique dont le rythme se répète de façon obsédante, tandis que le piano expose avec conviction le second thème pendant que le violon(celle) se tait. L’Allegro adopte la forme lied dans un mouvement passionné, le clavier instaurant un climat passionné avant de présenter le premier thème d’essence particulièrement lyrique que l'archet reprend en traits haletants, avant d’exposer le second thème qui puise dans ce qui vient d’être exposé, et que l’ensemble fusionne en un dialogue conduisant crescendo à une coda puissante et vive. Le Recitativo-Fantasia est l’occasion pour Franck de donner libre cours à son imagination intensément lyrique, que la cellule cyclique nourrit d’un bout à l’autre du mouvement, où les deux instruments se superposent jusqu’au point central, plus tendu et dramatique, avant une coda reprenant la phrase initiale dans les nuances pianissimo. L’Allegretto poco mosso final adopte la forme rondeau avec alternance refrain/couplets, doux et chantant énoncé en canon entre le clavier et l’archet, Franck jouant ici de tonalités changeantes, le développement, tumultueux et inquiet, s’effaçant au profit d’une coda brillante établissant une coloration plus optimiste.

Edgar Moreau, Nelson Gœrner
Photo : (c) Bruno Serrou

Edgar Moreau, qui a enregistré la Sonate de Franck avec David Kadouch chez Warner Classics, est ici plus à l’aise que dans Brahms, avec un sens du discours et des respirations plus ample et naturel, un chant plus expressif et engagé, instaurant un dialogue plus serré et égalitaire avec le brillant pianiste argentin Nelson Gœrner, qui mène l’œuvre sur des sommets d’expressivité et de force évocatrice, poussant cette fois dans ses retranchements son partenaire de la soirée, instaurant ainsi un véritable moment de grâce, les couleurs du violoncelle établissant un chant plus humain et profond que le violon, instrument plus vif et lumineux. En bis, les deux musiciens ont repris l’Adagio affetuoso de la Sonate op. 99 de Brahms où Moreau s’est avéré comme libéré, jouant avec plus d’intensité et de poésie que durant la première partie de la soirée…

Bruno Serrou

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