Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 15 mai 2024
De nouveau un concert saisissant de l’Orchestre de Paris et de son
directeur musical Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris, avec deux œuvres
viennoises nées au tournant des XIXe/XXe siècles, Die Verklärte Nacht (1899) d’Arnold Schönberg dans sa seconde version pour orchestre à
cordes, celle de 1943, et la IVe Symphonie (1899-1900) de
Gustav Mahler dans sa version révisée entre 1901 et 1910 qui ont permis de
goûter les moirures des cordes et les marbrures des instruments à vent de la
phalange parisienne, le tout dirigé avec un sens du drame singulier associé à
un onirisme rare et si pénétrant dans le Ruhevoll de la symphonie de Mahler trop souvent joué de façon tragique alors
que, comme en avertit le compositeur en choisissant l’indication « pacifique », il s’agit d’un moment
paisible immergé dans une tendre lumière, ce que le chef finlandais a
remarquablement mis en évidence, servi en outre par ses brillants musiciens et
la délicieuse soprano Christiane Karg. Il est à noter que, une semaine après l’exception
de la IXe Symphonie de
Beethoven, l’Orchestre de Paris est retourné à sa disposition anglo-saxonne habituelle,
violons I, violons II, violoncelles, altos, contrebasses
Dans la lignée des deux grands Sextuors à cordes de Johannes Brahms et du Tristan und Isolde de Richard Wagner, deux modèles pourtant réputés à l’époque inconciliables, Die Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) op. 4 d’Arnold Schönberg (1874-1951) est l’œuvre la plus populaire du maître de la Seconde Ecole de Vienne. Pourtant, son accueil fut problématique, puisque, après avoir été refusée par la Société de musique de chambre de Vienne, sa création, le 18 mars 1902 par le Quatuor Rosé et deux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, suscita une vive querelle dans le public. Ecrite en 1899 dans la tonalité tragique de ré mineur, cette partition de trente minutes en un seul bloc tient à la fois de la musique de chambre et du poème symphonique, ce qui conduira son auteur à l’arranger par deux fois pour orchestre à cordes. Le compositeur s’appuie sur le poème expressionniste tiré du recueil Weib und Welt (Femme et Monde) de Richard Dehmel (1863-1920) qui décrit une promenade nocturne de deux amants, dont la femme avoue à l’homme qu’elle attend un enfant d’un autre. L’amant insiste sur l’importance de sa maternité et lui assure qu’il est disposé à faire sien ledit enfant. Puis ils reprennent leur marche, heureux, sous la lune, au cœur de la nuit transfigurée… Les cinq sections enchaînées de la partition suivent les péripéties du poème, situant tout d’abord le couple sous le clair de lune (très lent), avant d’exprimer l’aveu de la femme (plus animé) où se présente le thème principal aux contours poignants et tourmentés, puis à l’attente de la réaction de l’homme, qui répond avec passion à son amante, comme l’indique la lumineuse tonalité de ré majeur du second thème principal, tandis qu’un long duo enflammé ramène le thème initial transfiguré par le ton majeur, enfin la cinquième section est occupée par une longue coda aux élans rédempteurs dans l’esprit de Wagner. Schönberg retournera par deux fois à cette partition d’une ahurissante intensité dramatique, en 1917 et en 1943, arrangeant le sextuor pour un orchestre à cordes chaque fois plus fourni, notamment dans les graves avec l’appoint des contrebasses. C’est naturellement la version réalisée à Los Angeles en 1943 qui fait appel au grand effectif symphonique des pupitres de cordes. Ce qu’en ont donné les archets moirés de l’Orchestre de Paris a été d’une grande richesse expressive portée par une cohésion au cordeau sous l’impulsion vive et tendue de son directeur musical.
En seconde partie, Klaus Mäkelä a offert une Symphonie n° 4 en sol majeur (1899-1901) de Gustav Mahler (1860-1911) fine, chatoyante, idéalement structurée, l’Orchestre de Paris exaltant dès le rutilant Bedächtig. Nicht eilen. Recht gemächlich (Délibéré. Sans hâte. Très à l’aise) initial en sol majeur, qui s’ouvre avec grelots et quatre flûtes, dans lequel le compositeur dépeint « le monde comme éternel présent », où tous les pupitres de l’orchestre se répondent, se télescopent, rebondissent joyeusement, suscitant continument des sonorités moelleuses et fruitées (remarquable Petteri Iivonen, premier violon invité - Finlandais, il est actuellement premier violon solo de l’Orchestre de l’Opéra de Paris -, qui s’exprimera pleinement dans ses multiples solos que la partition lui réserve, particulièrement dans le deuxième mouvement, dans lequel « la mort conduit le bal » où son jeu était exactement dans l’esprit du violoneux voulu par Mahler, un brillant Benoît de Barsony au cor solo, un solide Célestin Guérin à la trompette, un flamboyant Marc Trénel au basson), dirigée avec un sens du détail d’une prenante perspicacité au service de la globalité du discours. Comme s’il voulait goûter à satiété les qualités de la phalange dont il est le patron, Mäkelä a remarquablement modulé les tempi dans les deux mouvements initiaux, surtout dans le deuxième, qui atteint la même durée que le premier, au point que les deux morceaux associés ont dépassé la demi-heure, tandis que l’ensemble de la symphonie a légèrement dépassé le tour d’horloge au lieu des cinquante-quatre minutes prévues par le conducteur. En revanche, le Ruhevoll est apparu de toute beauté, expressif et objectif à la fois, là où tant de chefs se font empesés et larmoyants, ce qui n’a pas empêché l’angoisse et le trouble de poindre, tandis que les cuivres ont instauré un sentiment d’ivresse qui a saisi d’effroi. La Vie céleste finale sur des vers tirés du Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant) a la chaleur, la grâce, la sérénité du paradis chanté avec une simplicité par la soprano allemande Christiane Karg dont la voix a l’exacte couleur et le timbre solaire que requiert la partie vocale du finale en sol majeur écrite pour une soprano au timbre désincarné. La gestique du chef finlandais est toute en élégance et en dynamisme souriant, ce qui se retrouve dans le rendu sonore, avec des tempos respirant large, des couleurs et des timbres à la palette infinie, ce qui n’empêche pas un sens du drame captivant.
Bruno Serrou
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